L’un des problèmes de la guerre en Ukraine est que nous ne sommes pas confrontés à une seule guerre, mais à plusieurs. Il y a une guerre réactionnaire de la Russie contre l’Ukraine, ouverte depuis l’invasion de février 2022, qui a cherché à consolider le régime autocratique, à l’intérieur et à l’extérieur, avec une « courte guerre victorieuse ». Il y a des éléments de guerre civile entre Ukrainiens depuis le printemps 2014, causés par la non-reconnaissance de la diversité identitaire interne des Ukrainiens dans ses différentes régions, sans laquelle l’invasion russe aurait été très difficile, voire impossible.
Il y a une guerre d’hégémonisme entre l’OTAN et la Russie, sans laquelle les deux précédentes n’auraient certainement pas connu la violence, parrainée par les États-Unis avec leur pression expansionniste vers l’Est depuis la fin de la guerre froide il y a trente ans. Et il y a l’échauffement en vue d’une grande guerre globale avec la Chine pour neutraliser sa montée en puissance comme leader d’un pôle non occidental dans le monde, et dont la guerre en Ukraine est un prologue.
Cette dimension multiple de la guerre explique une grande partie de ses désordres et complexités lors de son évaluation, notamment le fait que les rôles de David et de Goliath, ainsi que le titre d’« agresseur impérial », sont interchangeables, selon la guerre dont nous parlons.
Pour l’instant, l’invasion russe, avec son bilan humain catastrophique et criminel, est la plus grave, mais il est de plus en plus clair que les risques de guerre, pour l’instant par procuration, entre l’OTAN et la Russie, ainsi que le bras de fer avec la Chine derrière, nous entraînent vers les scénarios d’un conflit global dans lequel le nombre de victimes pourrait se compter non pas en dizaines de milliers comme aujourd’hui mais en centaines de millions.
Le Bulletin of the Atomic Scientists, une institution respectée fondée par Einstein en 1947, a réglé sa célèbre « horloge de l’apocalypse » sur son compte à rebours le plus court depuis sa création, soit quatre-vingt-dix secondes, et l’une de ses enquêtes auprès de spécialistes, dont des experts militaires américains et internationaux de premier plan, a abouti il y a quelques mois au résultat sans équivoque que toutes ces personnes prennent très au sérieux la possibilité que le conflit actuel dégénère en guerre nucléaire.
Plus inquiétant encore est le phénomène de banalisation de ce danger dans les médias et parmi les politiciens, en particulier ceux d’Europe dont la géographie est la première étape du désastre. L’idée que « Poutine bluffe » est insensée et imprudente dans son essence même : elle ignore toute l’histoire des relations entre les puissances nucléaires pendant la guerre froide, ainsi que le fait central que même si un échange nucléaire était improbable, sa simple possibilité est trop catastrophique et terrible pour être admise comme telle.
Le 5 décembre, deux bases russes d’aviation stratégique à Riazan et Saratov, à 300 miles [483 Kms] de la frontière ukrainienne, ont été attaquées par des missiles ukrainiens modifiés et modernisés par l’OTAN. L’attaque ukrainienne était « légitime » dans le sens où des avions ont décollé de ces bases pour lancer des missiles contre l’Ukraine, mais il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de légitimité, mais de survie. Imaginer qu’une base militaire stratégique étasunienne soit attaquée par le Mexique avec l’aide de la Russie ou de la Chine donne des frissons, mais dans ce cas, la nouvelle est passée presque inaperçue en Occident, pas en Russie.
L’envoi d’armes lourdes occidentales, y compris des avions, en Ukraine, qui avait été exclu en mars par le président Biden–« parce que cela s’appellerait la troisième guerre mondiale », a-t-il déclaré - est désormais dans tous les calculs. Le Parlement européen a demandé que la Russie soit écrasée militairement par ces ressources fournies par l’OTAN. Il ignore allègrement ce qu’était le plan de bataille de l’alliance militaire occidentale en Europe pendant la guerre froide.
En raison de la supériorité conventionnelle de l’URSS, le plan de guerre de Moscou était d’atteindre Calais avec ses divisions blindées, alors stationnées en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et en Hongrie, en 48 heures. Afin de contenir ce rouleau compresseur anticipé, le plan de guerre de l’OTAN consistait à l’arrêter à l’aide d’armes nucléaires tactiques pour gagner les deux à trois semaines nécessaires au débarquement du gros de l’armée des Etats-Unis en Europe et équilibrer la situation. Aujourd’hui, la télévision russe parle ouvertement d’un tel scénario, mais en sens inverse, dans le cas où l’armée russe serait submergée par l’OTAN, dont la supériorité militaire est écrasante et dont le budget militaire combiné est plus de dix-sept fois supérieur à celui de la Russie.
L’initiative militaire sur le champ de bataille revient actuellement aux Russes, qui avancent lentement pour consolider leur occupation de quelque 20 % du territoire national ukrainien. Le gouvernement de Kiev prône la reconquête de tout cela et annonce une offensive de printemps pour reprendre la Crimée, ce qui est impossible à moins que l’OTAN ne s’implique directement, comme le demandent les partenaires les plus insensés comme la Pologne et comme l’encouragerait une provocation en Moldavie, par exemple. Dans ce scénario, si des missiles de l’Atlantique Nord tombent sur la Crimée ou sur Moscou, sachez qu’ils pourraient aussi tomber sur Bruxelles, Varsovie ou Bucarest. Et à partir de là, tout est possible.
