Même l’éditorialiste du Monde s’en est aperçu : une situation est en train de se former — une « confrontation ». Entre « deux visions irréductibles », dont l’issue sera tranchée par une « bataille politique ». Tant de mots belliqueux dans l’organe de la démocratie libérale avancée (Giscard, Le Monde est essentiellement giscardien) : l’heure est grave. C’est tellement sérieux qu’il y a un lien associé à « deux visions irréductibles ». Forcément on clique. On attendait une gigantomachie, peut-être même une évocation de la lutte des classes. À la place de La Guerre des mondes on tombe sur Martine s’est disputée.
Deux « visions » donc. Première vision : la réforme se fait en froissant Laurent Berger. C’est assez grave. Cependant : la réforme. Deuxième vision : la réforme se fait avec la bénédiction de Laurent Berger. On est soulagé, on dit « dialogue social », « démocratie apaisée » — c’est une « autre vision ». Retraites réformées avec Laurent Berger / sans Laurent Berger : « deux visions irréductibles ».
Nouvelle illustration de l’écart parfois béant qui peut exister entre les contenus d’un journal et leur montage éditorial, les articles (raisonnablement) critiques sur la réforme des retraites n’empêchent pas que la ligne, celle qui est faite par les prises de position explicites, livre une vision, cette fois c’est le cas de le dire, une vision de la « confrontation irréductible » d’une ampleur assez comparable à la différence de moustache entre Dupond et Dupont. Voilà l’intensité du conflit pensable dans une tête d’éditorialiste. Dans la vision éditorialisée du Monde les « confrontations » ont pour objet le deuxième chiffre après la virgule – le premier chiffre avant est le cela-va-de-soi.
La-Réforme (signifiant vide)
Tout le monde (éditorialistes mis à part) a désormais bien compris que « réforme » était le mot-codé pour dire « service du capital » : lui donner directement de l’argent (nous avons découvert récemment dans quelles proportions astronomiques), étendre ses latitudes stratégiques (par démantèlement du cadre légal et réglementaire), accroître le périmètre de ses activités (par démolition programmée et remise au privé de tout ce qui était collectif et hors-marché), augmenter sans fin son pouvoir sur le travail. « Réforme » n’est pas qu’un mot-codé, c’est un recouvrement. Car il va sans dire qu’aucune des finalités réelles des « réformes » ne supporterait un instant d’être exposée en pleine lumière.
Il se trouve que le capital peut compter sur toute une sous-classe de laquais intellectuels, éditorialistes médiocres, interviewers du matin, pochtrons de talk-shows, économistes vendus, Nicolas Bouzou, pour faire vivre ce recouvrement et blatérer sans fin « réforme, réforme… ». Et même, pour finir : « la Réforme ». C’est à ce moment d’ailleurs qu’on entre dans un autre régime discursif. Car « la Réforme » devient une créature autonome, une injonction sans cause ni raison, autotélique : elle est à elle-même sa propre fin. Pourquoi réformer ? Parce qu’il faut réformer. En raccourci : pourquoi réformer ? Parce que.
La-Réforme se vide alors de toute justification discutable – étant entendu qu’elle conserve toutes les intentions imprésentables du service du capital. Certes, pour les gouvernants, il faut bien continuer de dire « quelque chose » dans l’espace public, « quelque chose » qui soit répétable en boucle par les libres automates du micro et de la colonne. Mais comme on sait, dans une discussion publique aussi mal régulée par des médiateurs toujours déjà gagnés à La-Réforme (il suffit d’écouter une seule interview de Léa Salamé ou de Caroline Roux pour savoir à quoi s’en tenir), dans une discussion publique aussi mal régulée, donc, en guise de « quelque chose », il est toujours possible de dire n’importe quoi sans crainte de rencontrer la moindre contradiction.
