Bien sûr, le conflit, à toutes fins utiles, est réglé - mais il est loin d’être terminé. Il est clair que la Russie l’emportera dans la guerre militaire - et dans la guerre politique aussi - ce qui signifie que tout ce qui émergera en Ukraine une fois l’action militaire terminée sera dicté par Moscou selon ses conditions.
Il est clair que, d’une part, le régime de Kiev s’effondrerait s’il se voyait dicter des conditions par Moscou. Et, d’autre part, l’ensemble de l’agenda occidental derrière le coup d’État de Maidan en 2014 imploserait également. (C’est pourquoi une porte de sortie, à défaut d’une déroute ukrainienne, est quasiment impossible).
Ce moment marque donc un point d’inflexion crucial. Un choix étasunien pourrait être de mettre fin au conflit - et de nombreuses voix s’élèvent pour demander un accord ou un cessez-le-feu, avec l’intention humaine et compréhensible de mettre fin au massacre inutile de jeunes hommes ukrainiens envoyés au « front » pour défendre des positions indéfendables, pour être cyniquement tués sans aucun gain militaire, simplement pour que la guerre continue.
Bien que rationnel, l’argument en faveur d’une porte de sortie passe à côté de l’essentiel sur le plan géopolitique : L’Occident est si fortement investi dans son récit fantaisiste de l’effondrement et de l’humiliation imminents de la Russie qu’il se retrouve « coincé ». Il ne peut aller de l’avant de peur que l’OTAN ne soit pas en mesure d’affronter les forces russes (Poutine a fait remarquer que la Russie n’avait même pas commencé à utiliser toutes ses forces). Et pourtant, conclure un accord, c’est-à-dire reculer, ce serait perdre la face.
Et « perdre la face » se traduit en gros par la perte de l’Ouest libéral.
L’Occident s’est ainsi rendu otage de son propre triomphalisme effréné, au nom de l’infoguerre. Il a choisi ce chauvinisme effréné. Les conseillers de Biden, cependant, lisant les runes de la guerre - des gains russes incessants - ont commencé à sentir qu’une autre débâcle de leur politique étrangère se dirigeait rapidement vers eux.
Ils considèrent que les événements, loin de réaffirmer l’ « ordre fondé sur des règles », constituent plutôt une mise à nu des limites de la puissance US, montrant sur le devant de la scène non seulement à une Russie renaissante, mais aussi une Russie porteuse d’un message révolutionnaire pour le reste du monde (bien que l’Occident n’ait pas encore pris conscience de ce fait).
De plus, l’alliance occidentale se désintègre au fur et à mesure que la fatigue de la guerre s’installe et que les économies européennes sont menacées de récession. La tendance instinctive contemporaine à décider d’abord, et à réfléchir ensuite (sanctions européennes), a plongé l’Europe dans une crise existentielle.
Le Royaume-Uni est un exemple de l’énigme européenne au sens large : la classe politique britannique, effrayée et désemparée, s’est d’abord « déterminée » à poignarder son chef, pour se rendre compte ensuite qu’elle n’avait pas de successeur à portée de main ayant le sérieux nécessaire pour gérer la nouvelle normalité, et aucune idée de la manière d’échapper au piège dans lequel elle est prise.
Ils n’osent pas perdre la face à propos de l’Ukraine et n’ont aucune solution pour faire face à la récession à venir (sauf un retour au thatchérisme ?). Et on peut dire la même chose de la classe politique européenne : ils sont comme des cerfs pris dans les phares d’un véhicule rapide qui arrive.
Biden et un certain réseau qui s’étend de Washington à Londres, en passant par Bruxelles, Varsovie et les pays baltes, voient la Russie à une hauteur de 30 000 pieds [91544 mètres] au-dessus de celle du conflit ukrainien. Biden estime qu’il se trouve dans une position équidistante entre deux tendances dangereuses et inquiétantes qui engloutissent les États-Unis d’Amérique et l’Occident : Le Trumpisme à l’intérieur et le Poutinisme à l’extérieur. Tous deux, selon lui, présentent des dangers clairs et actuels pour l’ordre libéral fondé sur des règles auquel (l’équipe) Biden croit passionnément.
D’autres voix - principalement celles du camp réaliste étasunien - ne sont pas aussi éprises de la Russie ; pour elles, les « vrais hommes » s’attaquent à la Chine. Ils veulent simplement maintenir le conflit ukrainien dans une impasse pour sauver la face, si possible (plus d’armes), tandis que le pivot vers la Chine est activé.
Lors d’un discours à l’Institut Hudson, Mike Pompeo a fait une déclaration de politique étrangère qui visait clairement l’année 2024 et son accession au poste de vice-président. L’essentiel du discours portait sur la Chine, mais ce qu’il a dit sur l’Ukraine était intéressant : L’importance de Zelensky pour les États-Unis dépendait de sa capacité à maintenir la guerre (c’est-à-dire à sauver la face de l’Occident). Il n’a pas fait explicitement référence à une intervention au sol, mais il était clair qu’il n’était pas favorable à une telle démarche.
