Coutume païenne, coutume ancienne : l’invocation du Ciel pour qu’il abreuve la terre des hommes de ses ondées donne lieu à des pratiques parfois changeantes. En Grèce, où est né l’art du tragique, l’évolution de ces pratiques révèle des mutations culturelles décisives, comme tend à le mettre au jour la discussion entre nos trois personnages que sont le philosophe, le poète et le médecin.
Po : Comment vous êtes-vous portés depuis la semaine dernière ? Le pays vit dans l’attente de la pluie. On croit que cette préoccupation ne concerne que les agriculteurs. C’est faux. Mes nuits sont agitées depuis un moment. Sans même traîner une âme de paysan, héritage génétique de nos ancêtres, il y a une inquiétude qui traverse les hommes quand la nature semble se refuser comme une mère qui repousse son enfant. C’est pourquoi le problème du « changement climatique » réveille partout des inquiétudes logées dans les couches les plus profondes de notre conscience…
Md : Oui, il suffit de penser à certains rites chez les sociétés primitives et ces nombreuses divinités dédiées à la fertilité. Les prières pour appeler la venue de la pluie — qui ont fait quelque bruit chez nous, comme c’est un peu la coutume à pareille saison, quand elles suscitent les rires moqueurs des esprits forts —, s’enracinent en réalité dans cette peur archaïque de l’homme, dont presque toutes les religions païennes se sont fait l’écho.
C’est sans doute pour ça qu’elles ont résisté aux orthodoxies de nos théologiens et aux rationalismes de nos têtes éclairées. Un automne sans pluie, c’est comme le signe d’une colère divine : il convient d’en prendre acte. Ne pas chercher à l’apaiser par des prières, c’est déjà la défier et courir le risque de l’attiser. Ainsi pense en nous une raison qui se confond avec l’instinct, et que je me garderais bien d’accuser de sottise.
Ph : Vous trouverez peut-être que ma remarque sonne comme un rappel à l’ordre — celui de nos débats et de leur nécessaire continuité —, mais il se trouve que la tragédie n’est pas, à son origine, étrangère à ces rites anciens.
Po : Comment ça ?
Ph : Eh bien, chers amis, il suffit de consulter Wikipédia à l’article « Dionysie » pour apprendre que les premiers cultes rendus à Dionysos en Grèce étaient des cultes phalliques. L’information est-elle suffisamment fiable ? Je ne saurais le dire, mais rien à ma connaissance ne vient contrarier cette hypothèse.
Md : Culte phallique ? Moi qui vous faisais part, la semaine dernière, de ma perplexité face à l’association tragédie-culte de Dionysos, vous me voyez maintenant dans l’étonnement le plus complet.
Po : Et les cultes phalliques sont, bien entendu, des cultes liés à la fertilité…
Ph : Je suppose qu’il existe une certaine diversité parmi les peuples qui ont adopté ces pratiques dans les temps anciens, mais il ne fait guère de doute pour les anthropologues que ces rites étaient effectivement liés à la fertilité. Ce qui est également étrange en cette affaire, c’est que les dionysies comportaient au départ des drames à caractère plutôt comique. Si on ajoute à cela le fait que tout cela se déroulait au printemps, on ne peut s’empêcher de penser aux carnavals qui existent aujourd’hui encore dans certaines régions d’Europe et qui représentent des moments de grand défoulement populaire. D’où cette étymologie curieuse que l’on a signalée lors de notre dernière rencontre à propos de la tragédie et qui fait référence au bouc…
Md : Moment de déchainement des instincts : c’est ce qui est demeuré dans le mot « bacchanales », qui est l’équivalent latin du mot « dionysies ». Mais l’appel à la pluie, lui, s’est perdu…
Ph : Les historiens distinguent des petites et des grandes dionysies. Or si les grandes ont lieu au printemps, avec cette explosion de la nature qui reprend ses droits après la période de l’hiver, les petites dionysies, elles, ont lieu à l’automne dans les campagnes et devaient être tournées davantage vers cette prière pour les pluies. Je me demande d’ailleurs si, de l’une à l’autre, de la petite à la grande, il n’y a pas quelque chose comme une manière de remercier les dieux d’avoir répondu à l’appel de la fertilité. Un remerciement qui prendrait la forme d’une participation des humains à l’exubérance printanière de la nature.
