Dans sa version arabe, l’art oriental se tourne vers le vocal. Partout et en tout il cherche à susciter des résonances, même quand il s’agit de pierres et de plantes : des résonances telles que s’accomplit cette expérience du beau où c’est en même temps l’impossibilité de sa représentation qui se révèle… Qu’arrive-t-il quand il s’agit de se tourner vers le corps social comme lieu de résonance possible ? Nos trois amis sont engagés sur ce chemin de réflexion difficile…
Md : Question que je pose parfois à propos de la médecine, et que je vous pose aujourd’hui à propos de la politique : la politique, donc, est-elle une science, ou est-elle un art ?
Po : C’est un art, qui a cependant cette particularité de produire plus souvent de la laideur que du beau…
Ph ; C’est que l’art de la politique ne compte pas parmi les « beaux-arts »… Non, ce jeu de mot est douteux. D’ailleurs, il y a aussi de la laideur parfois du côté des beaux-arts. Non, la raison pour laquelle la politique produit de la laideur viendrait bien plutôt du fait que ceux qui s’y adonnent ne prennent pas toujours la peine d’y acquérir de l’excellence avant de l’exercer.
Po : A quoi s’ajoute le fait que certaines pathologies humaines y ont trouvé depuis longtemps leur lieu de prolifération. L’art de la politique est une activité humaine, mais c’est aussi comme un membre sur lequel se greffent certaines tumeurs malignes.
Md : Dans le sens où la tyrannie serait d’abord une sorte de tumeur de l’âme qui demeurerait plus ou moins latente mais qui se déclarerait dès lors qu’elle pénètre l’espace publique et l’activité politique ?
Po : Oui, bien sûr : une tumeur qu’on reconnaît chez certaines personnes parfois dès leur jeune âge.
Ph : Il faudrait prendre soin de la distinguer de cette disposition à commander, qui est également reconnaissable assez tôt, dès l’enfance, et qu’il convient de classer parmi les qualités de l’homme politique. Cela dit, il est bien vrai que l’art de la politique souffre de cette double malédiction qui est d’une part d’être trop souvent exercé par des gens qui n’ont pas la compétence requise et, d’autre part, que l’âme malade y trouve parfois le lieu où donner libre cours à la perversité de son propre mal.
Md : Tu as parlé tantôt d’excellence. Il y a en effet une excellence dans l’exercice de l’art politique, au même titre qu’il y a une excellence dans l’art du tisserand, dans celui de l’ébéniste, ou de l’architecte. L’excellence suppose la rigueur, mais elle ne s’y résume pas. Et c’est sans doute ce qui distingue l’art de la science. Au sens où la science se contente de rigueur, là où l’art exige l’excellence… Mais si je vous ai interpellé au sujet de la vocation de la politique, c’est que je me demandais moi-même quel lien elle pouvait avoir avec l’art tel que nous en avons défini les contours dans l’expérience arabe.
Po : Qu’est-ce à dire ?
Md : Eh bien, vous vous souvenez bien sûr de ce que nous avons dit de l’artiste arabe, ou de sa figure fondatrice : être un instrument vocal afin d’accueillir la parole divine ? C’est à partir de ce prototype qu’il est possible, me semble-t-il, de dérouler l’ensemble des figures qui, dans leur diversité, constituent l’artiste arabe. Je veux parler du musicien, mais aussi de l’architecte, du jardinier…
Ph : Comment l’entends-tu ?
Md : Il faudrait revenir à cette première figure qui est celle du poète-psalmodieur et rappeler que, dès lors que vibre en son cœur, ou en sa « corde », une voix qu’il éprouve comme venue d’ailleurs, des profondeurs de l’ailleurs, son souci est de lui faire une place toujours plus vaste. Ce qui va se traduire par une éclipse de soi. L’artiste arabe est l’artiste de l’effacement de soi : on retrouvera ce thème dans la mystique des soufis avec le « féné », qu’on traduit, n’est-ce pas, par « extinction »… Mais ce qu’on omet de relever, c’est que l’effacement a un pendant, pour ainsi dire. Il suppose que l’artiste fasse de son propre corps un instrument toujours plus apte à accueillir la voix divine.