Son message était de fournir des armes, des armes et encore des armes à l’Ukraine, et d’aller de l’avant - en pivotant vers la Chine maintenant. Pompeo a insisté pour que les États-Unis reconnaissent diplomatiquement Taïwan aujourd’hui, indépendamment de ce qui se passe. (c’est-à-dire. que cette action déclenche ou non une guerre avec la Chine) Et il a intégré la Russie dans l’équation en disant tout simplement que la Russie et la Chine devaient être traitées comme une seule entité.
Biden semble toutefois vouloir laisser passer ce moment et poursuivre la trajectoire actuelle. C’est également ce que souhaitent les nombreux participants à ce gâchis. Le fait est que les points de vue de l’État profond sont contradictoires et que les banquiers influents de Wall Street n’apprécient certainement pas les idées de Pompeo. Ils préféreraient une désescalade avec la Chine. La poursuite de l’opération est donc l’option la plus facile, car l’attention des Etasuniens se concentre sur les problèmes économiques.
Le fait est que l’Occident est complètement bloqué : Il ne peut ni avancer, ni reculer. Ses structures politiques et économiques l’en empêchent. Biden est bloqué sur l’Ukraine ; l’Europe est bloquée sur l’Ukraine et sur sa belligérance envers Poutine ; idem pour le Royaume-Uni ; et l’Occident est bloqué sur ses relations avec la Russie et la Chine. Plus important encore, aucun d’entre eux ne peut répondre aux demandes insistantes de la Russie et de la Chine en faveur d’une restructuration de l’architecture de sécurité mondiale.
S’ils ne peuvent pas évoluer sur ce plan de la sécurité - par peur de perdre la face - ils seront incapables d’assimiler (ou d’entendre - étant donné le cynisme bien ancré qui accompagne toute parole prononcée par le président Poutine) que l’agenda de la Russie va bien au-delà de l’architecture de sécurité.
Par exemple, le diplomate et commentateur indien chevronné, MK Badrakhumar, écrit :
« Après Sakhaline-2, [sur une île de l’Extrême-Orient russe] Moscou prévoit également de nationaliser le projet de développement pétrolier et gazier Sakhaline-1 en évinçant les actionnaires américains et japonais. La capacité de Sakhaline-1 est assez impressionnante. Il fut un temps, avant que l’OPEP+ ne fixe des limites aux niveaux de production, où la Russie extrayait jusqu’à 400 000 barils par jour, mais le niveau de production récent est d’environ 220 000 barils par jour.
La tendance générale à la nationalisation des participations des capitaux étasuniens, britanniques, japonais et européens dans les secteurs stratégiques de l’économie russe s’affirme comme la nouvelle politique. L’épuration de l’économie russe, libérée des capitaux occidentaux, devrait s’accélérer dans la période à venir.
Moscou était bien conscient du caractère prédateur des capitaux occidentaux dans le secteur pétrolier russe - un héritage de l’ère Boris Eltsine - mais devait s’en accommoder pour ne pas contrarier d’autres investisseurs occidentaux potentiels. Mais maintenant c’est désormais de l’histoire ancienne. L’aigreur des relations avec l’Occident, qui a presque atteint le point de rupture, libère Moscou de ces inhibitions archaïques.
Après son arrivée au pouvoir en 1999, le président Vladimir Poutine s’est attelé à la tâche colossale de nettoyer les Ecuries d’Augias de la collaboration étrangère de la Russie dans le secteur pétrolier. Le processus de " « décolonisation" » a été atrocement difficile, mais Poutine l’a mené à bien ».
Mais ce n’est que la moitié du problème. Poutine ne cesse de répéter dans ses discours que l’Occident est l’auteur de sa propre crise de la dette et de l’inflation (et non la Russie), ce qui suscite de nombreux grattements de tête en Occident. Permettez au professeur Hudson d’expliquer pourquoi une grande partie du reste du monde considère que l’Occident a pris un « mauvais tournant » sur le plan économique. En bref, le mauvais virage de l’Occident l’a conduit à une « impasse" », selon Poutine.
Le professeur Hudson soutient (paraphrasé et reformulé) qu’il existe essentiellement deux grands modèles économiques qui ont traversé l’histoire : « D’une part, nous voyons des sociétés du Proche-Orient et d’Asie organisées pour maintenir l’équilibre et la cohésion sociale en subordonnant les relations d’endettement et la richesse mercantile au bien-être général de la communauté dans son ensemble ».
Toutes les sociétés anciennes se méfiaient de la richesse, car elle avait tendance à s’accumuler aux dépens de la société dans son ensemble - et entraînait une polarisation sociale et de grandes inégalités de richesse. Si l’on considère l’ensemble de l’histoire ancienne, on constate (selon Hudson) que le principal objectif des dirigeants, de Babylone à l’Asie du Sud et à l’Asie de l’Est, était d’empêcher l’émergence d’une oligarchie mercantile et créancière qui concentrerait la propriété des terres entre ses mains. Il s’agit là d’un modèle historique.
Le grand problème que le Proche-Orient de l’Age de Bronze a résolu - mais que l’antiquité classique et la civilisation occidentale n’ont pas fait - était de savoir comment faire face à des dettes croissantes (annulations périodiques de la dette) sans polariser la société et finalement appauvrir l’économie en réduisant la majeure partie de la population à la dépendance de la dette.
