En suivant le diable à la trace, non pour imiter ses actions ou obéir à ses «chuchotements», mais pour retrouver le moment de sa naissance dans les récits, nos trois compagnons de dialogue font une incursion qui les amène dans ce monde du 7e siècle qui a vu la naissance de l’islam. Mais aussi dans le texte du Coran qui suggère par endroits une relation au diable plus complexe qu’on ne croit… Parce que la place de l’homme n’est elle-même pas si simple à déterminer.
Md : La semaine dernière, vous vous en souvenez, j’ai engagé notre discussion sur un sentier qui n’était pas prévu : le sentier qui nous a permis de faire plus ample connaissance avec le diable, en ayant toutefois à l’esprit la pluralité de formes qu’il peut prendre selon les traditions. Et nous en sommes venus à l’idée selon laquelle son existence ferait l’objet d’une «fiction utile»…
Il est bien entendu qu’en matière de fiction, c’en est une dont la vocation est de se défaire de sa nature fictionnelle pour se présenter aux consciences comme une réalité vraie. Un diable dont on pense qu’il n’existe pas vraiment est un diable qui ne sert à rien ! Notre hypothèse est aussi que l’islam, venant après le christianisme, a rétabli le principe de cette existence du diable, en considérant sans doute que la foi sans la croyance au diable était une foi synonyme d’anarchie.
Je pense personnellement qu’un constat pareil a été inspiré par deux éléments. Le premier élément se rapporte au fait que le christianisme a donné lieu à un grand nombre d’hérésies, qui ont été autant de causes de divisions au sein de la chrétienté. Le second élément, en quoi on peut voir une conséquence du premier, est que l’empire romain s’est considérablement affaibli du jour où il a adopté la religion chrétienne comme religion d’Etat.
Ce point est discuté, contesté par certains, mais il est difficile de ne pas faire le lien entre l’effondrement de l’empire romain d’Occident sous la poussée des hordes germaniques d’un côté, l’enlisement de l’empire romain d’Orient dans des guerres incessantes, notamment avec les Perses sassanides d’un autre côté et, face à cet affaissement général, le remplacement de l’ancienne religion païenne par le christianisme.
Po : En quoi la réintroduction du diable dans la croyance religieuse est-elle de nature à remédier au risque de l’affaissement ?
Md : C’est assez simple : à partir du moment où il y a un diable, les croyants vont se constituer en communauté armée. Armée pour se défendre contre son influence, contre sa tentative d’hégémonie. Mais, dès lors qu’il y a une communauté armée, fût-ce contre cette fiction qu’est le diable, on est désormais en présence d’une communauté soudée, capable aussi bien de repousser des ennemis de l’extérieur que de mener la guerre à ce qui menace de susciter des scissions à l’intérieur…
Ph : Une communauté en ordre de bataille, pour ainsi dire… Mais la fiction du diable peut aussi se révéler utile à l’échelle de l’individu, pour susciter chez le croyant la peur de subir le sort du diable à sa mort. Trahir la foi, c’est passer nécessairement du côté du diable, même si ce passage n’est pas délibéré de la part de celui qui l’accomplit. Or passer du côté du diable, c’est s’exposer soi-même au sort qui a été promis au diable dès le moment où celui-ci s’est rebellé contre l’ordre divin, au commencement des temps…
En somme, l’engagement au sein de la communauté et le renforcement de la cohésion de ses rangs bénéficie d’un double ressort à la faveur de la fiction du diable : d’un côté il y a un ennemi commun contre lequel se tourner et à qui réserver toute la violence de son ressentiment et, d’un autre côté, il y a une crainte de la damnation, dont le diable incarne la forme la plus inquiétante de ses conséquences après la mort, et qui a vocation à s’emparer de toute volonté sécessionniste. Ressort positif et ressort négatif.
Po : De cette manière, l’empire musulman pouvait entamer sa navigation dans l’océan de l’Histoire sans traîner avec lui les «infirmités» observées sur l’empire chrétien et qui ont causé, sinon son naufrage, du moins ses graves dommages. Il pouvait ainsi s’estimer paré contre le risque de tout affaiblissement qui surviendrait en cours de route et, de cette façon, être assuré de pouvoir mener sans encombre sa mission de diffusion de la bonne parole à travers le monde. Mais, face à ces avantages, la fiction du diable pouvait aussi être jugée néfaste ou dangereuse…
Il y a de mon point de vue une double critique possible contre l’affirmation de l’existence du diable. Ou plutôt contre l’idée que cette affirmation serait utile. La première, je l’emprunterais à Augustin dans sa controverse avec les Manichéens. La seconde a trait aux ravages qu’elle peut causer quand elle est utilisée au sein même de la communauté élargie de tous les hommes qui, à un titre ou un autre, se réclament de la mission de répandre la parole divine de par le monde.
