D’époque en époque, la guerre change. Sans doute en raison de cette capacité de l’homme à inventer de nouveaux outils, et de nouvelles armes. Mais aussi en raison d’un changement dans la relation qui existe entre l’homme et la guerre, en vertu de quoi celle-ci se trouve transformée dans sa conception même. Nos trois amis explorent aujourd’hui quelques étapes décisives de cette transformation.
Ph : Qui d’entre vous a lu l’Iliade ?
Po : Je l’ai lue, mais pas de bout en bout. Plutôt par fragments plus ou moins larges. Mais pourquoi cette question ?
Ph : L’Iliade est avec l’Odyssée un des grands chefs-d’œuvre de la littérature grecque ancienne. Or la violence guerrière y est omniprésente, dans ce qu’elle peut avoir de plus cru. J’ai repensé à ça en vous quittant la dernière fois, en me demandant si l’Iliade n’est pas l’exemple d’un discours beau qui pourtant parle de violence.
Po : Le discours beau de l’Iliade suggèrerait que nous avons affaire à une violence belle. Car il faut bien qu’une fleur, par exemple, soit belle en elle-même pour susciter chez le poète de beaux vers.
Md : Tu veux donc dire que le texte d’Homère ne pourrait se prévaloir de sa beauté si, dans les scènes guerrières qu’il décrit, il n’y avait pas une part au moins de beauté, malgré ce qu’on peut y trouver de barbare ?
Po : C’est bien ça.
Ph : Cette question comporte un enjeu parce que, vous vous en souvenez, on s’est demandé au sujet de la tradition abrahamique si le discours qu’on y trouve au sujet de la guerre n’était pas un discours qui «transforme la guerre». Or il me semble par ailleurs que ce thème de la transformation de la guerre par le discours qui porte sur elle est une de ces questions en suspens sur lesquelles on avait à revenir, conformément au projet qu’on s’est fixés de ne pas laisser ces questions à l’abandon.
Po : Oui, c’est bien ce qu’on s’était promis : reprendre les questions en suspens. Et celle que tu évoques compte parmi elles assurément. A ce propos, les évangiles, qui peuvent être considérés comme des textes littéraires, comportent des éléments qui peuvent aussi alimenter la réflexion sur le thème en question, tout en prolongeant ce que nous avons dit de la violence dans le texte de la Bible, quand nous avons évoqué des figures comme celles de Josué, Elie et Elisée.
Ph : A quoi penses-tu précisément en parlant des évangiles ?
Po : A deux passages de l’évangile selon saint Matthieu. Au chapitre 10, Jésus déclare : «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive». C’est le premier passage, qui est peu connu, je pense, mais qui nous intéresse au plus haut point. Le second passage, plus connu, se trouve au chapitre 5 : «Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, et dent pour dent.
Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre […] Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les Cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes…»
Md : La question qui suit naturellement de ce qui précède est celle-ci : comment peut-on apporter le glaive tout en donnant pareilles recommandations ?
Ph : Une autre question possible serait la suivante : quel sens doit-on donner au mot «glaive» du point de vue de la tradition chrétienne qui a fait des martyrs ses héros ? Et, quand on repense maintenant aux héros de l’Iliade, sur quelle piste cette tradition chrétienne nous met-elle, s’agissant de ce que nous avons appelé la «transformation de la guerre» ?
Md : Sachant d’autre part que cette piste posera bien sûr un problème de concordance avec la tradition juive d’un côté, la tradition musulmane de l’autre.
Ph : Certes. On ne l’ignore pas. C’est pourquoi, pour dire ce que j’attends de la confrontation entre le discours de l’Iliade et celui de l’évangile de Matthieu, j’utilise prudemment et modestement le mot de «piste».
Po : La confrontation entre les deux textes pourrait induire l’idée d’une opposition radicale, avec d’un côté la culture du héros païen, chez qui le courage, la force et l’habileté au combat confèrent les attributs de la beauté, à l’image d’Achille côté achéen, de Hector côté troyen et, d’un autre côté, la culture chrétienne pour laquelle le recours au glaive demeure une notion plutôt énigmatique, une notion qui n’empêche pas en tout cas que le fidèle chrétien tende l’autre joue face à celui qui lui assène un soufflet.
Cette opposition a donné lieu à toute une littérature antichrétienne et nostalgique des idéaux classiques. Mais je ne crois pas que ce soit ici notre propos d’emboîter le pas à cette littérature polémique, ni de nous mêler à ces querelles d’outre Méditerranée.
Ph : Rabâcher les vieilles polémiques n’est pas notre spécialité, et je ne pense pas que ça changera de sitôt. Notre objectif est clair : retrouver la trace d’une politique de transformation de la guerre. Ta question, par ailleurs, est pertinente car, quand on lit l’Iliade, on est appelé à poursuivre le récit avec l’Odyssée. Or l’Odyssée nous met déjà sur la voie d’une transformation de la guerre. Sur la voie du remplacement du corps à corps et du choc des armes dans le combat par l’intelligence et la ruse : ce dont Ulysse est l’incarnation.