Il est certain que la tragédie grecque, telle que nous la connaissons, est un phénomène assez tardif et qui s’accorde bien à cette indication de Nietzsche selon laquelle l’ivresse dionysiaque accepte de se laisser dompter par l’idéal apollinien de la beauté de la forme.
Le philosophe allemand n’a pas tort, à mon avis, en relevant dans la culture grecque, et athénienne en particulier, cette alliance difficile mais ô combien précieuse des deux principes que sont le dionysiaque et l’apollinien.
Il n’a pas tort non plus en attirant l’attention sur le fait qu’à la différence de ce qui prévaut dans nos sociétés modernes, il y a chez les Grecs un sens de la belle apparence qui, loin de correspondre à une forme de superficialité, renvoie au contraire à un sens aigu de la profondeur. De sorte que le chaos que porte en soi l’âme humaine s’accorde parfaitement avec les manières policées de la vie en société. C’est le thème de l’idéal aristocratique.
Po : Je pense que les rites autour de la fertilité ont pu être dissociés du culte de Dionysos lorsque cette exigence de belle forme s’est imposée de manière plus particulière en cette période que les historiens appellent le « siècle de Périclès » et, d’autre part, lorsque les concours de tragédie sont devenus l’élément dominant des dionysies. Vous ne pensez pas ? D’autre part, il faut se souvenir que les rites autour de la fertilité ont pris d’autres formes. En particulier autour du culte de Déméter, auquel j’ai fait allusion la dernière fois.
Ph : Oui, c’était à propos d’Euripide, dont tu disais qu’il pouvait en avoir été proche. Ce que je crois aussi.
Md : Quel est ce lien entre rites de fertilité et culte de Déméter ?
Po : Il faudrait revenir au mythe pour comprendre de quoi il s’agit. Je vous le raconte si vous voulez…
Md : C’est mon souhait le plus ardent.
Po : Très bien. Alors Déméter, qui est la déesse de l’agriculture, se présente dans la Théogonie d’Hésiode comme la sœur de Zeus, de Poséidon, d’Héra, de Hadès… Il s’agit des divinités majeures de l’Olympe, toutes issues de l’union des Titans Cronos et Rhéa. Les interdits liés à la consanguinité ne s’appliquant pas de la même manière pour les unions entre les dieux, et Zeus étant décidément une divinité volage, nait de l’aventure entre Zeus et Déméter la jeune Perséphone.
Qu’on appelle également Koré : ce qui signifie « jeune fille » en grec. Or un jour, Perséphone disparaît. Sa mère a beau la chercher partout, elle ne la trouve pas. En réalité, c’est Hadès qui l’a enlevée pour meubler sa vie solitaire et souterraine de dieu des enfers, mais Déméter ne le sait pas et elle entre dans une profonde dépression.
Au bout de neuf jours et neuf nuits de recherche, elle déclare : « La terre sera affamée tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille ». Et c’est effectivement ce qui arrive : les terres ne donnent plus de récoltes. Partout règne la stérilité, et donc la famine. Sans récoltes, les mortels ne peuvent pas davantage présenter de sacrifices aux dieux. Il y a comme un obscurcissement général du monde. C’est Hélios, le soleil qui révèle à Déméter l’endroit où se trouve sa fille. Dès lors Déméter descend aux enfers pour la récupérer.
Mais Hadès refuse de la céder… Et pendant tout le temps que dure cette situation, c’est la même désolation sur terre, et la même famine pour les hommes et pour les bêtes. Zeus s’en mêle et tente d’obtenir un accord entre Hadès et Déméter. Il propose que Perséphone partage son temps entre son mari sous terre et sa mère au-dessus : six mois chez l’un, six mois chez l’autre. Finalement, Déméter obtient que sa fille reste auprès d’elle huit mois, pour rejoindre son mari les quatre mois restants, qui correspondent à l’hiver. Et c’est donc en vertu de cet accord que se répartissent les saisons.
Chaque année, après les quatre mois de misère de l’hiver, qui correspondent à la période où Perséphone est dans le monde souterrain, il y a un retour de la vie dans les champs, qui se prolonge jusqu’en automne et qui correspond, lui, à la période où Perséphone est auprès de sa mère, parmi les vivants.
Voilà ! C’est à partir de ce mythe que les Mystères d’Eleusis ont conçu leur rite, qui prévoit des processions au cours desquelles les participants vont d’Athènes à Eleusis, située à une vingtaine de kilomètres, puis reviennent. La ville d’Eleusis comportait un vaste temple en lequel se réunissaient les initiés et où était répété, symboliquement, le pacte en vertu duquel se renouvelait l’ordre des saisons, garant d’une abondance des récoltes. Il y avait là un grand prêtre qui présidait à la cérémonie, une prêtresse de Déméter, un porteur de torche, etc.