Ph : Son corps est sa… cathédrale ?
Md : C’est exactement ça : merci de cette image qui, en dépit de la boutade, va complètement dans le sens de ce que je cherche à dire. Cet artiste fondateur de l’art arabe va agir sur son corps comme sur un instrument, afin d’en dégager l’acoustique la plus pure et la plus infinie, de la même façon que l’architecte, dans l’édifice sacré qu’il fait construire, cherche à susciter l’espace où la vibration du chant humain entrera en relation symphonique avec celle du chant divin.
Ce qu’il fait avec son corps, qui correspond au règne du vivant, il le fera donc en architecte avec la pierre, qui correspond au règne minéral, et il le fera également en jardinier avec la plante, qui correspond au règne végétal : chaque fois, il s’agit de créer l’espace acoustique par où peut résonner la voix du dieu. Chaque fois, il s’agit d’intervenir sur la nature — la sienne comme celle qui existe en dehors de soi —, afin qu’elle se transforme en instrument capable de recevoir le chant du vaste ailleurs. Cette action, c’est ce que j’appelle le pendant à l’effacement.
Ph : Je vois : un pendant dont on n’a pas toujours tenu compte dans les réflexions qui ont été menées sur l’art arabe. Je note par ailleurs que cette conception élargie et approfondie que tu viens de nous présenter reprend à son compte ce que nous avions dit de l’art arabe quand nous l’avons appréhendé à partir de sa naissance chez le poète et quand nous avons relevé ce moment décisif qu’est le passage de la rive où le beau se prête à une représentation, à l’autre rive où le beau se révèle dans l’impossibilité de sa représentation.
Md : Voilà ! Or la question qui m’accompagnait au moment de nos retrouvailles de ce jour, c’est celle de savoir si la politique pouvait être rangée elle aussi parmi ces arts voués à l’acoustique du chant divin. Et, si oui, quelles en seraient les règles. C’est de cette manière que nous pourrions voir comment, dans un second temps, la politique dévie des règles de l’art et, par le même mouvement, se tourne contre le beau. Ou, ce qui revient au même, produit de la laideur.
Po : Il est vrai que la politique est pensée généralement comme ce qui altère l’art. Sans doute parce que la politique est victime de son propre pouvoir de simuler, ou de tromper : au départ, elle assure être au service du beau, en protégeant les conditions de son advenue au sein de la communauté des hommes réunis en société mais, dans la suite, elle en vient à mettre le beau à son service à elle et renonce ainsi à sa mission première.
Ph : Tu as une illustration à propos de ce que tu dis ?
Po : Oui. Il nous est arrivé de signaler de quelle façon la psalmodie elle-même avait fait l’objet d’une sacralisation artificielle autour d’un texte en lequel la parole de Dieu a été comme séquestrée. Je veux bien sûr parler du Coran. Il n’est plus question ici de vibrations vocales en lesquelles se mêlent des vibrations venues d’ailleurs, mais seulement d’une action mimétique qui tient pour acquis que le texte récité est de profération divine. Pour le politique, cette dégradation dans la relation à la parole divine présente son utilité, puisque l’allégeance au texte équivaut à une allégeance au pouvoir. Or cette allégeance au texte est une allégeance sans condition.
Ph : Je n’oublie pas pour ma part que ce thème, nous l’avons évoqué à propos de la relation de l’Occident à l’art. C’était lors d’une de nos rencontres d’il y a quelques semaines, et il était question de la guerre — victorieuse — qu’avait menée l’Occident sous le commandement américain contre la Russie soviétique grâce à l’arme culturelle. La musique et le cinéma avaient été cités comme les deux champs d’action dans le cadre de la Guerre froide… En considérant que le cinéma est quelque chose de récent, lié à des découvertes scientifiques datant du début du 20e siècle, ont peut dire que c’est la musique qui constitue l’élément principal, et le plus ancien aussi, en matière d’utilisation de l’art au service de la politique et de la guerre.
