De tout temps, l’homme a éprouvé une passion pour la guerre. On peut d’ailleurs affirmer que les querelles de doctrine et les disputes de territoire n’ont souvent été que de simples prétextes pour assouvir cette passion dangereuse. Comment le poète, qui cultive à l’égard de cette passion une relation ambivalente, peut-il être celui par qui la guerre est sauvée de l’absurde pour aller à la conquête d’une expérience qui a des résonances dans l’activité poétique ? Telle est la question qui anime aujourd’hui le débat entre nos trois amis, le philosophe, le poète et le médecin.
Ph : Parmi les techniques dont se servent les cavaliers pour calmer leur cheval quand il s’emballe au galop, il y en a une qui a retenu mon attention depuis fort longtemps. Elle consiste à pousser le cheval au-delà de l’allure qu’il s’est donné et, une fois la chose accomplie, le ramener progressivement à une allure plus modérée, jusqu’à l’arrêt. Bien sûr, ça suppose une grande maîtrise, une capacité à soutenir, sans craindre la chute, une vitesse folle…
Md : Cette technique, le psychiatre peut très bien la faire sienne dans sa relation à son patient…
Ph : Comment tu le conçois ?
Md : Le malade est un individu dont le désordre psychique le coupe de la société des hommes, et cette situation de rupture d’avec autrui est un facteur d’angoisse qui l’empêche de comprendre sa situation et de se trouver des motifs d’apaisement. C’est pourquoi un des premiers objectifs du psychiatre est de faire en sorte que le contact soit rétabli entre le malade et autrui et, bien sûr, c’est à travers sa propre personne que cela va se faire. Or il n’est pas question, à ce stade, de tenter d’arracher le malade à son propre monde pour l’amener au sien, ou à celui de la communauté des hommes sains.
Il n’est pas question de tenter d’entreprendre ce qui n’aurait pas d’autre sens qu’une mise au pas, et qui ne ferait en réalité qu’aggraver la rupture, loin de la réduire. Si on veut réellement sortir le malade de son état de solitude, il faut le rejoindre dans son désordre. Cette action présente un triple intérêt. Tout d’abord, il n’est plus possible d’être assimilé à une instance de jugement, ou d’excommunication quelconque. Ensuite, l’angoisse est remplacée chez le malade par du réconfort et un sentiment de gratitude.
Être rejoint dans son no man’s land est bien compris comme un acte de courage dont la motivation est son salut à soi. Enfin, le malade perçoit à travers le médecin qu’il est possible d’appartenir au monde du désordre sans s’y laisser enfermer, sans que cela empêche de se frayer un chemin vers le monde d’autrui et d’y avoir sa place entière…
Po : L’exemple du cavalier suggère qu’il ne suffit pas de rejoindre : il faut aller au-delà !
Md : Aller au-delà, c’est créer la situation en laquelle il devient possible pour le malade, dans son face-à-face, de se dire : le fou, c’est lui… Lui le médecin ! Et pouvoir dire ça, c’est se libérer de «le fou, c’est moi». Le malade n’est rejoint dans sa solitude qu’en créant devant lui la situation d’une seconde rupture tragique, d’une autre solitude. Celle, donc, du médecin lui-même… A la faveur de quoi il cesse d’être obnubilé par son mal et redécouvre la possibilité de la souffrance en l’autre.
Po : Il est vrai que c’est par cette parole —«le fou, c’est moi»— que le malade scelle son état de solitude. Qu’il puisse dire «le fou, c’est l’autre» fait sauter un verrou.
Ph : Il arrive pourtant que le fou se dise «le fou, c’est l’autre» et que ça ne corresponde en aucune manière à un début de dénouement.
