Chevaucher sur le dos du léopard allemand vers le risque d’une guerre majeure
Il y a trente ans, l’Allemagne a été réunifiée, grâce au bon sens et à la générosité de Moscou. Trente ans plus tard, les fils politiques d’Helmuth Kohl, petits fils de ceux qui ont envahi l’URSS en 1941, débattent de l’envoi de chars allemands pour combattre la Russie. Et le combat aura lieu en Ukraine, l’un des principaux théâtres du grand massacre déclenché par l’Allemagne à l’époque.
« Leopard » est désormais le nom de ces chars qui vont marcher sur les ornières laissées il y a des années par ces « Tigres » et « Panthers », sur les os de plus de vingt millions de « sous-hommes » (Untermenschen) soviétiques. Si quelqu’un avait dit en octobre 1990, en pleine célébration de la réunification, que dans une génération les chars allemands remettraient le pied sur cette terre, il aurait été pris pour un fou. Mais c’est précisément ce qui sera décidé le 20 janvier sur la base de Ramstein, en Allemagne, où se réunira le « groupe de contact sur l’Ukraine », sous la direction des États-Unis.
Les « Léopards » étant allemands, c’est au gouvernement allemand de décider si les chars qu’il a vendus à ses partenaires européens peuvent être transférés à l’Ukraine. « Refuser de le faire serait un acte inamical envers la Pologne et l’Ukraine », peut-on lire dans Handelsblatt.
Les Verts et les libéraux de la coalition gouvernementale demandent le feu vert pour le transport des chars. La pression politique, médiatique et internationale est intense et irrésistible pour le timide chancelier social-démocrate Olaf Scholz.
« La conduite de la Russie dans cette guerre ressemble en de nombreux endroits à la guerre d’anéantissement des SS et de la Wehrmacht contre l’Union soviétique », déclare le politicien Vert Jürgen Trittin. « Il s’agit d’une guerre d’anéantissement comme celle menée par l’Allemagne hitlérienne sur le sol soviétique et surtout ukrainien entre 1941 et 1944 », convient son collègue chrétien-démocrate Roderich Kiesewetter. Les lobbyistes des entreprises d’armement se déchaînent. Wolfgang Ischinger, ancien ambassadeur et ancien président de la Conférence sur la sécurité de Munich, l’un des plus célèbres, appelle à l’organisation d’une « économie de guerre » en Allemagne.
« L’Ukraine tire autant de munitions en un jour que nous en produisons ici en six mois, nous devons prendre l’initiative et demander aux entreprises d’armement européennes de produire plus d’armes et de munitions, il ne s’agit pas seulement de fournir des chars, mais aussi des munitions pour l’artillerie, des missiles, des drones, des systèmes de défense aérienne et bien plus encore, mais nous avons besoin de priorités politiques pour que l’industrie ait des lignes directrices », dit-il.
Le Parlement européen appelle également à la création d’un consortium de pays ayant des « Léopards » dans leurs armées pour les envoyer en Ukraine, à l’initiative des Verts. « La Finlande et la Pologne le demandent », explique l’eurodéputé Vert Reinhardt Bütikofer, et il ne s’agit pas d’envoyer quelques chars, mais d’un « soutien à l’Ukraine qui entraînera un changement qualitatif de la situation sur le champ de bataille ».
Le Parlement européen, qui a déjà demandé le 6 octobre l’envoi de chars lourds en Ukraine, exige, purement et simplement, une bataille de chars victorieuse contre la Russie en Ukraine. Les enfants de Kohl et les petits enfants de ceux qui ont été vaincus à Stalingrad, qui composent le gouvernement de coalition allemand, envoient à nouveau des chars pour tirer sur les Russes ? Ces gens ont perdu toute mémoire et toute retenue. Point final et définitif de la responsabilité historique de l’Allemagne. Mais il y a quelque chose d’encore plus grave.
Ce qui se passe actuellement en Europe est une pure folie. Sont-ils devenus fous ? Pour comprendre la question, il est nécessaire d’expliquer le « plan de bataille » historique de l’OTAN en Europe pendant la guerre froide…
L’URSS disposant d’une supériorité numérique conventionnelle, le plan soviétique en cas de guerre consistait à « atteindre le passage de Calais en 48 heures » par un barrage massif de chars sur les troupes du Pacte de Varsovie stationnées sur la ligne de front. Pour ralentir ce processus et donner aux Etasuniens le temps de débarquer leurs renforts sur le continent, le plan occidental consistait à utiliser des armes nucléaires tactiques contre la masse blindée de l’adversaire. Ces armes ont été inventées par les États-Unis à la fin des années 1950, d’abord sous forme de bombes nucléaires, puis de munitions d’artillerie et de missiles nucléaires, et déployées en Europe.
Moscou les a suivis, toujours tardivement, comme elle l’a fait pour d’autres inventions américaines (le missile intercontinental, les sous-marins et l’aviation stratégique, les missiles à têtes multiples, la militarisation de l’espace, etc…) et dispose aujourd’hui de quelque 1 900 armes nucléaires tactiques.