L’un des principes fondamentaux de M. Hudson est la structure de la Chine en tant qu’économie « à faible coût » : logements bon marché, éducation, soins médicaux et transports subventionnés - ce qui signifie que les consommateurs disposent d’un certain revenu disponible - et que la Chine dans son ensemble devient compétitive. En revanche, le modèle occidental, financiarisé et axé sur la dette, a un coût élevé, des pans entiers de la population s’appauvrissant de plus en plus et perdant tout revenu discrétionnaire après avoir payé le service de la dette.
Cependant, la périphérie occidentale, dépourvue de la tradition proche-orientale, s’est « tournée » vers une riche oligarchie de créanciers pour prendre le pouvoir et concentrer la propriété foncière et immobilière entre ses mains. À des fins de relations publiques, elle a prétendu être une « démocratie » et a dénoncé toute réglementation gouvernementale protectrice comme étant, par définition, une « autocratie ». C’est le deuxième grand modèle, mais avec son surendettement et sa spirale inflationniste, il est lui aussi bloqué, sans moyens d’avancer.
C’est ce dernier modèle qui s’est produit à Rome. Et nous en vivons encore les séquelles. Rendre les débiteurs dépendants de riches créanciers est ce que les économistes d’aujourd’hui appellent un « marché libre ». C’est un marché sans freins et contrepoids publics contre l’inégalité, la fraude ou la privatisation du domaine public.
Cette éthique néolibérale pro-créanciers, affirme le professeur Hudson, est à l’origine de la nouvelle guerre froide d’aujourd’hui. Lorsque le président Biden décrit ce grand conflit mondial visant à isoler la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran et leurs partenaires commerciaux eurasiens, il le décrit comme une lutte existentielle entre la « démocratie » et l’ « autocratie ».
Par démocratie, il entend oligarchie. Et par « autocratie », il entend tout gouvernement suffisamment fort pour empêcher une oligarchie financière de prendre le contrôle du gouvernement et de la société et d’imposer des règles néolibérales - par la force - comme l’a fait Poutine. L’idéal « démocratique » est de faire en sorte que le reste du monde ressemble à la Russie de Boris Eltsine, où les néolibéraux étasuniens ont eu les coudées franches pour supprimer toute propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.
Mais aujourd’hui, nous avons affaire à des nuances de gris : il n’y a pas de marché véritablement libre aux États-Unis ; la Chine et la Russie sont des économies mixtes, bien qu’elles tendent à privilégier la responsabilité du bien-être de la communauté dans son ensemble, plutôt que d’imaginer que des individus laissés à leurs propres moyens égoïstes permettront de maximiser le bien-être national.
Voici l’essentiel : L’économie d’Adam Smith et l’individualisme sont ancrés dans l’esprit occidental. Cela ne changera pas. Cependant, la nouvelle politique du président Poutine, qui consiste à nettoyer les Ecuries d’Augias du « prédateur capital occidental », et l’exemple donné par la Russie de sa métamorphose en une économie largement autosuffisante, immunisée contre l’hégémonie du dollar, est une musique aux oreilles du Sud et d’une grande partie du reste du monde.
Si l’on ajoute à cela le fait que la Russie et la Chine ont pris l’initiative de contester le « droit » de l’Occident à fixer des règles, à monopoliser les moyens (le dollar) comme base de règlement des échanges entre États, et que les BRICS et l’OCS sont en train de prendre progressivement du galon, les discours de Poutine révèlent leur programme révolutionnaire.
Un aspect demeure : Comment provoquer une métamorphose « révolutionnaire », sans provoquer une guerre avec l’Occident. Les États-Unis et l’Europe sont coincés. Ils sont incapables de se renouveler, car les contradictions politiques et économiques structurelles ont figé leur paradigme. Comment alors « décoincer » la situation, sans guerre ?
La clé, paradoxalement, pourrait résider dans la profonde compréhension qu’ont la Russie et la Chine des failles du modèle économique occidental. L’Occident a besoin d’une catharsis pour « se décoller ». La catharsis peut être définie comme le processus qui consiste à libérer, et donc à soulager, des émotions fortes ou refoulées liées à des croyances.
Pour éviter une catharsis militaire, il semble que les dirigeants russes et chinois - comprenant les failles du modèle économique occidental - doivent alors rendre visite à l’Occident avec une catharsis économique.
Ce sera douloureux, sans aucun doute, mais ce sera mieux que la catharsis nucléaire. Nous pouvons nous rappeler la fin du poème de CV Cafavy, Waiting for the Barbarians [En attendant les barbares] :
Because night has fallen and the barbarians haven’t come.
And some of our men just in from the border say
there are no barbarians any longer.
Now what’s going to happen to us without barbarians ?
Those people were a kind of solution.
Parce que la nuit est tombée et les barbares ne sont pas venus.
Et certains de nos hommes qui reviennent de la frontière disent
qu’il n’y a plus de barbares.
Maintenant, que va-t-il nous arriver sans les barbares ?
Ces gens étaient une sorte de solution.