Md : La situation à laquelle tu penses est complètement différente et donne au mot «fou» une autre résonance : le fou, ici, c’est celui qui perd sa légitimité en tant qu’homme parmi les autres hommes. On est dans une logique d’exclusion. Quand je dis que le fou découvre dans la personne du médecin la possibilité d’un «le fou, c’est lui», c’est de souffrance qu’il s’agit, et de compassion. Il comprend qu’il existe en dehors de lui une expérience tragique de solitude. Et il a raison de comprendre ça, parce que même si le médecin se contente en un sens de feindre le désordre de la folie, la feinte révèle une vérité plus qu’elle ne crée une illusion. Autrement dit, faire semblant d’être fou, c’est descendre dans sa propre folie, l’investir, lui donner corps, et pas du tout mimer quelque chose qui serait étranger à soi.
Po : Le psychiatre jouerait sa propre folie pour rejoindre celle de son patient.
Md : Pour rejoindre celle de son patient, en effet, et donc pour rompre sa solitude.
Ph : Oui, c’est bien de ça qu’il s’agit. Mais j’estime important d’insister sur le fait que la solitude du malade n’est rompue que par l’irruption devant lui d’une autre solitude, et non pas du tout par une volonté de le tirer vers la chaleur d’une communauté existante. C’est en ça que le médecin se démarque du guérisseur improvisé qui, lui, serait tenté de forcer une intégration…
Po : Une phagocytose, dirions-nous !
Md : Oui, et c’est en ça que l’incompétence du charlatan n’exhibe une volonté de guérir que pour mieux redoubler une violence en sous-main. Car forcer l’intégration, c’est violenter. Et ça n’a rien à voir avec cette belle violence dont j’ai eu l’occasion de vous parler lors d’une précédente rencontre.
Ph : Tu avais pourtant, si je me souviens bien, utilisé des mots comme «arracher à un monde» et «projeter dans un autre monde»…
Md : Oui, en précisant que ce monde dans lequel il s’agissait de projeter le malade, c’était celui avec lequel il s’était réconcilié, qu’il avait reconnu comme sien parce que c’était celui du projet d’existence qu’il avait accepté de reprendre à nouveaux frais, en dépit des difficultés. Et cela n’avait été rendu possible que parce que l’angoisse de la solitude avait été calmée : calmée et non ignorée ou niée.
Po : L’image qui me vient est celle de l’enfant qu’on remet en selle après qu’il ait fait une mauvaise chute à vélo. Il faut l’avoir consolé de ses blessures et laissé le désir monter en lui à nouveau des grands espaces qu’on conquiert, en l’assurant que ce désir est saint.
Ph : Je reviens, si vous le permettez, à mon image à moi : celle du cavalier. Si je l’ai évoquée, c’est pour engager sur une certaine piste la réflexion que nous menons sur la guerre et sa transformation. Mon sentiment est que le monde actuel est engagé dans un effort qui vise à freiner les tentations guerrières. Quand je dis freiner, ce n’est pas seulement tirer la bride vers soi. C’est aussi multiplier les actions de diversion, c’est créer des exutoires, c’est simuler des situations guerrières aux fins de dissuasion… Beaucoup de gens passent à côté de ce manège préventif sans rien voir.
Le fait est que, depuis les guerres mondiales qui ont marqué le siècle dernier, et à vrai dire depuis la création de la Société des Nations en 1919, il existe parmi les dirigeants des grandes nations quelque chose comme un collège de sages dont la tâche est de faire en sorte que les tragédies à grande échelle ne se reproduisent plus. La mission est d’autant plus sacrée désormais que l’arme nucléaire confère à tout conflit futur une dimension apocalyptique effrayante.
Il ne faut pas s’y tromper : il y a une sorte de myopie chez le commun des mortels quand il s’agit de l’horreur de la guerre. L’amnésie y est pour beaucoup. L’instinct de revanche aussi. Mais surtout, il y a le déni… C’est seulement quand la guerre est à nouveau là, et qu’elle est résolue à ne pas faire marche arrière, qu’on se souvient à nouveau des souffrances qu’elle réserve. Mais alors c’est trop tard : l’engrenage broie tous les efforts que les hommes peuvent déployer afin de retrouver la vie d’avant.
Il s’agit, par conséquent, de faire en sorte qu’on n’atteigne jamais le point de non-retour. Et c’est en un sens un travail très louable que d’y œuvrer par toutes ces actions préventives auxquelles je faisais allusion. Mais ce que je dis, c’est que nous sommes en présence d’une action désespérée : le cheval ne sera pas calmé de cette façon. Il poursuivra sa course folle.