Md : Pourquoi ce culte se faisait-il appeler « Mystères » ? Qu’y avait-il de mystérieux ?
Ph : Ce qui est sûr, c’est que ce n’était pas une société secrète comme le sont par exemple les Francs-Maçons. Puisque leurs célébrations étaient publiques et qu’elles faisaient partie, en quelque manière, de la religion civile.
Un des moments intéressants de la cérémonie, d’ailleurs, se déroule quand le représentant politique de la ville d’Eleusis cède son siège fastueux à la déesse Déméter dans une sorte de mise en scène et que celle-ci, déclinant l’offre, se contente d’une modeste chaise pour prendre place. Mais il est très vrai qu’autour des Mystères d’Eleusis il y avait une initiation, et que les initiés en gardaient le secret. Tant et si bien que ce que nous en savons se réduit à des bribes collées par-ci par-là…
Po : Une de ces bribes nous vient de la tragédie d’Euripide que nous avons évoquée la semaine dernière : La folie d’Héraclès.
Ph : Et que dit cette bribe ?
Po : Elle dit que, à la question de son père Amphytrion qui lui demande s’il a bien été dans les enfers pour en faire sortir Cerbère, le chien aux trois têtes qui garde l’entrée, Héraclès répond que oui, et ajoute : Parce que j’ai vu « les Mystères ». Autrement dit, parce qu’il est dans le secret des initiés.
Md : Cette incursion dans les enfers faisait partie des douze travaux ?
Po : Oui. Mais les récits plus anciens ne comportent pas de mention des Mystères. Euripide nous donne une indication intéressante qui suggère qu’à côté de la vocation liée à la fertilité de la terre et aux moissons, les Mystères d’Eleusis en avaient une autre qui se rapporte à l’immortalité des âmes… Celles des initiés !
Ph : En effet, et c’est sans doute une nouveauté significative de la culture grecque de l’époque de Socrate et d’Euripide que ce thème de l’immortalité de l’âme devienne très présent. Un autre groupe religieux qui relève de ce même phénomène est celui qui se rattache à l’orphisme.
Md : On comprend donc qu’à partir du moment où la possibilité d’une immortalité est envisagée, c’est le contexte du tragique humain qui s’en trouve bouleversé. Je ne crois pas me tromper en disant ça.
Ph : Non, tu ne te trompes pas. D’autant que les Mystères d’Eleusis ne mettaient pas de condition pour faire partie de leurs initiés. Ce n’était pas une structure socialement élitiste. En revanche, ils contribuaient à former une nouvelle élite intellectuelle et spirituelle.
Md : Oui, et c’est donc sur la base des exigences de cette nouvelle élite spirituelle qu’était redéfini, pour ainsi dire, le pacte entre les hommes et les dieux autour du travail de la terre et de la fécondité des saisons. L’affirmation de l’immortalité de l’âme à travers l’initiation signifiait, me semble-t-il, que les hommes prenaient une part plus active à l’organisation cosmique des choses, dans une relation de plus grande égalité avec les dieux.
Po : Il s’agissait toujours d’adresser des prières à la divinité dispensatrice qu’était Déméter, d’une façon qui préserve la relation de subordination des mortels aux immortels, mais il s’agissait aussi, c’est vrai, d’introduire une sorte de « partenariat », comme on dirait aujourd’hui, entre les deux. L’homme se fait « lieu-tenant » des dieux dans la perpétuation de l’ordre cosmique en général, et de l’ordre des saisons en particulier.
Mais une question surgit à mon esprit à propos de cette tragédie d’Euripide : que signifie l’épreuve de la folie après celle de l’enfer ? L’histoire, chez cet auteur en tout cas, raconte qu’après s’être acquitté des douze travaux qui lui étaient réclamés par le roi Eurysthée, il est en proie à la folie et assassine sauvagement son épouse et ses trois enfants…
Ph : Tu fais bien de préciser que c’est chez cet auteur. Le récit relatif à Héraclès fait l’objet d’une version différente chez un autre tragédien : Sophocle. Dans Les Trachiniennes ! Mais une autre question pourrait être jointe à celle que tu viens d’énoncer : quel est le rapport entre la descente aux enfers d’Héraclès et celle d’Ulysse, dont nous avons parlé il y a quelques semaines ?