Ph : L’assimilation de l’islam au manichéisme est un peu hasardeuse, quand on pense à l’insistance sur l’unicité qui s’y exprime, alors que le manichéisme est une forme de dualisme… non ?
Po : Sans doute qu’elle est risquée, mais les deux se rejoignent autour de l’affirmation forte qu’il y a une puissance du mal et que cette puissance du mal, tout en s’opposant à la puissance créatrice de Dieu, cherche à pousser l’homme vers sa perte. Or que dit Augustin à propos des manichéens ? Il dit qu’ils créent une scission au sein du moi entre le moi qui fait le mal et le moi qui fait le bien, en prétendant que le moi qui fait le mal est un moi qui relève de la puissance du mal, du dieu mauvais selon leur conception.
Autrement dit, quand je fais le mal, ce n’est pas moi qui le fais : c’est la puissance du mal qui le fait en moi, par moi, à travers moi. Et ce qui en résulte, c’est que le «pécheur» que je suis cesse de se percevoir lui-même comme l’origine de son propre péché et, cessant ainsi de se voir sous ce jour, il n’envisage pas de faire un effort sur sa volonté afin de la changer. C’est l’argument de la démission et de la déresponsabilisation. Dans cette configuration, l’homme peut se déclarer publiquement comme ennemi du mal dans ses œuvres, et cependant avoir déserté le combat qui vise à s’extirper des tentations, de la cupidité, de l’égoïsme…
Ph : En plaçant le mal en dehors de lui, dans la personne du diable, il se prive de la possibilité de s’armer contre lui en tant qu’il en est lui-même la source : c’est ce que tu veux dire ?
Po : Oui.
Md : Il y a dédoublement en un moi social qui se présente comme ennemi du mal et un moi plus intime qui, lui, s’est abandonné au mal… Mais est-ce que ce n’est pas ce qui est dénoncé dans le discours musulman sous le vocable de «nifaq» ? C’est-à-dire de l’engagement religieux qui prend une coloration factice, mensongère ?
Ph : Ce serait donner au mot une extension qui ne correspond malheureusement pas à son sens habituel. Le nifaq renvoie davantage à une incohérence entre la foi déclarée et sa traduction dans les actes. Et cette incohérence se place entièrement au niveau du moi social. Elle engage une forme de dissimulation plus ou moins délibérée. Alors que ce dont nous parlons est un décalage entre le moi social et le moi intime, face auquel le sujet est dans une position plus passive qu’active. Je ne dis pas que l’islam soit absolument sans recours face à ce décalage, mais le thème du nifaq ne me paraît pas pertinent pour alerter sur le problème précis dont nous parlons.
Po : Nous sommes en train d’attirer l’attention sur les inconvénients de la fiction du diable. Comment on appréhende ensuite ces inconvénients pour les atténuer, et si on le fait, c’est une autre histoire… J’en viens maintenant à la seconde critique qui m’est apparue en réfléchissant à ce thème. Mais je voudrais d’abord reprendre à ma façon les considérations historiques de tout à l’heure… Nous sommes au début du 7e siècle après J.-C. La partie occidentale de l’empire romain s’est effondrée en l’an 476 et, depuis ce moment, les tribus germaines qui se sont partagé les terres et les cités se livrent des guerres fratricides dans l’espoir d’asseoir une domination.
La partie orientale —l’empire byzantin— est aux prises, elle, avec une multitude de puissances, parmi lesquelles la puissance sassanide, dont elle ne parvient pas à repousser les attaques. Au sein de l’empire, des querelles «byzantines» opposent des clans autour de questions théologiques, et sans doute aussi de revendications politiques, et ces querelles menacent de détruire l’édifice de l’intérieur à un moment où ce dernier aurait le plus besoin de mobilisation des populations face aux ennemis…
Dans toute son étendue, l’empire chrétien qui a hérité de la puissance romaine se présente donc comme un empire à bout de souffle, auquel il suffirait de quelques batailles perdues pour rendre l’âme et laisser ainsi l’ancien paganisme reprendre ses droits sur le monde. Les Juifs, par qui la mission a connu son élan de départ dans l’Histoire, ont été livrés quant à eux au vent de la dissémination. Ils gardent pour eux la tradition des prophètes comme on garderait un secret de famille, précisément parce qu’ils sont sans force pour assumer la mission de diffusion de la parole qui leur a été impartie. Voilà dans quel contexte l’islam fait son apparition au début du 7e siècle. Voilà à peu près quel tableau général se présente aux Arabes au moment où les événements extraordinaires de cette époque les extirpent de leur existence tribale et s’obstinent à leur suggérer qu’ils sont désormais, et par la volonté de Dieu, l’acteur principal sur la scène du monde.
