Extrême prudence et négociation semblent bien mieux que d’alimenter le feu. La guerre aurait pu être évitée avec une négociation en décembre.
Le corps est là, encore chaud. Il s’agit du cadavre d’une jeune femme assassinée par un voyou avec qui ,jusqu’en 1991, elle partageait une maison soviétique. Le médecin légiste arrive sur les lieux du crime avec l’objectif professionnel de certifier « techniquement » les causes et les circonstances du crime, en vue de son élucidation judiciaire. Et il le fait au milieu des cris indignés et sous le coup de l’ émotion du public : « Mais, on n’ a pas vu qui lui a tiré dessus ?! » Essayer de clarifier la situation au milieu des appels au lynchage porte en soi des accusations de complicité. « Essayer de comprendre et d’expliquer, c’est déjà justifier », disait Manuel Valls au moment où les attentats jihadistes secouaient la France. Une invitation à dépasser les valeurs des Lumières. Mais la responsabilité du légiste est avant tout cela, au-dessus de l’horreur, de l’émotion et des battements de tambour. Sinon le droit et la raison n’existeraient pas.
L’agression militaire russe contre l’Ukraine ne doit pas être placée devant, mais dans la lignée des autres agressions impériales qui violent le droit international enregistrées jusqu’à présent au cours de ce siècle. À l’ère des empires en guerre, leur horrible équilibre entre les morts directs et indirects n’entre pas en conflit avec les coûts de la guerre, mais s’ajoutent plutôt aux Coûts de la guerre (brown.edu).
Bien qu’à peine divulgués, les chiffres sont connus et ils sont là. 38 millions de déplacés et 900 000 morts dans l’arc qui va de l’Afghanistan à l’Irak, en passant par la Syrie, le Pakistan et le Yémen, sans que la Libye n’entre en compte. Si l’on inclut les décès indirects causés par la destruction de la santé et des infrastructures, l’estimation du programme de l’Université Brown aux États-Unis porte le chiffre à 3,1 millions de morts, toujours en excluant les dizaines de milliers de morts et de blessés causés en Libye, en Somalie et aux Philippines.
Ces dernières années (suivant le résumé de The Hill) Compter avec les coûts de la guerre : Il est temps de prendre ses responsabilités. TheHill, des sociétés entières ont été détruites avec des dizaines de millions de blessés et de traumatisés. 42% des Afghans présentaient des symptômes de trouble de stress post-traumatique en 2002, un an après l’invasion, selon les Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis. 70% montraient des signes de dépression sévère. Une étude récente sur l’Irak a montré qu’un habitant sur cinq souffre de maladie mentale et que 56% des jeunes présentent des symptômes du trouble de stress post-traumatique susmentionné. Les Ukrainiens s’ ajoutent maintenant à cela des mains d’un autre agresseur.
Le bilan de la catastrophe actuelle à la suite de l’invasion militaire russe de l’Ukraine laisse, aujourd’hui, plus de deux millions de personnes déplacées et plusieurs milliers de morts. Ces chiffres vont sans doute augmenter au fur et à mesure que la guerre se poursuit et doivent s’ajouter aux 14 000 morts et environ un million et demi de déplacés recensés en huit ans depuis le début de « l’opération anti-terroriste » lancée dans l’est de l’Ukraine en 2014 par le gouvernement ukrainien… et la résistance russophile qui lui fait face. Tout cela ne relativise pas les crimes de la Russie, mais les replace plutôt dans leur contexte réel, sans lequel on n’y comprend rien.
L’agression russe est le résultat d’un long processus impérial russe avec des vecteurs internes et externes que nous avons expliqués en détail. Les États-Unis savaient que la Russie préparait cette invasion. En décembre, les Américains ont fait part aux Chinois de leur conviction en la matière (les Chinois ont dit aux Russes, « les Américains veulent semer la zizanie parmi nous »). Washington a même mis des dates – des dates auxquelles nous ne croyions pas – pour l’invasion russe de l’Ukraine.
