Quand Momo avait dix ans, ses parents ont dû déménager pour des raisons mystérieuses. D’ailleurs, il ne comprit jamais le besoin qu’avaient les grandes personnes de changer de quartier, de quitter leurs amis et de bouleverser des habitudes rassurantes qu’ils avaient mis tant de soin à installer. Il se retrouva du jour au lendemain dans une nouvelle école, au milieu d’inconnus dont il fallait encore faire le tri minutieux pour se faire de nouvelles amitiés. Cela n’est jamais facile de se faire accepter dans un groupe qui avait déjà ses repères et ses habitudes. Les nouveaux ont toujours tort d’être nouveaux. Mais il prit sagement son mal en patience et se mit à rêver des vacances d’été comme un détenu attend fébrilement l’ordre de sa libération.
L’été arriva enfin et Momo pouvait se livrer entièrement au plaisir de retrouver la grande maison de son oncle située dans un village au bord de la mer et la joyeuse compagnie de ses nombreux cousins. Rien n’est plus festif que la maison encombrée d’une famille nombreuse. Tout y était un prétexte à de folles rigolades et même les empoignades et les prises de bec fréquentes dans une maison à l’allure d’une caserne se terminaient toujours dans une hilarité contagieuse. Momo aimait cette ambiance où il se sentait comme un poisson dans l’eau, apprivoisé autant par le milieu que par ses occupants.
C’était l’après-midi d’une journée comme toutes les autres. Son oncle était sorti, sa femme papotait avec une voisine venue boire le thé, ses cousines s’affairaient dans la cour de la maison en attendant la tombée de l’ombre des murs « est » pour mettre les tapis et les matelas où la famille s’installera jusqu’au moment de se coucher, tandis que Momo jouait aux cartes avec son cousin. L’air lourd d’humidité d’un village côtier invitait plus à la détente qu’à la débauche d’énergie. Et on avait l’impression que rien ne pouvait arriver, que rien ne pouvait briser la bienheureuse mornitude du moment. Ce fut juste à ce moment que la voix angoissée de la femme de son oncle troubla la quiétude de la canicule :
-Mes bijoux ! où sont mes bijoux ? je ne retrouve pas mes bijoux !
Elle venait d’interrompre son bavardage avec la voisine pour aller chercher quelque chose dans sa chambre à coucher. Sur le coup, personne ne prêta attention à ses cris. Dans une maison aussi encombrée de monde, à tous les moments de la journée, il n’était pas étrange de ne pas retrouver un truc là où on l’avait mis. Il y avait tellement de mains qui rangeaient et autant qui dérangeaient ! Momo continuait sa partie de cartes avec son cousin qui ne leva même pas la tête vers sa mère, habitué aux cris sans réelle détresse. Les filles ne répondirent pas, certaines d’entre elles pouffant irrespectueusement en cachette.
-Mais je vous parle enfin ! Personne n’a vu mes bijoux ? je les ai mis hier dans l’armoire de ma chambre à coucher lorsque je suis rentrée de la fête. Je suis certaine de les avoir mis là.
-Tu as dû les mettre ailleurs et tu as oublié, finit par répondre l’ainée. Cherche bien et arrête de nous embêter avec tes cris.
Ni Momo ni son cousin ne levèrent leurs yeux de la table basse sur laquelle étaient étalées les cartes à jouer, totalement étrangers au drame. Cependant la femme n’arrêtait pas de gémir, pleurant chaudement la perte de ses bijoux. Elle était réellement certaine que ses bijoux avaient disparu, qu’ils étaient définitivement perdus et elle craignait surtout la colère de son mari s’il l’apprenait.
Elle faisait vraiment peine à voir si bien que ses filles se sont jointes à elle dans une fouille en règle de l’armoire en question. Elles se rendirent vite à l’évidence, leur mère n’était pas folle et les bijoux restaient introuvables. Soit l’armoire était hantée, soit une main peut-être criminelle s’était emparée des joyaux de la couronne. Leur mère repartit de plus belle se plaignant de son sort, maudissant son existence injuste, énumérant les avanies que son mari lui ferait certainement subir, s’emportant dans sa colère teintée de frayeur, s’oubliant et oubliant les présents :
-Mais oui, bien sûr, lorsqu’on a une chambre à coucher qui tient plus de la bicoque d’une prostituée, où n’importe qui peut entrer comme dans un bordel, il est naturel de perdre même ses sous-vêtements.