Po : je tenterais une réponse à ma question, qui est la suivante : le fait d’accomplir toutes sortes d’exploits qui confèrent, en définitive, le pouvoir de rendre la sortie des enfers possible, donc d’échapper à l’inéluctabilité de la mort, cela ne garantit pas contre le risque d’une défaillance des sens. Les humains peuvent prendre part à l’immortalité des dieux. Ils sont admis à accéder à la dignité des dieux en devenant immortels comme l’est devenu Héraclès.
Mais ils demeurent foncièrement vulnérables. A la merci d’un dérèglement des sens qui les fait se retourner contre l’ordre cosmique qu’ils sont censés protéger. Dans d’autres versions du récit, la folie précède les travaux, et ces derniers interviennent en guise d’expiation des désordres commis dans l’état de démence. Dans cette version d’Euripide, la folie est une épreuve finale et elle atteint l’homme du seul fait qu’il est homme et qu’il porte en lui cette part de divinité qui lui a été impartie à la naissance.
Ce qui vaut pour l’homme pris individuellement vaut également pour l’homme en tant que groupe politique ou religieux : il n’est pas à l’abri de la folie dévastatrice, même si son statut d’initié l’a élevé au rang d’une plus grande proximité des dieux. Non seulement il n’est pas à l’abri, mais il devient la cible privilégiée d’Héra en raison de sa « promotion » : il est donc particulièrement exposé à la défaillance mentale qui peut le transformer en monstre… Individuellement, et collectivement !
Md : Cette lecture m’enchante, en ce qu’elle nous pousse à envisager la question de la folie collective, qui est un sujet à part entière pour les psychiatres, bien qu’encore trop négligé.
Ph : Cette interprétation me convient aussi, dans l’ensemble. Si des objections devaient apparaître, je les ferai connaître. Pour ce qui est de la question que je posais, je dirais pour ma part que la mission d’Ulysse était beaucoup moins ambitieuse. Il s’agissait pour lui de retrouver le devin Tirésias, seul capable de lui révéler l’issue de ses aventures interminables. C’est vrai que le fait qu’il pénètre le monde des morts et qu’il en ressorte montre que la pensée grecque a admis très tôt que le statut de héros conférait à l’homme une sorte de dérogation : ses exploits élargissaient l’horizon de son existence au-delà de la vie terrestre.
Mais Achille, tout héros qu’il fût, n’a pas eu cette chance. On a donc affaire à un cas isolé : un précédent, certes, mais qui ne fonde pas une nouvelle ère. La descente d’Héraclès aux enfers se présente, elle, comme une opération spéciale. Le combat avec le chien qui garde l’entrée signifie justement que le but est d’abolir ce qui rend irréversible l’entrée dans le monde des morts.
Pour lui, mais aussi pour tous ceux qui viendraient après lui. Et même pour ceux qui l’ont précédé, puisqu’Héraclès s’attarde dans les enfers à la recherche de Persée, qu’il fera sortir avec succès. A la différence d’Orphée qui, lui, échouera avec Eurydice…
Il y a donc bien un avant et un après. Cette comparaison entre Ulysse et Héraclès permet donc de souligner le caractère révolutionnaire de l’Héraclès euripidien : un bouleversement est en cours dans la relation des hommes et des dieux, en vertu duquel l’homme s’érige en acteur de l’histoire.
Il n’est plus le jouet des dieux, comme dans l’Iliade : il est leur allié et leur collaborateur… La venue d’Alexandre le Grand n’est pas loin. Lui qui affirmera qu’à l’instar de celle d’Héraclès, sa naissance est due à une virée de Zeus dans la couche de sa mère, un jour que son père, Philippe de Macédoine, s’en était allé guerroyer loin du foyer familial.
Dirions-nous que cette relation nouvelle entre les hommes et les dieux est ce qui caractérise l’Occident par rapport à l’Orient, y compris bien sûr lorsque, bien plus tard, le christianisme, malgré ses origines orientales, deviendra la religion dominante ? Ce virage de la tragédie, du culte de Dionysos vers celui de Déméter, dans le contexte du développement des religions à Mystères, est peut-être bien un événement fondateur, et d’une ampleur telle dans le destin de l’Occident que Nietzsche n’en a pas saisi la juste signification.
Po : Il faudra revenir sur ces terribles sentences que tu prononces