En accédant au catalogue plus que raisonnable présenté par Moscou aux États-Unis et à l’OTAN le 17 décembre, la guerre aurait pu être évitée. La Russie se serait contentée de concessions sur ce qui était un catalogue de maximums sur certains points, comme le retrait des infrastructures militaires de ses frontières et la neutralité de l’Ukraine.
Malgré cela, il a été décidé de ne rien négocier d’essentiel. Cette décision révèle quelque chose d’assez clair : si le plan A de Washington pour l’Ukraine était d’en faire un bélier contre la Russie, le plan B était que la Russie se mette d’elle-même dans une sorte d’Afghanistan slave, c’est-à-dire de provoquer l’action criminelle de Moscou contre l’Ukraine avec pour résultat une usure catastrophique de l’adversaire. Pour cette priorité, le plan B peut même être considéré comme « meilleur » que le plan A. En tout cas, cela place clairement l’Ukraine dans le rôle de bouc émissaire et d’instrument d’une impulsion impériale supérieure.
La résistance armée légitime des Ukrainiens, qui est sans aucun doute un moment fondateur d’une nouvelle phase de souveraineté et d’indépendance de la nation, s’inscrit dans ce même processus tragique. Pour les États-Unis, l’effusion de sang de l’Ukraine semble un prix parfaitement abordable s’il est possible de « déstabiliser et stresser la Russie » Overextending and Unbalancing Russia : Assessing the Impact of Cost-Imposing Options (RAND) avec des conséquences incalculables.
La mentalité est la même que celle exprimée par Zbigniew Brzezinsky en 1998 dans sa fameuse interview au Nouvel Observateur. : « J’ai réussi à faire tomber les Russes dans le piège afghan et on prétend que je m’en repente ? Qu’est-ce qui était le plus important dans l’histoire du monde, les talibans ou l’effondrement de l’empire soviétique ? Quelques musulmans excités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? ».
Il s’agit maintenan de sacrifier un pion en échange de prendre la reine à sa cause mettant la reine dans une position définitivement solidifiée en Europe et une faillite russe comme perspective qui affaiblit indirectement la Chine. Devant la question comment aider les Ukrainiens ? Que le peuple s’indigne devant une action si scélérate et une riposte si digne de David contre Goliath, cette situation ne peut être perdue de vue.
L’année dernière, les gouvernements occidentaux et leurs militaires avaient plus confiance dans la capacité du régime afghan à résister aux talibans qu’ils ne le font maintenant dans la capacité militaire des Ukrainiens contre les Russes : ils répètent encore et encore que les Ukrainiens ne peuvent pas gagner cette guerre . Si tel est le consensus, à quoi bon fournir à l’Ukraine des milliards d’armes ? Cela contribuera-t-il à atténuer l’effusion de sang ou à augmenter la pression militaire russe, jusqu’ici discrète, et qui pourrait être bien pire, selon les observateurs militaires ? Les conditions d’une négociation s’amélioreront-elles avec l’aggravation de la destruction du pays qui en sera la conséquence ? Tout cela est pour le moins incertain.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky demande à l’OTAN d’intervenir. « Les gens meurent ici aussi à cause de vous, à cause de votre faiblesse et de votre désunion », reproche-t-il. S’agit-il alors de bénir l’intervention de l’OTAN dans le conflit qu’elle a elle-même suscité et d’assumer le risque d’une guerre nucléaire ? Ne serait-il pas plus raisonnable de passer immédiatement à un cessez-le-feu et à une négociation sur les revendications russes ? « La priorité est de soutenir la résistance des Ukrainiens, je ne veux pas donner d’issue à Poutine », affirme Étienne Balibar. Ont-ils perdu le nord ? Promouvoir le plan B ?
La solidarité avec l’Ukraine ne consiste pas à jeter plus d’huile sur l’autel du double sacrifice impérial de l’Ukraine, mais plutôt à retirer ce pays et sa population du rôle de bouc émissaire et d’instrument dans la lutte entre deux empires. Pour cela, une attitude hippocratique est nécessaire, pour ne pas aggraver par nos actions l’état de la victime, ni créer les conditions d’un conflit encore plus grand. C’est-à-dire : extrême prudence et négociation. En temps de guerre et de propagande extrême, s’attendent-ils à ce que même le légiste marque le pas ?