C’en était trop pour le cousin de Momo. Il se dressa de sa taille longiligne et l’apostropha sans douceur :
-Tu vas arrêter avec tes propos grotesques ? Qui veux-tu qu’il s’intéresse à tes maudits bijoux ? Attend le retour de ta fille Leila, c’est elle qui a rangé ta chambre ce matin, c’est elle qui a certainement déplacé tes bijoux.
Consciente d’y être allé un peu trop fort et probablement confuse de s’être emportée au point de proférer des propos plus que déplacés, elle eut une grimace qui ressemble à une moue d’embarras rapidement balayée par une pensée soudaine.
-Écoute Samir, si c’est toi qui as caché les bijoux pour me faire une farce Momo et toi, il faut arrêter, ce n’est plus drôle.
-Mais tu es dingue, ma parole ! Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? répondit Samir en riant aux éclats, prenant l’accusation de sa mère pour une incongruité dictée plus par la douleur que la raison. Tu es consciente de ce que tu dis au moins ?
Mais la mère n’en démordait pas. Elle avait enfin trouvé une explication logique à la disparition de son bien et comptait bien arracher la vérité aux coupables.
-D’accord mes enfants, si vous aviez pris les bijoux pour me jouer un tour ou même si vous aviez l’intention de les vendre pour acheter quelque chose dont vous avez envie, c’est le moment de les rendre avant que mon mari le sache et que le problème devienne plus grave qu’il ne l’est déjà.
Momo assistait à la scène sans intervenir, en badaud nullement concerné par le drame. Un sourire léger trahissait son amusement, la femme de son oncle étant connue dans la famille pour son manque de tact et de savoir-vivre sans réelle méchanceté. Il était parfaitement étranger à l’événement et comptait le rester jusqu’au bout. Les accusations extravagantes de la femme de son oncle n’avaient pas encore touché son amour-propre car l’idée qu’on puisse le soupçonner réellement ne l’avait jamais effleuré. Mais lorsque la femme de son oncle était lancée, il était impossible de l’arrêter.
-Momo, mon enfant, c’est toi qui les as pris, hein ? Oui, j’en suis certaine, mon propre fils ne me ferait jamais une telle saloperie, toi seul es capable d’une action aussi noire, aussi malhonnête. Allez rends-moi mes bijoux si tu ne veux pas que je raconte tout à ton oncle.
Momo n’avait pas d’autre oncle que le mari de cette femme qui l’accusait de lui avoir volé ses bijoux. Cette femme chez qui il passait autant de temps qu’avec sa propre mère. Cette femme dont il se sentait autant le fils naturel que Samir. La détresse s’abattit sur lui comme un ciel de chape, amère, atroce, écrasante. Et il eut honte. Honte de ce qu’il n’a pas fait et dont pourtant on l’accusait ; honte d’être encore vivant après avoir été déshonoré de la sorte ; honte d’avoir été le témoin impuissant d’une telle injustice ; honte d’avoir été piétiné, écrasé, écorché vif devant ses compagnons de jeux et de la paisible voisine qui regardait la scène interloquée, incapable de s’opposer au délire de la matrone offusquée et obstinée.
Momo ne répondit rien. Que pouvait-il répondre à pareille absurdité ? Il n’eut même aucune réaction. Son corps se figeait dans une immobilité qu’il voulait digne et qui avait la rigidité grotesque d’un corps électrifié. Son cœur battait à se rompre mais ses yeux restaient obstinément secs.