Md : Et donc, ce que tu suggères, c’est que, comme ton cavalier expert, l’on aille au-delà de la folie de sa course folle…
Ph : Il me semble en tout cas que cette option est à explorer de façon sérieuse. L’idée est que c’est par la guerre qu’on vainc la guerre, et non par la paix. De la même manière que c’est par un surcroît de folie dans l’allure qu’on dompte le cheval qui s’emballe dans son galop.
Po : Il resterait à savoir ce que veut dire, plus précisément : aller au-delà de la folie guerrière du monde.
Ph : Certes. Mais nous avons des exemples dans le passé qui peuvent nous servir d’indications. A vrai dire, je pense que c’est par la littérature et la poésie qu’on obtient cette surenchère salutaire de la guerre sur la guerre.
Md : Tu ne veux quand même pas dire que tous ces poètes qui ont chanté les hauts faits des guerriers étaient, pour ainsi dire, dans le rôle de ton cavalier ?
Ph : Non, pas exactement. Et je ne voudrais pas non plus qu’on se méprenne sur ma pensée. Il y a toute une poésie qui a dévoilé la profonde souffrance de la guerre, sa barbarie, son absurdité. Je pense au Dormeur du val, de Rimbaud… Au Grodek, de l’autrichien Goeorg Trakl. Vous connaissez ? «Le soir dans les forêts d’automne résonnent / Les armes mortelles, sur les plaines dorées / Et les lacs bleus, le soleil / Assombri, roule et s’en va ; la nuit embrasse / Des combattants mourants, la plainte sauvage / De leur bouches brisées…».
Po : C’est la guerre vue du côté nocturne des victimes. Mais en quoi la littérature et la poésie peuvent-elles aller au-delà de la violence de la guerre pour, ensuite, la calmer ?
Ph : Vous vous souvenez des tout derniers propos que nous avons échangés la dernière fois ? Nous nous étions proposé d’examiner le bien-fondé de l’idée suivante, à savoir qu’il y a supériorité de la parole sur l’action quand il s’agit de transformer la guerre. Et par «transformer la guerre», nous voulions dire à la fois l’apprivoiser et la porter à sa plus haute intensité…
Po : Oui, et il était évident que tout ça méritait d’amples éclaircissements. Mais je devine bien sûr le lien entre le thème de la transformation de la guerre et ce dont nous parlons à présent à travers l’image du cavalier…
Ph : En quoi, dis-tu, la littérature et la poésie peuvent-elles aller au-delà de la violence de la guerre ? Il pourrait paraitre évident que ce qui va au-delà de cette violence, c’est un surcroît de barbarie, de sang et de destruction. Le problème, c’est qu’aussi loin que l’on pousse la sauvagerie de la guerre, ce sera toujours la guerre, dans toute son horreur et toute sa misère. Ce qui en revanche peut la pousser au-delà d’elle-même, vers son point extrême, c’est la parole du poète.
Po : Quelle parole ? Est-ce celle d’Homère dans l’Iliade quand il magnifie par ses vers les exploits guerriers des héros qu’il met en scène ? Celle des anciens poètes de l’ère préislamique en Arabie qui ont donné aux faits d’arme le statut de thème quasi obligé dans leurs qasidas ? Est-ce celle des poètes courtisans qui, pour de l’argent et des faveurs, tressaient des lauriers aux princes belliqueux qu’ils servaient ?
Ph : Il y a une chose à laquelle les poètes, à travers les âges et les cultures, ont tenu à rendre hommage, c’est la capacité du guerrier à jouer sa vie. Ce qui les intéresse dans la guerre, c’est ce moment où l’homme n’est plus esclave de son vouloir-vivre. Il sait qu’il peut périr dans l’instant, que tout peut prendre fin pour lui mais, parce qu’on est dans la guerre, la chose n’a plus d’importance pour lui.
