L’Occident et l’Orient représentent deux modèles d’intégration de l’étranger : c’est à partir de ce point d’accord que se déploie aujourd’hui, entre nos trois amis, le débat qui les mène des contrées nordiques de l’Ukraine à la Carthage punique, selon un jeu de la contradiction qui se veut sans concession.
Md : Nous nous sommes fixés une ou deux questions à élucider lors de notre dernière rencontre, n’est-ce pas ? C’était au sujet de la manière dont Orient et Occident coexistaient au sein d’un même peuple ou, plus exactement, au sujet de la manière particulière dont chacun des deux résistait à la prédominance de l’autre. Ce qui nous avait amenés à nous demander ce que signifient précisément ces deux mots que sont «Orient» et «Occident»…
Po : C’est bien ça. Et, si vous permettez, je vais profiter de ce rappel utile pour tenter une digression dont je sais maintenant qu’elle ne pourra plus nous faire perdre le fil de notre ancienne discussion.
Ph : A la bonne heure !
Po : Oui. C’est qu’il est difficile parfois de passer à côté de certains sujets qui agitent le débat sur la place publique. Or, l’un de ces sujets renvoie à la différence que l’on observe dans la façon dont les réfugiés ukrainiens sont accueillis par les pays voisins d’Europe, par comparaison avec ceux qui venaient de pays d’Orient il y a quelques mois : d’Afghanistan et de Syrie en particulier.
Ph : Il est vrai que cette différence ne peut pas passer inaperçue, ni manquer de susciter des interrogations, et donc des commentaires. On devine le reproche qui peut être fait aux gouvernements de ces pays d’accueil : celui de pratiquer une politique humanitaire modulable selon les provenances, de professer dans les faits une sorte de solidarité au faciès…
Md : Je vous avoue que je ne suis pas très choqué. Pour deux raisons. La première est qu’il y a un phénomène de compassion qui s’exprime de manière plus aiguë lorsque le malheur s’abat sur des populations dont on se sent plus proches. On en a une illustration à portée de main avec le cas des Palestiniens à chaque fois qu’ils subissent des exactions de la part de l’armée israélienne. Est-ce que l’émoi que ça suscite chez beaucoup d’entre nous ne fait pas oublier les malheurs que subissent, parfois au même moment, d’autres peuples, plus lointains?
La réponse est oui, évidemment. Et, dans ces conditions, les gouvernements ne peuvent pas se mettre en porte-à-faux par rapport aux sentiments du plus grand nombre, ne serait-ce que parce qu’ils craignent que ça les fragilise politiquement. La seconde raison est que, quoi qu’on dise et quoi qu’on pense d’une certaine droite qui exploite à son profit le thème de l’immigration, il reste que les sociétés européennes connaissent une relative saturation en matière de populations étrangères porteuses de traditions qui, à tort ou à raison, sont perçues comme hostiles à leur propre culture. Or c’est le cas des réfugiés qui viennent des pays d’Orient. On ne peut faire porter au facteur humanitaire plus qu’il n’est capable de porter.
Les sociétés sont semblables à des corps : au-delà d’un certain seuil de tolérance à l’égard de l’élément étranger, elles répondent par le rejet. Et, par conséquent, ignorer cette donnée qui relève de l’équilibre physiologique des sociétés, c’est prendre le risque d’aggraver les conditions de ce rejet. Au contraire, en tenir compte et limiter le flux de l’immigration, c’est donner à la société la possibilité de se réconcilier avec sa vocation naturelle à l’hospitalité… par-delà cette obligation de l’accueil qui a pris chez certains une coloration idéologique, surtout dans les courants de gauche qui veulent surtout marquer leur différence par rapport à une xénophobie croissante du côté de l’autre bord.