Il aurait tellement voulu pleurer mais les larmes ne voulaient pas couler sur ses joues enflammées et gorgées de sang. Il entendait vaguement des sons, des paroles qui s’entrecroisaient autour de lui, des phrases aux accents outrés, colériques, révoltés. Il ne comprenait pas un seul mot. Seule une voix au fond de lui, venue il ne savait d’où, lancée par il ne savait qui, n’arrêtait pas de répéter : -Tu es un voleur, un minable petit voleur !
Et il n’arrivait pas à faire taire cette voix qui martelait à l’intérieur de sa tête et dans tout son corps.
Ce fut l’arrivée impromptue de Leila qui mit fin au scandale. Elle avait entendu les éclats de la dispute dès le portail de la grande maison. Les mots s’entrechoquaient et s’étranglaient dans sa gorge à cause de son indignation :
-Les voilà tes satanés bijoux, cria-t-elle, c’est moi qui les ai mis dans le placard en les voyant trainer au milieu de tes vêtements. Ils auraient été recouverts par tes hardes et tu nous aurais fait une scène avant de les retrouver. Tu n’as pas honte d’accuser ce pauvre gosse ?!!
Ce fut seulement à ce moment que les larmes de Momo se libérèrent, chaudes, cuisantes et drues. Ses lèvres tremblaient nerveusement sans pouvoir articuler un seul mot. Il se sentait toujours sale, sa peau souillée et son nom nauséabond. Il se savait le point de mire de toute l’assemblée et cela le faisait souffrir davantage.
Cela dura quelques secondes interminables. Ce n’est que lorsque sa honte fut à peu près bue qu’il bougea. Il se dirigea sans un mot vers la chambre qu’il occupait avec son cousin Samir, fit une boule de ses vêtements, les fourra dans son sac et se dirigea vers la sortie dans l’intention de partir, sans même savoir où il irait. Sans un mot, sans un regard. Comme un animal qui quitte à regret sa tanière découverte par les chasseurs.
Alors, honteuse et confuse, la femme de son oncle le retint en pleurant :
-Pardon mon enfant, pardonne-moi je t’en supplie. Tu sais ce qui m’arrivera quand ton oncle rentrera et apprendra ce qui s’est passé. Pitié je t’en supplie.
Elle avait les joues en feu et les sanglots soulevaient sa poitrine de femme assez obèse et tous les bourrelets de son corps. Et Momo était déchiré, partagé entre sa rage contre elle et la pitié qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver devant la détresse de celle qu’il avait toujours considérée comme une seconde mère. Sa blessure encore récente abrutissait sa conscience tandis que la fibre filiale martyrisait son cœur.
Ce fut finalement la voisine qui le décida. Elle aussi avait les larmes aux yeux, son bouleversement était touchant. Elle foudroya son amie du regard en disant :
-Dieu m’est témoin, tu mérites que ton mari soit informé de tes conneries. Si je m’écoutais, c’est moi-même qui le lui dirais, cria-t-elle, exaspérée. Puis, se tournant vers Momo, elle ajouta d’une voix radoucie et conciliante : « Écoute mon petit, tu as parfaitement raison de lui en vouloir, c’est une conne et ce qu’elle a fait est impardonnable. Mais on est parfois obligé de pardonner aux cons parce qu’on est meilleur, parce qu’on a du cœur, parce qu’on n’a ni leur méchanceté ni leur aigreur. Et puis vous êtes une famille, ce que cette femme a fait aujourd’hui ne change rien à cette vérité, tu es un fils pour ton oncle et un frère pour tes cousins et même cette idiote, si elle avait un peu de cervelle, elle se serait rendue compte qu’un fils comme toi est un trésor qu’il faut protéger de tout et de tous. Allez, remets tes affaires dans ta chambre et oublions ce regrettable incident avant le retour de ton oncle. Fais-le pour lui et pour moi et oublie l’horrible accusation de cette idiote ».
Profondément secoué par les mots et le ton doux de la voisine, Momo promit de passer l’éponge et d’oublier l’affaire. S’il tint parole en taisant l’histoire à toute la famille, il ne put tenir la promesse de tout oublier. Il y a de ces injustices qu’on n’oublie jamais.
(À suivre)