C’est une expérience de liberté unique, une ivresse face à laquelle se tait toute autre considération, s’effacent tous les petits calculs par lesquels on croit s’assurer les conditions d’un bonheur et d’une longue vie. Et il n’y a rien d’étonnant à ça : le poète se sent une affinité profonde avec cette attitude particulière du guerrier. En un sens, c’est lui-même qu’il honore en honorant le guerrier. Cet amour de la vie qui va jusqu’au geste de l’exposer, donc de la donner, c’est quelque chose qu’il éprouve dans les vastes élans de son travail de création.
Md : Dirais-tu par conséquent que c’est parce qu’il voit le guerrier dans le prisme du poète que ce dernier porte la guerre à son point ultime ?
Ph : Ce que je dirais, c’est que le poète perçoit ce qu’il y a de plus humain et en même temps de plus tragique dans la guerre, et il le magnifie. Bien sûr, il y a des poètes qui ne font que rimailler et chez qui le vers prend un accent servile : ceux-là n’iront pas trouver dans la guerre ce dont on parle, ce moment de l’engagement grâce auquel le guerrier —l’homme en général devrais-je dire—, respire l’air violent d’une liberté où l’attachement à la vie cesse lui-même de le tenir.
Le héros guerrier que chante le poète —qui n’est jamais un «soldat»— est celui pour qui la vraie patrie est cet air de liberté qu’il respire et dont il découvre qu’il le rend proche des dieux. Voilà pourquoi il arrive souvent que les poètes anciens lui attribuent le titre d’immortel : c’est que la guerre a révélé en lui une âme dont l’humanité rime avec divinité, précisément parce qu’elle s’est libérée de tout ce qui la retient à la vie. Maintenant, la guerre, ce n’est pas que cela : c’est aussi de la brutalité, de la férocité, de la cupidité… Autant de choses par lesquelles l’homme non seulement se détourne de sa divinité, mais enfouit profondément sous terre sa propre humanité. Or ce n’est pas par-là que la guerre peut être portée à son point le plus haut.
Quand la barbarie et la désolation tiennent lieu de nouvel ordre, la guerre elle-même perd son sens et devient une intruse. Ce qui, de mon point de vue en tout cas, sauve la guerre de son effondrement dans la pure et simple sauvagerie et la pousse ensuite au-delà d’elle-même, c’est justement ce par quoi le poète trouve à la magnifier. C’est dans sa parole qu’elle se révèle…
Po : Mais sa parole peut se contenter de nous faire le récit d’une guerre qui n’a jamais existé. Car elle lui suffit pour nous peindre l’homme en train de jouer sa vie et de goûter au nectar des dieux. En quoi, dans ces conditions, peut-on dire que la parole du poète a poussé la guerre au-delà d’elle-même ?
Md : Peut-être bien que le poète n’est jamais aussi bon à cet exercice que lorsqu’il sauve la guerre de ses errements, de son affaissement dans l’absurde… Que c’est lorsque le monde s’assombrit dans les plaines où gisent des corps aux mâchoires brisées que son chant s’élève dans toute sa pureté pour dire le vrai combat qui seul donne sens à la guerre… Autrement dit, le poète n’est jamais autant capable de hisser la guerre vers ses sommets que lorsqu’il accourt pour la sauver de sa chute.
Ph : C’est ce qu’a fait Homère, et c’est à mon avis ce qu’ont fait tous les grands poètes après lui : ils ont marché sur le fil de ce paradoxe en vertu duquel c’est en poussant la guerre à aller au terme ultime de son accomplissement sur le terrain de l’Histoire qu’ils l’ont sauvée de sa folie d’une part et qu’ils ont donné à l’homme la possibilité de s’en libérer et de jouir de la vraie paix d’autre part.
Po : Et en ça ils se seraient comportés en habiles cavaliers, n’est-ce pas ! Mais notre idée n’était-elle pas que la guerre que se mènent les hommes est comme vouée à migrer sur le terrain de la parole ? Que faut-il penser : que la parole dompte la guerre ou qu’elle la ramène dans l’espace de son domaine ? Il me semble que c’est un point qui reste à éclaircir.