De la Chine et du Japon à l’Andalousie arabe, l’histoire étale largement les ailes de l’Orient, dans une diversité de manières qui poussent l’homme sur le chemin du beau. En quoi, se demandent nos protagonistes, l’art arabe tient-il sa juste place dans cette diversité ? Une question qui appelle cependant des confrontations…
Md – L’art arabe a-t-il ses musées et, si on veut répondre par «oui», ces musées soutiennent-ils la comparaison avec les musées des pays d’Occident et, même, avec ceux des pays d’Extrême-Orient ? Il est clair en tout cas qu’il y a une certaine indigence de l’activité artistique en terres arabo-musulmanes. Je fais cette remarque, parce que nous nous étions proposés la dernière fois d’engager une confrontation entre art arabe, ou arabo-musulman, et art asiatique. L’idée était de mieux cerner ce qui fait la singularité de l’art oriental tout en relevant ce en quoi l’art arabe y contribue et ce par quoi il s’en écarte ou y fait défaut. En y repensant, en me souvenant de cette indigence, je me suis demandé si cette confrontation était réellement pertinente…
Ph : La question se pose en effet. As-tu visité un jour l’Andalousie ? Es-tu allé à Cordoue, par exemple ?
Md : Sans y être allé, j’ai mon idée de ce qu’on peut y trouver… L’Andalousie, c’est l’oasis dans le désert. Elle n’est d’ailleurs pas la seule, mais c’est sans doute l’une des plus importantes. Le mérite de l’Espagne à travers les siècles qui ont suivi la Reconquista est d’avoir préservé les traces de la présence arabe. Bien que ces traces fussent en effet comme un hymne à la civilisation de l’islam.
Po : Etrange que l’on parle de l’art arabe comme d’un désert alors que c’est en grande partie par l’Andalousie que l’Europe a nourri son essor littéraire et artistique à la fin du Moyen-âge. On est bel et bien en présence d’un paradoxe, car le désert est indéniable. Ce que l’Europe doit à l’Andalousie ? Un élan poétique porté par les troubadours, qui ont repris le souffle du chant courtois dont les premiers accents proviennent sans doute de l’ancienne poésie dite «antéislamique» ; une architecture qui essaimera surtout dans les régions que l’Espagne mettra plus tard sous sa domination sur le continent américain et ailleurs : le style «mauresque» se retrouve de Californie en Argentine, en passant par Cuba, mais l’art des cathédrales au Moyen-âge a su emprunter, bien que de façon plus discrète, toute une science de l’arcade et de la colonnade qui était en vigueur dans la construction des palais et des mosquées et qui permettait de donner aux constructions une allure élancée en direction du ciel ; un art des jardins également qui témoignait d’une capacité de marier de façon très heureuse le végétal et le minéral en jouant avec l’élément aquatique à travers le système des canalisations et des fontaines…
Ph : Autant de savoir-faire qui ne se laissent pas représenter à travers des spécimens qu’on placerait dans l’enceinte d’un bâtiment. Ce qui signifie que l’évaluation de l’activité artistique d’une nation à travers les vestiges qu’elle a laissés dans les musées n’est pas toujours bonne.
Md : Il reste que l’Andalousie est l’arbre qui cache la forêt. Presque partout ailleurs dans le monde arabe, non seulement l’art a éprouvé tout le mal du monde à se frayer un chemin dans la vie des gens, mais c’est plutôt à une sorte de phobie du beau qu’on a assisté. Que reste-t-il des vestiges des périodes antiques dans nos contrées ? Tout ce qui porte la marque du beau a été vandalisé, détruit… Dans le meilleur des cas négligé, et le spectacle de nos sites archéologiques en est encore une illustration éloquente.
Ph : A partir du moment où elle s’est islamisée, la culture arabe a développé une relation conflictuelle à l’égard des manifestations étrangères de l’art. Elle hérite peut-être de l’ancien judaïsme, dans ce domaine, qui nourrissait une méfiance envers l’art des civilisations moyen-orientales. En raison sans doute de la mise de l’art au service de la divinisation de la personne du roi.