Ph : Oui, effectivement, la distinction est utile : il y a une ouverture à l’autre qui a moins le souci de cet autre qu’on accueille que celui de faire le procès d’un ennemi politique parce qu’il défend le choix de la fermeture des frontières et qu’on cherche à le mettre en difficulté. Et il m’est arrivé de me demander si la vocation à l’hospitalité dont tu parlais ne pâtissait pas davantage de cette guerre politique aux faux accents humanitaires que des discours anti-immigration…
Po : Il y a un autre aspect du problème. Qui pourrait d’ailleurs nous ramener à notre sujet… Cela fait longtemps que, à travers le thème de la tragédie qui nous a longtemps occupés dans nos rencontres, nous naviguons dans des eaux «occidentales». Bien que, parlant ici d’Occident, nous n’entendons pas ce paradis terrestre que le «dernier homme» —selon l’expression de Nietzsche— s’est fabriqué ici-bas grâce aux exploits de ses sciences et de ses techniques, mais bien davantage, n’est-ce pas, de cette alliance entre les hommes et les dieux dont les anciens Grecs nous ont donné un exemple à travers les rituels des Mystères d’Eleusis. Nous avons pu vérifier largement l’existence d’un lien entre le destin tragique du héros et le renouvellement du pacte qui nous lie aux dieux : rappelez-vous ce que nous avons dit à propos de l’expiation, s’agissant aussi bien d’Œdipe que d’Héraclès…
Md : Cette conception de l’Occident aurait besoin d’être reprécisée dès lors que l’univers des dieux ne fait plus partie depuis longtemps des représentations de l’homme et que même l’existence du Dieu créateur du monde est loin de faire l’objet de consensus aujourd’hui.
Po : C’est vrai. Et pourtant l’Occident a survécu à cette éclipse théologique. Il l’a fait en prenant la forme d’un pacte qui rassemble les hommes autour d’un projet universel. Ce qui le caractérise, c’est justement sa dynamique d’intégration, dans le sens où il fait preuve d’une capacité de ramener à soi, dans le jeu de son aventure, des hommes issus des horizons les plus divers. Cette ouverture à l’autre, c’est d’ailleurs ce qui fait sa sainteté. En vertu peut-être de ce principe évangélique selon lequel aimer autrui, c’est aimer Dieu.
Or cette dynamique a besoin d’un moteur. C’est-à-dire d’un peuple pouvant prendre à son compte le travail d’intégration : ayant les aptitudes psychologiques ainsi que les compétences mentales pour le faire, aussi bien à titre individuel que dans l’union sacrée. Surtout si, du côté des peuples cible, il y a une forte résistance au projet…
Md : Je devine ton propos: en matière de flux d’immigration, il y aurait des populations susceptibles de renforcer le moteur et d’autres qui feraient craindre de le fatiguer.
Po : Oui. On peut trouver à redire au sujet de l’idée que l’immigré ukrainien renforcerait le moteur tandis que le syrien ou l’afghan le fatigueraient. C’est forcément une simplification qui appelle des nuances et des corrections. Mais, d’une façon générale, il y a bien des questions d’équilibre à prendre en considération : elles relèvent des lois de la dynamique.
Si la puissance du moteur est dépassée par la résistance du côté des populations fraîchement intégrées, il y a un risque d’effondrement de l’ensemble. C’est pourquoi les gouvernants peuvent avoir intérêt, indépendamment même de l’émotion générale en temps de guerre et de tout calcul politique et électoral, à favoriser telle population plutôt que telle autre en matière de flux migratoires.
Ph : Il est bien vrai que ta digression nous a permis de rejoindre le cœur du sujet en rappelant cette vocation de l’Occident à l’intégration de l’autre homme dans un projet universel, comme tu dis.
Po : Cette vocation n’est pas seulement un attribut de l’Occident, de mon point de vue : c’est son essence même !
Md : Oui. Mais il y a un problème. Parce que ce qu’on appelle l’Orient a aussi une vocation à l’expansion et à l’intégration. D’ailleurs, le fameux «choc des civilisations» est moins affaire de systèmes de valeurs que de modèles d’intégration.
Ph : C’est vrai. Les grands empires d’Orient, dans l’antiquité, nous en fournissent plusieurs exemples.
Po : Bien sûr que l’Orient a lui aussi une capacité à l’expansion et à l’intégration. Mais cette capacité n’est pas synonyme d’ouverture à l’autre et à sa différence. L’Orient intègre à partir d’un modèle constitué, qui est plus ou moins immuable.