Tout ceci dicte le bon sens d’arrêter immédiatement la spirale actuelle de la guerre et de négocier indépendamment du jugement et du diagnostic des responsabilités de cette guerre.
Alors, quelle est la réponse - se résigner à ce que l’Ukraine soit vaincue afin d’éviter un plus grand désastre ? La réponse consiste à négocier un cessez-le-feu, comme le disent les Chinois, et à partir de là, à rechercher un compromis qui garantirait la sécurité future de l’Ukraine, c’est-à-dire qui garantirait que la Russie n’envahira pas à nouveau le pays à l’avenir.
Pour cela, la sécurité de l’Ukraine devrait faire partie d’un schéma de sécurité européen intégré qui inclut la Russie. En d’autres termes, il n’y a pas d’autre choix que de revenir, sous une forme ou une autre, à l’idée qui a été convenue à la fin de la guerre froide et concrétisée dans la Charte de Paris pour la nouvelle Europe signée à l’Elysée en novembre 1990 et reflétée dans une myriade de promesses verbales faites à Mikhaïl Gorbatchev à l’époque. Il est difficile pour Washington d’accepter cela, car avec une telle formule de sécurité, les États-Unis seraient laissés à l’écart du continent. C’est précisément la raison de l’expansion provocatrice de l’OTAN vers l’Est au cours des trente dernières années, car créer de nouvelles tensions avec la Russie justifiait la raison d’être de l’OTAN et la domination politico-militaire de Washington qui l’accompagne.
Pour qu’une telle évolution soit possible, il faudrait que la France et l’Allemagne se démarquent du sentier de la guerre des États-Unis. Les Usaméricains devraient se retirer de l’Europe et l’Union Européenne ne devrait pas se laisser entraîner dans la « guerre de civilisation », avec une diabolisation de Poutine et de la culture russe - chose sans précédent dans la guerre froide, pas même contre Staline - ni participer à l’encerclement militaire de puissances nucléaires adverses telles que la Russie et la Chine.
L’Ukraine devrait être neutre, son gouvernement devrait reconnaître la diversité du pays et cesser d’imposer l’identité ukrainienne dominante en Galicie comme « unique et authentique » à l’ensemble du pays, en particulier dans le sud et l’est de l’Ukraine où la population ne l’accepte pas. Même si elle condamne fermement le désastre de l’invasion russe, cette population ukrainienne ne renie pas la culture russe, la langue russe et la religion orthodoxe comme faisant partie de son identité ukrainienne.
Cette « autre Ukraine » doit être reconnue par le gouvernement de Kiev sur un pied d’égalité, réduisant la fracture que le changement de régime de 2014 a consommé à l’incitation de Washington et de l’Union européenne. L’invasion russe a changé beaucoup de choses dans la conscience de tous les Ukrainiens, et certainement aussi dans les secteurs russophiles du pays, mais ce fait est fondamental et s’il n’est pas reconnu et résolu, il restera un fardeau pour l’avenir, quelle que soit l’issue de la guerre.
Dans ces conditions, la Russie n’aurait aucune difficulté à accepter une Ukraine intégrée à l’UE et non manipulée contre elle par ses adversaires, comme elle ne l’a pas fait en 1991 lorsque son élite a dissous l’URSS après son retrait volontaire d’Europe de l’Est.
Il faut savoir que dans tout scénario futur qui n’implique pas une guerre majeure, la Crimée restera russe, même si un référendum pourrait y être organisé avec des garanties internationales pour légitimer ce changement. Dans le Donbass également, la population pourrait être autorisée à voter, avec des garanties internationales crédibles…
Il faut comprendre que les aspirations populaires différentes et contradictoires que la tragédie ukrainienne a suscitées pendant toutes ces années sont unies par le dénominateur commun de leur mépris manifeste, tant pour les oligarchies locales que pour les grandes puissances qui ont déterminé le déroulement des événements.
Il est nécessaire de prendre en compte les intérêts de la population concernée lorsqu’elle s’est déclarée dans les urnes majoritairement contre l’adhésion du pays à l’OTAN (2008, coïncidant avec l’« invitation » de la conférence de Bucarest de l’Alliance), contre les manœuvres militaires de l’OTAN à proximité des frontières de la Russie (janvier 2022), contre la privatisation et la vente de terrains à des étrangers (à plusieurs reprises), en faveur de la chute du gouvernement corrompu du Président Ianoukovitch (le Maïdan de Kiev en 2014), en faveur de l’annexion à la Russie (les habitants de Crimée en 2014), ou lorsqu’ils ont pris les armes, soit pour défendre leurs maisons et leurs écoles bombardées à l’été 2014 par l’ « opération antiterroriste » du nouveau gouvernement pro-occidental de Kiev qui a envoyé ses bataillons d’extrême droite contre le Donbass, soit pour combattre l’invasion militaire russe à partir de février 2022 avec des résultats aussi désastreux.
Toutes ces véritables aspirations populaires ont été bafouées par l’OTAN, par la Russie, par l’oligarchie, par les multinationales, et devraient pouvoir s’exprimer à nouveau, une fois le cessez-le-feu établi et le minimum de normalité rétabli. Créer les conditions les plus favorables pour que les Ukrainiens, tous les Ukrainiens, prennent des décisions souveraines et parviennent à un accord sans interférence étrangère devrait être la priorité d’un mouvement de paix, plus nécessaire et urgent que jamais dans l’histoire de l’Humanité, en particulier en Europe.