Po : Oui, la théologie s’est mise de la partie pour inoculer la méfiance dans l’esprit des gens. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit suffisante pour rendre compte de l’attitude d’hostilité dont nous parlons. Elle peut expliquer l’évitement, pas la hargne dans le mépris et la destruction.
Ph : Cette hargne ne peut être que la réaction à une violence : violence idéologique, qui contraint par la menace et par la peur. Nous ne sommes pas, nous adultes, très différents de cet enfant qui casse tout autour de lui, qui torture le petit chat et qui piétine les plantes du jardin, lorsqu’il se sent dégradé affectivement et diminué de l’intérieur.
La différence est que nous sommes capables de conférer un semblant de normalité à cette conduite perverse, voire une légitimité théologique. C’est de cette façon que je m’explique la hargne dont tu parles : hargne contre les manifestations du beau, qui se prévaut cependant du combat sacré contre l’idolâtrie.
Po : Voilà qui me paraît plus près de la vérité… Faut-il donc considérer que l’Andalousie arabe a échappé à la violence idéologique, tout en laissant apparaître une pratique de l’art qui fait la part belle à la poésie, à la musique et à l’architecture, au détriment de la peinture et de la sculpture, mais aussi de la danse et du théâtre ?
Ph : Je pense, oui. La peinture est quasiment inexistante, et ce qu’on en garde est rarement d’un quelconque intérêt. Ce n’est pas du tout le cas du côté de l’art extrême-oriental, qu’il soit chinois ou japonais par exemple. Or ce qui frappe dans la peinture chinoise, comme l’ont rapidement noté les observateurs occidentaux, c’est qu’elle n’est pas «mimétique».
Elle ne cherche pas à ressembler au réel. Le point est important parce que le principal reproche qui est fait à la peinture, c’est de chercher à créer l’illusion du réel. C’est le reproche qu’on trouve dans la République de Platon, mais c’est aussi celui qui justifie la méfiance à laquelle nous faisions allusion à propos de la culture juive et arabe, dans la mesure où c’est par l’imitation des traits de tel personnage que celui-ci peut en venir à faire l’objet d’un culte et, donc, d’être traité à l’égal d’une divinité. En d’autres termes, dès lors que la peinture cesse de représenter à partir d’un modèle, les raisons de la méfiance à son égard tombent. La question est donc la suivante : pourquoi la culture arabe a-t-elle préféré tourner le dos à la peinture plutôt que d’en explorer une forme non mimétique ?
Md : Explorer une forme non mimétique, elle l’a fait !
Ph : Comment cela ?
Md : Je considère que c’est ce qu’elle a fait avec la calligraphie…
Ph : Hum… L’art chinois a pratiqué la calligraphie sans se sentir obligé d’y sacrifier une peinture qui était à la fois figurative et non mimétique.
Po : Il semble assez évident, de mon point de vue, que les cultures juive et arabe ont adopté une position dure à l’égard de toute forme de figuration parce que, comme nous l’avons dit, la crainte du retour à l’idolâtrie l’a emporté chez elles sur la recherche du beau dans la peinture. La calligraphie arabe diffère d’ailleurs de celle des Chinois, en ce que les lettres figurées ne sont pas des pictogrammes stylisés : ce ne sont pas les dessins des choses qu’elles désignent.
Ce qui prévaut, c’est plutôt l’ordre de la rupture avec la figuration, y compris dans sa forme la plus abstraite. A côté de ça, on a un repli en direction du son : la lettre figurée renvoie à un son qui, lui, représente le lieu d’une consonance avec la parole divine. C’est le thème de la psalmodie, qui a également une importance centrale dans la culture juive. Du point de vue qui nous intéresse, ça veut dire que l’expérience du beau se confond avec celle de l’adoration du dieu, et que l’adoration du dieu s’accomplit dans l’élément de la vocalité…
Md : Quel est le lien avec ce que nous avons dit de l’art oriental en général quand nous avons répété, durant nos précédentes rencontres, que cet art est celui de la représentation impossible ? Et que nous ajoutions à ce propos que l’impossibilité devait être vécue comme telle, dans le moment de sa révélation : qu’il ne suffisait pas qu’elle soit posée comme un dogme, une bonne fois pour toutes ?