Que ferait la Russie si elle était submergée par la grande vague victorieuse de chars occidentaux modernes que le Parlement européen exige de lancer contre elle ? Avec leur cynisme habituel, les commentateurs et les experts qui défilent sur les chaînes de télévision russes ne s’en cachent pas : si quelques dizaines de chars seulement sont envoyés, le mouvement sera anecdotique, mais si l’offre est massive, la Russie fera ce que l’Occident avait prévu de faire pour éviter d’être submergé par les chars du Pacte de Varsovie pendant la guerre froide, disent-ils. Avec des chars allemands tirant à nouveau sur des Russes, l’analogie historique douteuse du Kremlin d’une nouvelle « grande guerre patriotique », avec laquelle l’élite russe galvanise sa population, serait confirmée. L’Occident comprend-il ce que tout cela signifie ?
Le président Biden a exclu toute fourniture d’armes offensives à l’Ukraine pour cette raison en mars. « L’idée que nous allons envoyer du matériel offensif en Ukraine, avec des avions et des chars étasuniens, des pilotes et des équipages, s’appelle la troisième guerre mondiale », avait-il alors déclaré. En mai, M. Biden lui-même a écrit dans le New York Times que « nous n’encourageons ni ne permettons à l’Ukraine d’attaquer au-delà de ses frontières ». Et toujours en juin, le président français Emmanuel Macron a confirmé : « nous n’allons pas faire la guerre, donc nous avons décidé de ne pas fournir certaines armes, notamment des avions de chasse et des chars ». Sept mois plus tard, la situation a radicalement changé : « nous ne disons pas à Kiev : n’attaquez pas les Russes » (en dehors de votre territoire), a déclaré le Times of London citant un porte-parole du gouvernement étasunien. Pour l’instant, ils enverront des chars, puis, pourquoi pas, des avions et des missiles, et enfin des soldats, affirme le député allemand de Die Linke, Sevim Dagdelen, selon qui « envoyer des armes est le ticket pour la guerre, le ticket pour la troisième guerre mondiale ».
Pour que l’Ukraine « gagne » cette guerre et récupère la Crimée, l’OTAN doit entrer en guerre. C’est précisément ce que veulent le gouvernement de Kiev, les Polonais et les Baltes.
« Les Ukrainiens ne veulent pas de cessez-le-feu, cela ne fait que renforcer les Russes, l’envoi de systèmes de missiles et de chars modernes est la condition préalable à un armistice », écrit la députée ukrainienne Inna Sovsun dans une chronique de Die Welt. Les lobbyistes du secteur de l’armement minimisent la question : « En fournissant des chars à une nation attaquée, personne ne devient un participant à la guerre en vertu du droit international (…) la crainte des risques d’escalade ne doit pas devenir une sorte d’autodissuasion craintive », déclare Ischinger.
L’ancien ambassadeur allemand et lobbyiste de l’industrie militaire ne pense pas qu’il soit nécessaire d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN. Avec l’aide militaire occidentale qu’elle reçoit « notamment des États-Unis et du Royaume-Uni depuis 2014, l’Ukraine sera de loin la puissance militaire la mieux entraînée, la mieux équipée et la plus forte d’Europe », prédit-il. « L’Ukraine est en bonne voie dans cette direction », note-t-il. Mais la Russie y consentira-t-elle ? Sera-t-elle, non pas Poutine mais n’importe quel dirigeant russe, satisfaite de la perspective de voir une Ukraine transformée par l’Occident en « la plus forte puissance militaire d’Europe » se retourner contre elle le long de sa frontière ? N’a-t-elle pas justifié son invasion de l’Ukraine l’année dernière précisément par ce motif ?
Alors que personne ne parle de négociation, le message selon lequel l’escalade n’est pas à craindre et constitue même la voie vers la paix est diffusé avec une vigueur folle. « La meilleure façon d’éviter une confrontation avec la Russie à l’avenir est d’aider l’Ukraine à repousser l’envahisseur maintenant », conviennent l’ancien secrétaire à la défense Robert Gates et l’ancienne secrétaire d’État Condoleezza Rice dans leur éditorial du Washington Post du 8 janvier.
Erich Vad est un ancien général de brigade qui, entre 2006 et 2013, a été conseiller en politique militaire de la chancelière allemande Angela Merkel. Dans une interview publiée par le magazine allemand Emma le 16 janvier, ce militaire atlantiste convaincu a déclaré ce qui suit :
« Dans l’est de l’Ukraine, dans la région de Bakhmut (Artiomovsk était son nom soviétique, que le gouvernement de Kiev a annulé, pour « Artiom » Sergeyev, leader bolchevique et fondateur de la République soviétique de Donetsk pendant la guerre civile contre les Blancs et les atamans ukrainiens soutenus par l’étranger), les Russes avancent clairement. Ils auront probablement conquis complètement le Donbas en peu de temps. Il suffit de prendre en compte la supériorité numérique des Russes sur l’Ukraine. La Russie peut mobiliser jusqu’à deux millions de réservistes. L’Occident peut envoyer 100 véhicules blindés « Marder » et 100 « Leopard ». Ils ne changeront pas la situation militaire globale. Et la question la plus importante est de savoir comment surmonter un tel conflit contre une puissance nucléaire - soit dit en passant, la puissance nucléaire la plus forte du monde ! - sans entrer dans une troisième guerre mondiale. Et c’est exactement ce à quoi les politiciens et les journalistes en Allemagne ne pensent pas ».