Rapidement se forme alors chez eux la pensée que c’est à eux que revient le flambeau et qu’ils doivent non seulement s’en saisir mais, de plus, se doter de toutes les garanties de la réussite s’ils veulent que la mission initiée par Abraham et poursuivie par les anciens prophètes ne s’échoue pas lamentablement sur quelque rive de l’Histoire, mais qu’elle reparte au contraire d’un pas énergique vers son but assigné.
Leur conviction est qu’ils représentent désormais les maîtres du jeu, les nouveaux dépositaires de la sainte mission, et que leurs prédécesseurs disséminés et essoufflés sont hors du coup : leur disparition de la scène n’étant plus qu’une affaire de temps… Pourquoi ces considérations historiques ? Quel rapport avec notre sujet ? Ce qui va se passer par la suite est une illustration du second danger que constitue la fiction du diable. Pourquoi ? Parce que cette fiction, disions-nous, est un artifice remarquable quand il s’agit de créer les conditions de la mobilisation face à des ennemis internes et externes. Mais face aux «prédécesseurs», et dans la mesure où ils ne font pas partie de la nouvelle communauté, la question est de savoir s’il est seulement possible de ne pas les placer dans le camp du diable. Est-ce que, pour celui qui croit au diable, il existe mentalement un espace qui ne soit ni celui de la communauté ni celui de ses ennemis ?
Ma réponse est non. Le diable, de par la nature de la mobilisation qu’il suscite contre lui, ne permet pas la position intermédiaire. Et, dans le cas qui nous occupe, c’est d’autant moins possible que les prédécesseurs en question n’entendent pas se laisser déposséder de leur titre et faire place nette aux nouveaux venus. Ils opposent donc, à tort ou à raison, une attitude de contestation plus ou moins vigoureuse, plus ou moins violente. On pourrait considérer qu’il s’agit ici d’un inconvénient mineur, susceptible d’être atténué avec le temps. Mais là où réside la gravité du danger, c’est la possibilité que le diable soit utilisé pour se débarrasser, non d’un ennemi, mais d’un rival. Pas seulement parmi des «prédécesseurs» d’ailleurs. On commence par eux et, de proche en proche, on en vient à viser des concurrents politiques au sein de la communauté elle-même. La diabolisation des adversaires devient ainsi une pratique de plus en plus fréquente et de plus en plus large. Or elle suppose toujours qu’il y ait une structure mentale qui a été forgée par la croyance au diable.
Ph : Je note au passage que la pratique de la diabolisation n’est pas une spécialité musulmane, même si l’islam est une religion qui se distingue, c’est vrai, par un retour en force du rôle du diable comme moyen de mobiliser et d’enrégimenter. Dans les évangiles, on trouve un épisode où Jésus est accusé par des Juifs d’avoir un démon…
Po : Oui, cet inconvénient de la fiction du diable n’a pas attendu l’arrivée de l’islam pour se manifester. Mais l’islam nous permet de mesurer l’importance de cet inconvénient dans sa double forme…
Ph : Le risque d’une piété toute extérieure qui reposerait sur la désertion du combat contre sa propre volonté à tolérer le mal d’une part et, d’autre part, celui de détourner l’arme du diable de sa cible initiale pour la faire servir de moyen idéologique en vue de supprimer des adversaires gênants et, finalement, d’en faire un instrument de domination…
Po : D’où les guerres intestines qui ne tardent pas à se déclarer dans le camp musulman, et qui sont attisées par la pensée que l’adversaire aurait pris le parti du diable : que cette accusation reçoive une formulation claire ou qu’elle reste dans le flou du non-dit. Voilà donc les deux critiques auxquelles j’ai pensé et qui permettent, sinon de se méfier de la fiction du diable comme une invention dangereuse, du moins de tempérer l’enthousiasme qu’elle pourrait susciter chez certains.
Md : Le diable demeure malgré tout un personnage qui habite et anime un récit et qui contribue à lui conférer une dimension dramatique. Je pense que c’est l’usage politique qui est fait de la fiction du diable qui donne lieu à des dérives. L’utilité, comme souvent, est à double tranchant. Mais dans l’élément originel du récit, il n’y a pas d’utilité, ni à tranchant simple ni à double tranchant.