Md : Ce n’est pas si simple, me semble-t-il. La négation de l’autre, de son identité culturelle, ce sont des Occidentaux qui en ont laissé les traces les plus marquantes et les plus douloureuses dans l’histoire. La période coloniale est là pour nous le rappeler, et la conquête des Amériques en a été un épisode sanglant.
Ph : Il s’agit de savoir si cette violence peut être mise sur le compte d’une vocation essentielle de l’Occident ou s’il ne conviendrait pas plutôt de l’attribuer à une fureur, au sens où nous avons vu qu’Héraclès est livré à une fureur meurtrière après la période de ses Douze travaux. La possibilité de cette fureur est inscrite dès le départ dans le destin de l’Occident. Ainsi d’ailleurs que l’expiation. De fait, c’est aussi l’Occident qui a permis que soient redécouvertes toutes ces cultures autrefois martyrisées par les équipées colonialistes. Même si l’action de réparation reste à mon avis largement à parachever. Mais, dans le cas de l’Orient, la négation de l’identité peut correspondre à une approche beaucoup moins violente, tout en ramenant de façon plus systématique à une identité nouvelle. Ce qui correspond à une logique de l’effacement…
Po : C’est un peu ce qui s’est produit avec notre passé berbère à partir de l’arrivée chez nous des Arabes. D’ailleurs, le fait même que nous nous soyons attribué le nom de nos conquérants, en nous considérant désormais nous-mêmes comme des «Arabes», montre bien cette vocation à l’effacement vis-à-vis de la culture qui précède. Car l’islam incarne à mon avis parfaitement le modèle d’intégration propre à l’Orient.
Md : Tous les pays islamisés n’ont pas été amenés à renoncer à leurs cultures d’origine.
Ph : A renoncer, non, mais à dévaloriser, oui. Partout en terre d’islam, et jusqu’à l’arrivée des Occidentaux en conquérants vers la fin du 19e siècle, l’élite politique et intellectuelle coupe les ponts avec la sagesse des cultures d’origine. Les traces de ces cultures anciennes pouvaient être tolérées, mais selon un mode de tolérance qui était synonyme de délaissement. On retrouve, je pense, cette même approche dans la politique menée par les Perses sassanides ou par les Assyriens, qui ont constitué de grands empires au Moyen-Orient.
Po : Avec cette différence, je pense, que l’islam a renforcé le rejet de ce qui est étranger, car antérieur. En usant d’un discours qui ramène à la «jâhiliyya» toute la partie de la culture d’origine qui s’enracine dans le paganisme local, et qui écarte d’autre part celle qui se reconnaît des attaches dans le judaïsme ou le christianisme en qualifiant les adeptes de ces deux religions de «réprouvés» et d’«égarés», pour reprendre les termes très éloquents du dernier verset de la Fatiha.
Ph : Oui, l’islam représente en quelque sorte le visage de l’Orient postchrétien ! Il se dote des armes idéologiques qui sont de nature à lui conférer une capacité d’expansion face à un Occident qui, de son côté, a affirmé sa vocation à l’universalité par son propre mode d’intégration. Mais, au-delà de cette posture dictée par les développements de l’Histoire, il incarne en effet l’ancien modèle oriental en matière d’intégration: intégration par soumission des nouveaux venus à un ordre autoritaire préétabli.
Md : S’il s’agit bien ici de l’ancien modèle oriental, on devrait le retrouver dans la politique menée par les Carthaginois à l’égard des populations berbères autochtones. Pourtant, les indications dont on dispose en ce qui concerne le gouvernement de Carthage ne suggèrent pas un régime autoritaire.
Ph : C’est parce que l’empire de Carthage était essentiellement maritime et qu’il n’a pas cherché à se soumettre des populations. Mais des indications dont on dispose il n’y a rien non plus suggérant qu’il existait une quelconque curiosité en direction de la culture des peuples autochtones : rien qui correspondrait au travail d’un Hérodote, par exemple. Et quand, après les défaites face à Rome et la perte du contrôle de la Méditerranée, Carthage se tourne enfin vers l’intérieur du pays, elle ne parvient pas à créer les conditions de la cohésion politique. Carthage était une enclave orientale en Occident, mais sans les attributs de la puissance et de la domination impériales. C’est pour ça que ses armées se composaient essentiellement de mercenaires.