Po : L’utilisation de l’art par l’Occident à des fins de domination est une utilisation qui flirte avec la décadence : c’est ce que nous avons eu l’occasion de relever, comme vous vous en souvenez. Mais il y a eu aussi une utilisation de la musique par la Russie qui mérite qu’on y prête attention… Je pense au Chœur de l’Armée Rouge ! On y trouve là aussi une forme de sacralisation de la patrie par le chant, avec ceci de particulier que l’habit militaire rassemble de façon symbolique la diversité ethnique que laissent apparaître sur leurs visages les membres du chœur.
Si notre présente discussion devait nous amener à engager des comparaisons entre l’utilisation de l’art en général, et de la musique en particulier, par le jeune empire arabe d’une part et, d’autre part, ce qui a été pratiqué par l’Occident en termes d’instrumentalisation de la musique à des fins guerrières, alors l’exemple russe devrait aussi pouvoir nous apporter son éclairage. Mais auparavant, je voudrais insister sur le besoin que nous avons de retracer le cheminement précis par lequel la politique comme art va de l’état de communion avec les autres arts à celui d’instrumentalisation de l’art à des fins de domination et de perpétuation de la domination. Il y a des étapes à distinguer. Et je crois que ce dont j’ai parlé la dernière fois en utilisant ce mot des « deux urgences » peut nous y introduire de manière intéressante.
Ph : Il faudrait que tu nous indiques de quelle façon. Par ailleurs, je voudrais enrichir le dossier concernant la relation de la politique à la musique par l’exemple des chants guerriers maoris : ils ont été rendus célèbres grâce à la reprise qui en est faite, au début de chaque rencontre, par l’équipe néo-zélandaise de rugby. On a là un exemple assez éloquent de la manière dont l’entité politique – ici la tribu polynésienne – convertit une pratique artistique vouée initialement au beau en un moyen de susciter parmi les hommes les ardeurs guerrières. J’avoue que je suis à chaque fois très impressionné par le spectacle de ces chants, et par le pouvoir du chant à produire en soi courage, détermination et mépris du danger.
Md : Toutes les armées du monde ont leurs musiciens, chargés d’adapter les sonorités du répertoire traditionnel aux besoins de la mobilisation guerrière et de la pleine identification de l’individu au groupe. De la Russie à la tribu polynésienne de Nouvelle-Zélande, ce sont les méthodes qui changent, en raison de la plus ou moins grande complexité de l’opération qui consiste à créer les conditions de l’unité et de la cohésion.
Ph : La complexité, mais aussi les circonstances historiques. Dans le cas de l’art arabe, sa naissance au moment de l’avènement de l’islam survient alors que les deux empires, byzantin et sassanide, se livrent un combat à mort, dont l’enjeu est l’hégémonie dans la région du Moyen-Orient. En un sens, les armées arabes profitent de cette rivalité meurtrière, qui affaiblit ensemble les deux anciens ennemis.
Mais, aussitôt réalisés ses succès militaires, elles se trouvent sous une pression politico-militaire qu’elles n’ont jamais expérimentée auparavant, obligées de tenir des positions stratégiques, de prévenir des rébellions, de nouer des alliances improbables, de poursuivre des offensives afin de prévenir des contre-offensives… C’est une « urgence » qui s’ajoute à celles dont nous avons parlé.
Po : Oui, une urgence plus tardive et d’un autre genre, qui jouera bien sûr un rôle important. Mais qu’elle ne nous voile pas le rôle joué par les précédentes.
Md : Que je me souvienne : tu avais parlé de l’urgence juive et de l’urgence chrétienne. La première… euh…
Po : La première est de ne pas adorer d’autre dieu que celui qui se révèle dans l’impossibilité de la représentation. La seconde est que le règne du dieu soit instauré sur terre. Ces deux urgences sont éprouvées ensemble, mais ne se distinguent pas d’une espérance du cœur.
L’art politique va consister à ce stade à faire du corps social un lieu de résonance de la parole divine, de la même manière que celui du poète a consisté à faire de son propre corps un tel lieu. Ce faisant, il va endosser le rôle d’ouvrier au service de l’espérance. Ce qui signifie donc qu’il cumule le statut d’artiste et celui d’ouvrier. Il est artiste en tant qu’il agit sur le corps social de manière à ce que ce dernier se transforme en instrument à travers quoi se fait entendre la vibration de la voix divine. Et il est ouvrier en ce sens qu’il s’emploie à prévenir dans la vie publique tout ce qui est de nature à contrarier les deux urgences. C’est-à-dire ce qui permet un culte rendu à d’autres dieux que LE dieu et, d’autre part, ce qui perpétue l’ordre ancien contre la nécessité d’instaurer l’ordre nouveau.