Md : Il y aurait donc une première opposition entre l’Iliade et l’Odyssée, qui trouve sa traduction psychologique dans le contraste qui existe entre le personnage d’Achille et celui d’Ulysse… Je n’ai pas, pour ma part, lu l’Iliade. Mais le souvenir me revient d’un passage du chant XX, qui m’a été raconté. Si ma mémoire est bonne, Achille est engagé dans la bataille, après avoir mis un terme à sa période de colère contre ses frères Achéens. Il est armé d’un glaive et d’un javelot. Ses adversaires tombent l’un après l’autre, qui du javelot qui lui perce le cou ou le genou, qui de l’épée qui pénètre ses entrailles. Jusqu’à ce qu’il se trouve face à un certain Trôs, qui ne lui échappe pas non plus. Or le père de ce dernier assistait à la scène et se trouvait tout près.
Face à la puissance et à la fureur du Grec, il se prosterne devant lui et demande la vie sauve. Le texte d’Homère dit : «L’insensé ! Il ne savait pas qu’il ne devait point persuader Achille, car celui-ci n’était pas un mortel au cœur doux, ni une âme tendre, mais un guerrier d’une inexorable violence». Et il poursuit plus loin en décrivant le foie du pauvre homme qui jaillit de son ventre, avec du sang couleur noire qui inonde son ventre et, précision ultime, «l’obscurité qui s’étendit sur ses yeux». Il est donc clair, me semble-t-il, que la conception de l’héroïsme qui prédominait en ces époques, et dans l’Iliade en particulier, n’était pas du genre à se trouver écornée par l’absence de clémence en face de l’ennemi âgé, désarmé et soumis. Mais ce que je voudrais souligner surtout, c’est que l’Iliade a beau être un texte qui est déjà pris dans un mouvement de transformation de la guerre, comme vous le notez, il n’en reste pas moins qu’il fait étalage d’une violence sauvage.
Ph : Oui, c’est cette violence sauvage qui, lorsqu’elle survient dans l’affrontement guerrier, acquiert les attributs de la noblesse et donne lieu à une admiration que le poète ne méconnait pas… Du moins en ces époques reculées.
Po : Une admiration, ou une fascination ?
Ph : C’est l’admiration, plus que la fascination, qui est fertile en vers. La violence guerrière est une violence sauvage, mais c’est une violence qui présente la double caractéristique d’exposer son auteur à la mort et d’être exercée au nom d’une cause qui dépasse les intérêts individuels du guerrier. Comme l’honneur de la cité, ou de la patrie.
Po : Son caractère sauvage s’allie donc à une forme de générosité, de don de soi. Car la guerre n’est pas une razzia. Le guerrier y agit à visage découvert, et ses lettres de noblesse, il les glane en mettant sa vie en jeu.
Md : Mais est-ce ça —le renoncement à soi, à son intérêt vital— qui constitue l’élément admirable, ou n’est-ce pas plutôt le combat lui-même, dans ce qu’il a justement de sauvage ? La question se pose.
Ph : Je pense que c’est l’union des deux qui suscite l’admiration du poète ; que si la même violence était alliée à un esprit de convoitise et de rapine, l’admiration ferait place à de la répulsion…
Po : Et que, en sens inverse, si la disposition au don de soi était dépourvue de toute énergie sauvage, cela n’évoquerait qu’une forme de faiblesse ?
Ph : Oui !
Po : C’est ce que Nietzsche reproche au christianisme : la faiblesse.
Ph : Tout à fait. Mais c’est justement parce que son point de vue sur le christianisme est un point de vue grec : il a le regard de celui qui a endossé l’idéal du héros classique.
Md : N’oublions quand même pas que Nietzsche est fils de pasteur. Il parle donc du monde chrétien en connaisseur.
Ph : Il n’y a pas de doute que c’est ce qui a conforté son point de vue. Mais il s’est quand même trompé. Jésus a bien apporté le glaive sur la terre, comme le rappelle l’évangéliste Matthieu. Il convient pour le comprendre de se détacher et de l’idéal du héros grec —ou au moins de ne pas en faire une norme universelle— et de la vision désolante d’un christianisme décadent, largement compromis dans les politiques de l’Etat allemand et de sa morale «castratrice», comme on dirait aujourd’hui.
Po : Il est temps qu’on se penche donc sur ce glaive qu’apporte Jésus pour mieux voir à quoi il ressemble et comprendre de quelle façon il est manié.
Md : A toi de nous éclairer : c’est toi qui nous l’as posé là sur la table, ce glaive !
Ph : Il serait utile de rappeler dans quel contexte Jésus prononce la parole que tu nous as citée.
