C’est quand même terrible ce qui nous arrive. Au poids des peines déjà lourdes s’ajoute celui des humiliations. Que des personnes soient poussées (ou assignées) à l’exil, sous protection consulaire en faisant valoir leur deuxième nationalité, alors que beaucoup d’entre elles ont fait le choix de rester au pays pendant la décennie noire, est en soi dramatique.
Dr Amira Bouraoui, longtemps emprisonnée pour ses opinions, a été contrainte de quitter son pays chéri auquel elle a tant donné et où repose son père vénéré et où réside sa mère malade pour, enfin, rejoindre son fils qu’elle n’a pu voir depuis des années.
J’ai énormément d’affection pour Dr Amira Bouraoui que je ne connais pas personnellement et que j’ai rencontrée une seule fois, lors d’un débat à Radio M. Tout en elle dit l’amour du Pays, à la douleur. Elle n’est malheureusement pas la seule à quitter le Pays dans des conditions douloureuses, déchirantes… Et pas seulement parmi les méchants « opposants » et «militants » du Hirak, mais parmi toutes les couches de la société et de toutes les régions : Harragas qui prennent le Bouti en famille, jeunes étudiants brillants, artistes, médecins, entrepreneurs ...
Cette vague d’exil est probablement parmi les plus importantes dans l’histoire du pays et parmi les plus dramatiques. On ne quitte pas seulement un pays qui ne nous offre plus de perspectives, ça semble être bien plus que ça : on quitte un pays où on se sent désormais trahis…
Raconter la dégradation de sa situation sociale, dire son malaise devant l’injustice, alerter à travers des poèmes ou des chansons contestataires, faire un reportage ou exprimer une opinion (aussi farfelue et maladroite soit-elle), critiquer l’action publique … peuvent désormais conduire en prison !
L’excès avec lequel a été traitée (et utilisée) l’affaire du journaliste septuagénaire Saad Bouaakba est indicative de cette impasse. Sans parler des autres journalistes « malmenés » dont notre camarade Ihsane El Kadi.
On a non seulement perdu le chemin du bon sens, mais on commence à affectionner la bêtise. Chaque jour que Dieu fait nous apporte son lot de mensonges, de diversions, de polémiques, et sa cohorte de laudateurs et de charognards, toujours à l’affut de ces occasions pour y voir les traces de saleté dans les vêtements de la victime… Une double nationalité devient un crime, un style d’écriture satirique ou des idées non conformes sont vite taxés de blasphématoires… Invectives, calomnies et insultes sont malheureusement devenues monnaie courante.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que nous devons être le seul (ou l’un des rares) pays au monde où la possession d’une double nationalité pose problème. Je me suis rapidement renseigné même chez les pays anciennement colonisés comme nous et à ma modeste connaissance il n’existe pas d’équivalent d’une telle perception d’un banal acte administratif. Une autre exception Algérienne apparemment…
Pourquoi tant d’immoralité dans l’adversité ? D’autant que beaucoup le font avec une double lâcheté assumée : le manque d’empathie pour la victime à terre s’accompagne d’une complaisance bienveillante à l’égard des forts : ils sont surpris de la double nationalité de Dr Amira Bouraoui, mais ils ne disent pas un mot sur les milliers de dirigeants politiques et économiques, actuels et passés, et leurs familles. Et bien plus encore : ce qui est reproché à un militant est érigé en acte de bravoure pour les entraineurs et les joueurs de football.
La grande évasion
Du point de vue algérien , on devrait parler d’évasion réussie pour Amira Bouraoui . C’est juste une évadée qui a une corde solide à son arc : la nationalité française.
Les dizaines de milliers de nos compatriotes qui n’ont pas cette chance risquent leur vie en embarquant dans des navettes aux noms évocateurs. « Essari3 », le rapide, est bien sûr le plus cher. « El Bouti », pour les embarcations rafistolées. Et il reste la grande marche, de la Turquie ou de Grèce, pour rejoindre les pays à l’ouest de l’Europe.
Au lieu de voir et d’avoir le courage de dénoncer la situation sociale désastreuse et la répression dans laquelle le pays est engagé par un régime qui nous prépare au mieux à la grande évasion, au pire à la guerre et à l’effondrement de la nation, un certain nombre de nos compatriotes n’ont rien trouvé de mieux que condamner Amira au sujet de sa double nationalité et de la protection de la France. L’aide apportée à un de ses citoyens est dénoncée Comme s’il s’agissait d’une nouvelle colonisation , d’une invasion ou d’une mise sous tutelle de l’Algérie par la France.
L’équation est pourtant simple: La France, pour Amira, c’est la liberté et le bonheur de retrouver son fils. L’Algérie, c’est la prison à ciel ouvert ou la prison entre quatre murs!
Cette confusion est sciemment entretenue par la propagande du régime et elle a plusieurs fonctions : la première est d’empêcher l’émergence d’une élite décomplexée capable d’assumer la rupture avec les archaïsmes instillés par ce régime dans la société ou simplement produits par cette dernière et de ce fait de participer à la sacralisation d’ une forme d’isolat de la société algérienne. “ Nous contre tous” .
Pourquoi personne n’a-t-il le droit de parler de nous, même s’il dit tout haut ce que nous pensons tout bas?
On dénie aux autres le droit de se solidariser avec nos luttes!
On crie tout de suite à l’ingérence.
On refuse la diversité linguistique constitutive de notre nation au nom d’un retour à un temps originel fantasmé quitte à laisser l’avenir de nos enfants et de ma nation entre les mains des conservateurs et des religieux. Le rapport à la langue française est assez révélateur. Les gens se saignent pour payer des écoles privées en langue française pour leurs enfants et cette question est complètement absente du débat public. Cette dimension culturelle est vécue honteusement.
Lorsqu’un diplomate français a le courage de le dire, c’est toujours cette élite qui se lève pour jeter un voile sur cette réalité qu’il ne savent pas ou ne veulent pas assumer.
Il est curieux de voir la sociologie et le profil culturel des personnes qui ont condamné Amira pour avoir « caché sa nationalité française ». Ils se présentent souvent comme étant de gauche et progressistes. Seraient-ils prêts à assumer en droit de priver des millions d’algériens binationaux d’exercer leurs droits civiques , par exemple de faire de la politique comme l’a fait AMIRA?
Cette « gauche progressiste »ne serait-elle en définitive qu’une autre expression du nationalisme autoritaire algérien ?
Peut-être cette « gauche progressiste » toujours dans le soutien direct ou indirect du régime en place depuis l’indépendance algérienne ne comprend-elle pas le rôle historique qui devrait être le sien, à savoir assumer son parti pris pour l’émancipation de la société algérienne? Cette émancipation ne peut pas se faire sans la rupture avec ce régime autoritaire et sans l’acceptation de la diversité culturelle de notre société .
Le vrai projet progressiste n’est pas d’élever des murs pour entraver les Algériens mais de les abattre pour s’ouvrir sur le monde.
Organisons-nous pour exiger la libération des meilleurs d’entre nous qui croupissent injustement dans les prisons et exigeons l’abrogation des ISTN. Des milliers de personnes sont interdites de sortie du territoire sans aucune explication.