11 août 1958, en plein cœur de Tunis …
Il faisait très chaud, comme à l’accoutumée. Mais, pas autant que dans l’enceinte d’un tribunal malintentionné, confectionné à la hâte pour punir les compatriotes qui avaient refusé l’asservissement à un système politique féodal. Une Haute Cour de Justice dont la basse besogne était de tacler la réputation d’honnêtes citoyens pour satisfaire le narcissisme infini d’un Président-Dictateur. Toutes les dérives aux droits élémentaires y étaient représentées : procès expéditifs, preuves inexistantes, témoins fabriqués et des verdicts qui dépassaient souvent l’entendement. Des parodies de jugements qui allaient plonger le pays dans les méandres du dédain, de l’arbitraire et de l’addiction à la trahison …
Maître Ben Mami prit la parole : « Savez-vous, Monsieur le Juge, par qui cette carte postale fut envoyée à Mohamed Attya, qu’on accuse aujourd’hui de ”hiqd wa karahiya ” envers Bourguiba ? Par notre Président de la République, Habib Bourguiba, lui-même ? Dans cette carte postale qu’il a envoyée à Si Mohamed Attya et écrite de sa propre main, figure cette phrase : ” cher ami des grands moments, je te confie mon fils dont on m’a éloigné … Peut-on penser, Monsieur le Juge, d’ajouter cette pièce importante au dossier de l’accusé qui vous prouve que cet homme, ici présent par l’effet d’accusations infondées et erronées, n’est l’ennemi ni de son Président, ni de son Pays. ” »
Mohamed Attya, premier agrégé d’arabe et premier Directeur Tunisien du prestigieux collège Sadiki, fut aussi accusé de collaboration avec le Protectorat, d’enrichissement illicite, d’avoir été Youssefiste, touché des pots de vins de la part de parents d’élèves, porté atteinte à la Sûreté de l’État et révoqué le professeur Ali Belhaouane, cadre du parti, puis Azzouz Rebaï, militant et leader estudiantin. À ce dernier, Mohamed Attya avait rétorqué : ” Je ne t’ai pas renvoyé parce que tu étais un patriote, tu le sais ! Mais parce que tu étais un cancre et un voleur puis pour d’autres choses que je ne dirai pas ici et que tu connais bien !” Ali Belhaouane, quant à lui, fut démis de ses fonctions par les autorités de l’occupation, Mohamed Attya ayant pris, en vain, sa défense pour le réintégrer au collège …
Le Père de l’intelligentsia Tunisienne, un vrai bâtisseur de l’Exemplarité, ne fut certes pas le Père de la Nation, mais de plusieurs cadres tunisiens qui avaient pris le relais de leurs prédécesseurs français, en assurant la relève des administrations, laissées vacantes après l’indépendance. Et pourtant, la sentence qui allait tomber ne laissait aucun doute d’une justice aux ordres et d’une injustice criarde qui se répètera envers d’autres boucs émissaires : cinq années de prison, dix ans d’indignité nationale et la confiscation de tous les biens mal acquis. Une sentence grotesque pour simplement effacer un réel passeur de lumière de la scène publique et en faire un exemple pour les jeunes intellectuels qui s’aventureraient en dehors du cercle sacro-saint du néo-destour.
Une Vérité sans détour, d’ailleurs exprimée à l’aînée des Attya, invitée à la célèbre cérémonie du 3 août. Après qu’elle eut questionné le Président, il lui avait répondu : ” c’est vrai, il était mon ami, mais par la suite, il n’avait jamais voulu adhérer à mon parti, ni appliquer ma politique. De toute façon, la Haute Cour fera son travail. ” Et quel travail !
Le comble, c’est que, dépouillé de tout, Mohamed Attya avait pu garder son domicile, moyennant un loyer à payer au ministère des Finances. Vingt quatre années plus tard, Neyla Ouertani, sa fille et présidente du Comité International des Musées, était reçue par Bourguiba, suite à une émission de télévision, à propos de la femme Tunisienne. Découvrant l’identité de son interlocutrice, il entra dans une rage folle : ” il faut expulser immédiatement ce chien du logement qu’il occupe illégalement et fermer désormais à sa fille, la porte de la RTT ”. Mohamed Attya et son épouse, bien que tous deux souffrants, furent alors ignoblement expulsés de leur demeure …
J’ai planté ici le décor d’un simulacre de procès à l’aide de larges extraits. D’autres sont édifiants et vous donneront le dégoût à l’âme. J’ai lu puis relu ce livre, goulûment, passionnément, pour à chaque fois me sentir désabusé. Et je vous conseille d’en faire autant pour évaluer le visage démoniaque d’un autocrate-psychopathe. Avec les témoignages poignants qui y sont livrés, j’en tire comme une délivrance personnelle, la conclusion suivante : quoique Bourguiba ait pu faire à son pays, je me sens de plus en plus libre de ne point laver mon sens moral pour ne jamais porter cet homme dans mon cœur.
Un tel mépris du droit déclenche en moi une affliction et un écœurement infinis, une répulsion immédiate de cette triste réalité puis une honte infinie envers ceux qui continuent à le chérir. À la fois destructeur d’âmes inoffensives et broyeur de destins exceptionnels, il restera ce Dictateur en col blanc qui avait perdu toute sa lucidité, en raison de mœurs qui n’avaient plus lieu d’être en Tunisie post-coloniale, réconciliée pour aller de l’avant et non subir certains règlements de compte inutiles, mesquins et affligeants.
Quel est le nombre de fois où ai-je lu sur les réseaux sociaux que Bourguiba était un monstre de la politique ? Un grand ? Un inégalable ? Un exemple ? Pour moi, il ne demeurera qu’un monstre élégant, tout court. Et je ne mâche pas mes mots car je n’ai rien à devoir à personne et puis l’injustice, cela me connaît.
Alors, bienheureux, les faiseurs et encenseurs de systèmes barbares. À ceux-là, j’exprime qu’un passeur de lumière restera, tant bien que mal, un passeur de lumière et un despote, toujours un despote, même s’il est grandi artificiellement. Et moi, je ne suis qu’un simple relayeur de la Vérité, refusant le double langage à ma probité.
Je me dois de mentionner que je reste indigné par toutes ces rafales bourguibiennes qui avaient brisé gratuitement moult familles, dont la mienne. Aussi, avec toute la lucidité dont je suis capable, je jette l’opprobre sur les héritiers de Bourguiba et sur les conseils supérieurs de la Magistrature qui se sont succédé depuis, parce qu’il n’y a jamais eu de révision de ce procès, ni le moindre dénigrement de cette Haute Cour de Justice de la République. Puisque tout ce monde politisé est resté muet face à un déni de justice notoire, je tiens à honorer la Mémoire du regretté Mohamed Attya et à présenter à sa respectable famille, l’expression de ma très haute considération …