On n’aura sans doute jamais aussi bien illustré cette possibilité qu’à propos de la présente réforme des retraites dont les justifications successives finissent par ressembler à un rayon renversé du Bazar de l’Hôtel de Ville. On nous dit d’abord qu’il s’agit de dégager des ressources financières pour « investir massivement » : l’éducation, l’hôpital, la transition écologique — qui, conformément à l’essence du macronisme, seront essentiellement payés de mots et ne verront pas la couleur d’un euro réel. Et puis un beau jour : envolés les investissements d’avenir. En fait, on réforme car « le système est en péril » (comme depuis trente ans). Il faut donc bien « le sauver » et, là aussi, selon une méthode très propre au macronisme : à coups de pelle — il n’est que de voir comment depuis 2017 on « sauve » l’éducation nationale, l’hôpital, EDF, les transports publics, l’assurance-chômage, etc. Réflexion faite, finalement « l’objectif, c’est que les salariés n’arrivent pas cassés à la retraite ». Objectif qui devrait être atteint assez facilement puisque, la pénibilité ayant été récusée sur avis présidentiel, puis ses critères supprimés, personne ne peut plus trouver le travail pénible.
La politique des signes
Des indiscrétions rapportent que les macronistes eux-mêmes finissent par ne plus trop savoir pour quoi on fait cette réforme. En fait, pour en retrouver le fil, il suffit de se rapporter aux déclarations du chef lui-même qui a assez souvent la candeur des grands malades mentaux. « Ce qui se joue, c’est mon autorité […] On ne reculera pas ». Un caïd en costume trois-pièces. Voilà pourquoi des millions de salariés vont passer à l’équarrissage, connaître la retraite à l’état de complète déglingue, s’ils l’atteignent jamais : pour que le morveux reçoive sa satisfaction d’avoir fait acte d’« autorité ». Voilà de quoi le vide de La-Réforme peut se remplir. On peut y mettre ça : l’autorité du morveux.
Quand La-Réforme devient intransitive, quand elle devient la réforme pour la réforme, le champ politique, lui, devient un empire du signe, un théâtre d’ombres entièrement occupé par des émissions de signes, sans plus aucune considération pour la réalité – pour les effets réels, pour les conséquences réelles. Dans les politiques publiques, ne comptent plus que les signes qu’elles envoient, à des publics remarquablement restreints, marchés financiers, éditocrates, autres agents du champ politique institutionnel. Ce qui n’est pas illogique d’une certaine manière : puisque les institutions politiques, surtout celles de la Ve République, organisent la parfaite séparation des gouvernants et des gouvernés, autant ne parler qu’à ceux qui comptent : les marchés, les patrons, les possibles partenaires de futures alliances électorales, les journalistes qui répètent sur le mode de la libre conviction.
Ainsi, par exemple, Darmanin peut-il lâcher à intervalles réguliers ses petits étrons fascistoïdes avec pour seule rationalité d’envoyer des signes — à l’électorat du RN, à la presse fascistoïde, à de futurs alliés fascistoïdes. Pendant ce temps-là, toute la société est entraînée vers le fascisme, poisson pourri par la tête. Pendant ce temps-là, la police tue dans les quartiers, la surveillance généralisée tourne chinoise, la contestation politique est criminalisée. Mais quelle importance ? Les intéressés n’ont pas voix au chapitre. Seuls comptent les effets des signes dans le dé à coudre où ils ont vocation à porter.
Pour Macron, les retraites sont une occasion d’émettre un signe : il est un « réformateur ». Il est tout entier commis à la réforme — à La-Réforme. Tel quel, ça ne veut rigoureusement rien dire. C’est pourtant au nom de ce non sens qu’on envisage l’âme claire de briser le corps des salariés. Car les signes coupés de la réalité n’en ont pas moins des effets dans la réalité — hors du dé à coudre — : des vies sont massacrées.
Une « vision »
Évidemment, le contenu de politique publique qui porte le signe ne peut pas être totalement arbitraire. En France, par exemple, les retraites, et plus généralement l’État social, plus exactement la démolition de l’État social, figure honnie de ce qui résiste encore au marché, est par excellence le lieu du signe « La-Réforme ». Pour émettre un vrai bon signe « Réforme », il faut s’en prendre à l’État social, c’est-à-dire à tout ce qui prémunit les gens de tomber dans la capture par le marché, dans ses discriminations des clientèles par les prix, ses inégalités structurelles, sa précarité instituée. Le Monde cherchait des « visions » en « confrontation irréductible ». En voici une.