Il reste cependant que, sur le plan religieux, on avait affaire à un panthéon qui pouvait susciter une forme de terreur. On sait que les historiens romains l’ont dépeint d’une manière qui laisse soupçonner de leur part une volonté de décrier. Mais on peut supposer aussi qu’ils n’ont pas inventé de toutes pièces ce qu’ils nous ont rapporté à propos du dieu Moloch, par exemple.
Or si leurs informations ne sont pas complètement fausses, cela signifie que malgré un gouvernement qu’Aristote qualifiait d’oligarchique et de démocratique, Carthage représentait quand même, par sa religion, un modèle politique à caractère autoritaire. Qui laisse penser que, si elle avait tenté avec succès l’aventure de l’expansion à l’intérieur des terres, elle l’aurait probablement fait sous le signe de la négation ou de l’érosion des cultures locales.
Md : Rome ne s’est pas montré soucieuse de ménager ces cultures locales. Quant à la civilisation carthaginoise elle-même, on sait quel triste sort lui a été réservé.
Ph : Oui, Rome a fait preuve d’une dureté extrême. La peur d’un réveil de Carthage et, par conséquent, d’un retour du jeu de rivalité autour de la maîtrise de la Méditerranée avec, qui sait, une issue différente, a été un élément assez déterminant, je suppose. De plus, Carthage était un avant-poste de l’Orient et pouvait à ce titre recevoir le soutien de tous ceux qui craignaient pour eux-mêmes l’expansion future de la puissance romaine… Il reste que cette opération de «rature» a laissé une blessure dont je ne suis pas sûr que le temps l’ait complètement refermée. Je pense que non, et que la Carthage punique réclame toujours justice : notre devoir est peut-être de le rappeler au monde, quel que soit le type de filiation qu’on se reconnaît envers elle.
S’agissant maintenant des cultures autochtones, il est vrai aussi qu’elles n’ont pas été ménagées. La question est pourtant de savoir de quelle façon et pourquoi elles ne l’ont pas été : est-ce afin d’obtenir d’elles une soumission et une abdication, ou est-ce afin d’obtenir d’elles une implication et une participation ? C’est un fait dans le même temps que la Carthage romaine n’a pas été qu’une vague province : elle a eu son propre rayonnement, qui se confirmera avec l’arrivée du christianisme, si l’on en juge par le nombre de conciles tenus à Carthage…
Md : Kairouan aussi a connu son propre rayonnement après l’arrivée des Arabes. Et si tu me disais que c’était davantage pour consacrer le triomphe de la culture du conquérant, je te dirais que la Carthage romaine n’a pas fait autre chose.
Ph : Et tu auras eu raison. A ceci près que la culture du conquérant romain est une culture qui fait une place à l’étranger. A telle enseigne qu’elle a accepté que le christianisme devienne sa religion, en lieu et place de l’ancienne religion romaine. Ce qui signifie qu’en consacrant la culture latine à Carthage, on consacrait aussi une culture capable de mettre au centre ce qui venait de la périphérie. Et c’est précisément ça la grandeur de l’Occident : rappelle-toi l’Andromaque d’Euripide, quand Thétis, qui est une divinité, a fait irruption dans le récit et qu’elle a enjoint à Pélée, le père d’Achille, de veiller à ce qu’Andromaque, la captive troyenne, soit la femme dont naîtra la nouvelle lignée des rois de la cité.
L’Occident est capable du racisme le plus violent, mais ça ne l’empêche pas de porter en lui-même cette exigence à l’égard de l’étranger. Dont je pense d’ailleurs que nous gardons le souvenir, par-delà les siècles. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse aujourd’hui, en ce pays, à engager l’islam lui-même sur le chemin d’une certaine coexistence amicale avec le non-musulman, même si l’idée n’a pas les faveurs de tous…
Md : On en reparle !