Ph : Il est vrai que, quand nous parlons de représentation impossible, nous sommes plutôt sur le terrain de l’art de la figuration : peinture et sculpture. L’art arabe a choisi de quitter ce terrain pour dire le beau. Nous venons de voir à l’instant que le sillon de la calligraphie verse dans le chant de la psalmodie… Mais nous devrions en effet retrouver cette expérience de l’impossibilité.
Po : Tu veux dire que nous devrions retrouver dans l’élément vocal de la psalmodie cette même inflexion qui est présente dans la peinture chinoise, par quoi le beau est dit dans l’aveu qu’il est impossible de le dire.
Ph : En effet. Cela étant déclaré, ta belle formule aurait besoin d’être étayée…
Po : Notre fréquentation de l’art chinois en général est bien modeste, nous devons le reconnaître. Mais le caractère non mimétique est assez clair et il suggère déjà que ce qui est donné à voir nous amène sur le terrain de la réponse. En ce sens que le peintre ne cherche pas à restituer fidèlement la réalité de ce qu’il contemple: il répond par le pinceau à un spectacle qui lui parle.
Md : En quoi le tableau du peintre chinois mérite-t-il le statut de «réponse», comme tu dis ? Je ne saisis pas bien. Si quelqu’un me parle et que je lui réponds, ma réponse sera généralement différente de la parole qui l’a suscitée. Elle utilisera d’autres mots. Ici, pour n’être pas mimétique, la peinture est quand même dans une certaine ressemblance avec ce qui est contemplé. On peut donc y voir comme un écho dans l’âme du peintre. Mais l’écho n’est pas tout à fait une réponse : si ?
Po : La ressemblance, je pense, n’est là que pour laisser apparaître une dissemblance qui, elle-même, marque le lieu de la réponse. C’est donc un écho, mais un écho qui porte en lui l’élan d’une réponse. De telle sorte qu’à y regarder de près, et si on veut bien aller au-delà de la ressemblance, ce que le peintre nous donne à voir est tout autre chose que ce qu’il contemple. Mais c’est précisément dans l’espace de la réponse que se joue la défaillance à répondre : cette impossibilité dont nous parlions à restituer la beauté reçue.
Ph : La défaillance de la réponse est elle-même la réponse ?
Po : C’est ce que j’aurais tendance à dire, en effet. C’est pour ça qu’il est question du «Vide» comme thème constant et essentiel de la peinture chinoise. Le Vide, c’est cet insaisissable qui n’est rien de ce qui est mais sans quoi rien n’est… Je veux dire : rien n’est dans cette présence qui confère à la chose sa profonde singularité.
Ph : Ce qui nous est donné par le peintre chinois, c’est la chose dans le surgissement de sa présence, en tant justement qu’elle fait signe vers ce «Vide» par quoi elle est, dont elle tire le souffle de son âme, pour ainsi dire.
Md : La chose peinte est donc signe. Signe qui dit l’espace infini du «Vide» à partir de quoi la chose éclot dans sa présence. Si cette formulation est exacte, il nous resterait à voir en quoi l’approche vocale de l’art arabe peut présenter avec la peinture chinoise des points de rencontre.
Or ce qui m’apparaît à première vue, c’est une différence. Je pense en particulier à cette pratique soufie du «dhikr», qui est invocation du nom de Dieu. Il me semble qu’on est aux antipodes de la démarche de l’art chinois, qui procède par allusion, par signe, en ne nommant pas, en se contentant justement de parler de «Vide». L’art arabe cherche au contraire à nommer, à saturer l’espace du nom du dieu… Ou est-ce que je me trompe ?
Ph : C’est une proposition à méditer. Peut-être convient-il de s’en donner le temps. Qu’en pensez-vous ?
Po : Je pense comme toi que nous sommes à un point délicat de notre discussion et qu’il est bon que nous y revenions la semaine prochaine avec un esprit mieux préparé.
Md : Soit !