C’est la vision de la classe gavée. Celle du travail saccagé par PowerPoints interposés, du travail rendu odieux, destructeur, meurtrier parfois, dont on s’étonne alors que les salariés ne veuillent pas y consacrer une année de plus. La valeur-travail se perd, blatère le camp unifié de La-Réforme. Et ça n’est pas faux : la valeur-équarrissage est en baisse.
C’est la vision de la pensée-startup, dont l’insondable bêtise a été portée aux commandes de la société tout entière. La vision de la corruption généralisée, Macron-McKinsey, Macron-Uber, Kohler, Pannier-Runacher, Pénicaud, liste interminable des mis en examen, des conflits d’intérêt et des pantouflages honteux de la « République exemplaire » — qu’on n’aurait vus se maintenir dans aucun autre pays à démocratie minimale.
Et puis, et surtout, la vision de l’obscénité, l’obscénité crasse, sans frein, propre aux fins de régime, obscénité des exosquelettes et des genouillères pour carreleurs, obscénité des gavés qui dissertent du travail en général à partir de leur situation de travail en particulier (ils ne tiendraient pas le choc trois semaines sur un chantier, en Ehpad, devant une classe ou dans un entrepôt), obscénité du mensonge stupéfiant (« Une réforme de justice sociale »), obscénité de Marie-Antoinette en promenade, « En France on a de la chance, dans quel pays c’est mieux, l’éducation, la santé ? » quand des patients meurent par dizaines aux urgences ou sont allongés par terre, une coulée continue d’obscénité qui n’en finit plus de croître, de passer cap après cap.
On ne sait pas si c’est avec ou sans Laurent Berger, mais, en effet, c’est une « vision » (en fait on sait : globalement, avec). On sait aussi que les retraites n’en sont que l’emblème, particulièrement glorieux. On n’oublie pas non plus qu’il y a tout le reste avec, que c’est de tout le reste aussi qu’il faut se débarrasser. Et qu’il se présente un moment.
La goutte de trop et le moment
Dans une intervention qui gagnerait à être rendue largement publique pour que les gens mesurent mieux leur pouvoir réel de contestation quand elle se réveille et se donne une forme débordante, Édouard Philippe fait part de son propre étonnement à avoir réussi à imposer l’invraisemblable série des contre-réformes Macron-1 : « On est en 2017, on fait les ordonnances Travail. Moi je me dis ça va être terrible.
Mais on fait les ordonnances Travail, et ça passe. On fait la réforme SNCF, et ça passe. On impose la sélection à l’entrée des universités, et ça passe ». Résumons : on monte cran après cran dans la régression sociale, on serre les fesses à chaque fois, et à chaque fois ça passe, c’est à peine croyable, c’est merveilleux. « Et donc on se dit que, même quand ça crispe, il faut y aller. Et on y va ». « On y va » et « Ça passe », voilà ce qu’il est temps d’effacer de leurs pensées d’antichambre, comme ces sourires d’ahuris de leurs visages.
Édouard Philippe est une brute, mais il n’est pas aussi fou que l’autre à l’Élysée. Il a vaguement conscience des limites : « On peut savoir si le vase est bientôt rempli. [Mais] on ne sait jamais laquelle des gouttes est la dernière ». Voyons : inflation terrassante pour les plus pauvres, pénuries de médicaments de base, services publics détruits, massacre des chômeurs, montée de la précarité médicale, est-ce que ça fait un vase convenablement rempli ? Plutôt, oui. C’est le bilan de « la vision ». Il est sans équivoque.
Le renversement d’une « vision » a peu de chances de se faire à froid. Mais comme avec la taxe carbone pour les « gilets jaunes », voilà que le gouvernement, juste pour faire « Réformateur » avec les retraites, a l’obligeance d’allumer tous les brûleurs. Donc de nous préparer l’occasion d’un moment. C’est une opportunité sans pareille. Le macronisme décide de jouer son signe « Réformateur » sur les retraites ? C’est le moment de le mettre en échec tout entier. Surtout ne pas le louper. Maintenant il est temps de s’expliquer.