Ph : Jusqu’ici, il n’y a rien qu’on puisse vraiment reprocher à l’art politique. Si ce n’est peut-être de n’avoir pas su se faire connaître sous ce jour particulier.
Po : Ce rôle, il n’a jamais cessé de l’endosser à mon avis. Le problème est que c’est devenu un alibi plus qu’autre chose : un alibi dont la fonction est de faire écran à un autre rôle.
Ph : Et quel est cet autre rôle ?
Po : L’autre rôle, c’est d’abord de tenir des positions stratégiques. Dans une lutte où il s’agit de s’assurer le privilège de l’hégémonie territoriale dans une région. En soi, l’art politique n’est pas en dehors de son domaine lorsqu’il manœuvre afin de conférer à celui qui l’exerce l’avantage d’une position de supériorité. Dès lors en tout cas que nous sommes dans le contexte d’un conflit.
Dans le cas qui nous occupe, « l’artiste » peut se prévaloir en plus de s’acquitter de son rôle d’ouvrier au service de l’espérance. Il peut se considérer comme étant à l’ouvrage en vue de répondre à la double exigence que nous avons évoquée. De fait, cette double exigence semble donner à sa mission un horizon sans limite. Elle représente d’autre part comme un blanc-seing à toutes les actions qu’il pourrait entreprendre afin de parvenir aux objectifs fixés…
Le tournant fâcheux survient lorsque la mission devient un simple argument rhétorique et le moyen également de se donner un avantage psychologique, tandis que la lutte engagée n’a plus d’autre enjeu réel que le prestige et la domination dans un rapport de force. Ce qui se passe alors, c’est non seulement que l’artiste continue de s’attribuer le privilège de la mission alors qu’il l’a abandonnée — ce qui peut relever d’une simple omission, d’une négligence —, mais c’est aussi et surtout qu’il s’installe dans le mensonge en jouant du privilège de la mission. Ce qui veut dire qu’il va profiter de son autorité acquise pour donner de la double exigence une interprétation telle qu’elle s’accorde chaque fois aux exigences de ses visées politiques et militaires à lui. Or là on est déjà sur le terrain de la falsification.
Md : Qu’est-ce qui l’aura amené à renoncer à la mission, finalement ?
Ph : On peut penser que le feu de l’action, dans la guerre, lui ait fait perdre le fil. D’autant que la mission présente quelque chose de radicalement nouveau, où il est toujours question de faire triompher le beau. Et que, de l’autre côté, le théâtre de la guerre est rempli de tant d’horreurs qu’on ne peut continuer de se percevoir soi-même comme étant un serviteur d’un monde que le beau gouverne… Mais cette explication ne rend pas compte du fait qu’il ne se ressaisisse pas un moment. Car ce moment finit bien par arriver : celui où l’on se rend compte de la perte, de l’abandon de la mission.
Po : Retrouver le fil après l’avoir perdu est en soi un savoir-faire. S’il manque, on est dans l’embarras.
Ph : Voilà encore quelque chose dont il est possible de faire le constat pour y remédier. Ce qui suppose assurément une bonne dose d’humilité. La guerre n’est certes pas féconde en pareil sentiment, mais l’importance de la mission peut y ramener. Or ce qui arrive, c’est que l’artiste, celui que l’on continue d’appeler l’artiste, choisit de nier la réalité de la trahison…
Po : C’est à ce moment précis que s’opère le renversement, n’est-ce pas ! Cette négation fait apparaître sur la scène un acteur nouveau : la mauvaise foi ! A partir du moment où l’artiste arabe se met sous l’influence de ce nouvel acteur, il cesse d’agir au service du beau. Il est bien plutôt en train de faire l’affaire de la laideur.
Md : Quelle est l’issue ?