Dans tout processus d'appropriation, il arrive que l'on passe par une phase de dépossession. C'est ce qui nous arrive en ce moment. Il nous faut résister aujourd'hui à l'acte de dépossession.
Entre temps, il s'est passé quelque chose qui a créé le trouble chez tous ceux qui se font de la démocratie une conception trop occidentale, ou trop française : l'arrivée sur scène de la composante qui se réclame du projet islamique...
On débattra encore longtemps, je suppose, autour de la question de savoir si l'islam politique fait actuellement son initiation à la vie démocratique ou si cette initiation n'est qu'un trompe-l'œil qui cache des visées à long terme, un détour qui consiste à utiliser la démocratie pour reprendre les rênes du pouvoir et faire régner à nouveau l'ordre islamique comme au temps jadis.
Il est quand même digne de remarque que parmi ceux qui crient le plus fort au loup il y a ceux qui lui ouvrent en ce moment la porte de la bergerie. Et que, de l'autre côté, une composante non négligeable du camp islamiste semble s'opposer avec ténacité au scénario de pouvoir qui est finalement assez proche de celui dont on les accuse de fomenter le retour... Mais la myopie politique, par laquelle on peut perpétuer des positions tranchées et à l'emporte-pièce, est une denrée dont on ne manque pas chez nous.
En tout cas, la vigilance, qui reste de rigueur, ne devrait pas nous empêcher de suivre avec attention la manière dont le camp islamiste se recompose de l'intérieur à travers les épreuves du jour. Certaines fissures qui restaient inapparentes sont en train de s'élargir : il y a désormais un parti "pro-démocratie" et un parti "anti-démocratie" chez les islamistes. On distingue encore leurs membres à l'aspect de leurs index : maculés ou immaculés.
Le débat qui peut s'ouvrir entre eux a des enjeux politiques qu'on devine. Mais on doit s'attendre à des retombées sur la société entière, sur la conception que se fait le Tunisien de sa relation à la religion musulmane. Car l'affirmation que l'islam est capable de s'ouvrir sur la différence de l'autre et de l'accepter sans que ce ne soit ni par simple ruse ni par cette tolérance passive et inconsistante, cette affirmation n'est pas sans conséquence sur la façon dont on vit cette religion au quotidien.
Elle cesse en effet d'être le simple réceptacle de croyances et de rites, qu'on perpétue dans la fidélité aux ancêtres. Elle devient le lieu à partir duquel il est possible de penser, et non pas seulement d'imiter. Or, dès lors qu'il y a pensée, il y a respiration, il y a échange... L'islam libéré de l'autorité du dogme est un islam qui devient lui-même source de vie intellectuelle.
Beaucoup qui se réclament des valeurs modernes de liberté voient cette évolution d'un mauvais œil. Il faut se demander si ce n'est pas sur eux et sur l'authenticité de leurs positions qu'il conviendrait que s'attarde aussi le regard de soupçon.