Po : Le chapitre 10 de l’évangile de saint Matthieu, dans lequel se trouve la parole en question, est un chapitre dans lequel Jésus présente ses douze disciples, futurs apôtres, et dans lequel il leur livre ses instructions.
Md : On peut supposer que c’est à eux que revient en premier lieu la charge de porter le glaive.
Po : Naturellement. Mais les phrases qui suivent dans le texte ont aussi de quoi étonner. Ils ne suggèrent pas que le glaive vise le démon, comme on le voit dans certaines représentations de l’art chrétien. C’est l’unité de la famille qui est présentée comme la cible : «Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison…»
Md : En somme, les apôtres, et après eux les générations de disciples, auront à user du glaive pour rompre les liens qui font des membres d’une même famille des individus soudés… soudés face à la mission, je suppose.
Po : Oui, c’est l’esprit de clan, dans le sens le plus large du terme, qui est visé, dans la mesure où il sert de forteresse à l’intérieur de laquelle se replient tous les archaïsmes rétifs, tous les conservatismes phobiques. C’est l’ancien monde, auquel s’oppose ce que le texte des évangiles appelle le «royaume de Dieu» et dont le chrétien est appelé à être le sujet.
Ph : La chair dans laquelle le glaive tranche, c’est donc celle qui relie de façon invisible le fils et son père, la fille et sa mère, la belle-fille et sa belle-mère, pour reprendre les termes de l’évangile de Matthieu, mais aussi le membre de tel clan avec l’autre membre du même clan, sachant que par ce mot de clan on peut aller de la famille à la communauté humaine la plus large, comme par exemple le clan occidental ou le clan oriental dont on assiste aujourd’hui au conflit à travers la guerre en Ukraine.
Bref, tous les «royaumes» qui ne sont pas le royaume de Dieu et qui cultivent en leur sein des liens qui reposent aussi bien sur le sang que sur les coutumes et les croyances, sur des allégeances idéologiques quelconques, sont ici dans le rôle du père de Trôs qui a été évoqué tantôt, tandis que l’apôtre est dans le rôle d’Achille.
Po : Je doute cependant que l’apôtre chrétien, et la multitude de ses disciples à travers les siècles, aient eu la même violence sauvage que le héros grec…
Ph : La manière dont ce glaive est manié ne donne pas lieu à spectacle. Car son usage tient tout entier dans la parole. Mais celui qui le manie peut se montrer tout aussi impitoyable.
Po : Il est clair que cet usage du glaive transforme la guerre. Il est clair aussi que toutes les guerres menées par les Chrétiens au nom de leur religion n’ont pas été à ce niveau de transformation…
Ph : Tu penses à tous ces «Croisés» qui ont manié le glaive à la manière d’Achille, depuis la fin de l’Antiquité jusqu’aux époques coloniales, en passant par la période des conquêtes des Amériques et autres contrées lointaines, où le mousquet et le fusil ont pris le relai ? Leur guerre a côtoyé celle des apôtres, dont la parole était le seul glaive : elle l’a côtoyée en en pervertissant l’image.
Md : C’est encore un débat : dans quelles mesures les «apôtres» ont subi cette forme plus ancienne de guerre menée en leur nom, dans quelles mesures ils ne s’en sont pas accommodés, dans quelles mesures ils n’y ont pas trouvé leur compte malgré les récriminations, dans quelles mesures ils n’y ont pas apposé parfois le sceau de leur bénédiction… Autant de questions qu’on peut se poser, mais qui nous éloigneraient ici de notre sujet. Lequel est la «transformation de la guerre».
Ph : Comme nous l’avons dit, cette transformation chrétienne de la guerre aurait besoin d’être confrontée à la juive et à la musulmane. De manière à s’en faire une idée plus générale en tant que phénomène propre à la tradition abrahamique. Mais, pour être propre à la tradition abrahamique, cette dernière n’en a pas l’exclusivité. Nous l’avons relevé tantôt : il y a, de l’Iliade à l’Odyssée, une transformation de la guerre. Il faut rappeler ici qu’Ulysse ne veut pas aller guerroyer contre les Troyens : il y va contraint et forcé.
C’est un héros qui demeure étranger aux mêlées, même s’il ne se dérobe pas au combat. Ses faits d’arme, on les découvre surtout à la fin du récit, quand il rejoint enfin sa ville d’Ithaque et qu’il trouve les prétendants en train de faire ripaille dans sa maison en attendant que son épouse Pénélope se donne à l’un d’entre eux. Sa guerre est une guerre de défense du territoire familial, d’un «foyer», non une guerre qui éloigne de chez soi et qui est destinée à venger l’honneur d’un des siens en raison d’un rapt dont la victime —Hélène— était plus ou moins consentante. Son arme est plus l’arc dont on décoche la flèche de loin, que le glaive et le javelot qui requièrent une proximité physique de l’ennemi. Y a-t-il quelque chose comme une continuité entre cette évolution et celle qui se laisse deviner dans la tradition abrahamique ? C’est à voir !