Po : Il faut donc revenir à l’élément du récit, qui est l’élément le plus vivant : là où la fiction du diable «ne sert à rien». Et, à ce propos, j’ai également quelques mots à dire… J’hésite cependant : je ne voudrais pas monopoliser la parole.
Ph : Puisque le flot de la parole continue de se presser dans ta bouche, parle : nous n’aurons pas la cruauté de l’entraver.
Po : Nous avons évoqué récemment l’épisode de la damnation du diable dans le récit du Coran. Je souhaiterais y revenir, parce que je pense que nous avons omis certains aspects et que leur rappel permettrait de dégager une autre voie, à la fois dans la compréhension de la place du diable en islam et dans la compréhension de l’islam lui-même… Ce qui est généralement repris du récit coranique à propos de la rébellion d’Ibliss, c’est que ce dernier a refusé de se prosterner devant l’homme en alléguant que lui-même est créé de feu tandis que l’homme est créé de glaise.
Mais la question est de savoir pourquoi Dieu exige des anges qu’ils se prosternent. Sachant que les anges sont ceux par qui Dieu est glorifié dans l’univers : qu’ils occupent donc cette fonction éminente. A l’opposé, et c’est là une autre objection possible à l’ordre de la prosternation, l’homme est présenté comme cette créature fauteuse de trouble et portée au crime. Le verset 30 de la sourate de la Vache dit ceci : «Et Dieu dit aux anges : je vais installer un représentant sur Terre. Les anges dirent : vas-tu établir celui qui y fera régner le mal et répandra le sang, alors que nous chantons tes louanges et te sanctifions. Il dit : Je sais ce que vous ne savez pas»
Md : A quoi peut renvoyer ce «Je sais ce que vous ne savez pas», d’après vous ?
Po : Ce dont il s’agit est précisément ce qui justifie que, malgré l’origine de l’homme —la glaise— et malgré le fait qu’il soit disposé à faire le mal et à commettre des crimes, c’est lui qui est choisi pour être le lieutenant de Dieu : celui qui tient lieu de Dieu sur Terre. Ailleurs, le Coran présente une autre version du récit relatif à la place de l’homme dans l’univers. Dans les tout derniers versets de la sourate Al-Ahzab, on lit ceci : «Nous avons proposé le dépôt (el amana) aux cieux, à la terre et aux montagnes : tous ont refusé de le porter et en ont été effrayés. L’homme l’a accepté, dans son injustice et son ignorance»…
Md : L’homme accepte de se charger du dépôt dont les cieux, la terre et les montagnes, dans toute leur majesté, ont refusé de se charger. Et il ne le fait pas parce qu’il sait ce que les cieux et la terre ne savent pas, ou parce qu’il a conscience d’un pouvoir secret qu’il détient à l’exclusion des autres créatures : non, c’est par ignorance et par injustice qu’il accepte… Mais il accepte ! Et Dieu valide l’accord, tout en sachant que l’homme n’a pas accepté en connaissance de cause. On peut supposer que la raison à cela est la même : «Je sais ce que vous ne savez pas».
Po : Le Coran oppose donc d’un côté l’homme aux anges et, d’un autre côté, l’homme aux cieux, à la terre et aux montagnes… Il est le «lieutenant» face aux anges, et il est le dépositaire de la «amana» face aux cieux et à la terre.
Ph : Ce qui pourrait justifier le privilège qui lui est accordé, c’est son pouvoir de nommer. Un autre passage du Coran fait dire à Dieu, en réponse aux anges, qu’Adam a ce pouvoir qu’ils n’ont pas : celui de nommer les créatures. Mais on peut se demander en quoi le pouvoir de nommer lui donne le droit de jouir d’un si grand privilège parmi les autres créatures, alors qu’on a reconnu par ailleurs qu’il est porté à faire le mal et à détruire.
D’autre part, on a signalé tantôt que les anges chantent la gloire de Dieu : ils le font pour leur propre compte et ils le font aussi en tant que messagers des astres et de tous les êtres qui habitent notre univers. C’est par eux que la voix des créatures résonne en un chant de louange. Que peut bien apporter de plus l’homme dans cette configuration des choses ? Et que peut-il apporter qui justifie que Dieu lui accorde un rôle si éminent ?
Po : C’est la question. Et, bien sûr, ceux qui ont répondu en disant que l’homme aurait à se conduire en créature docile et obéissante n’ont fait que nous donner un aperçu de l’indigence de leur pensée. Et du peu d’intelligence qu’ils ont des vraies attentes de Dieu. Ils sont également passés à côté de la nature particulière du jeu qui se joue entre Dieu et le diable, autour de la question du pouvoir que l’homme se donne —ou pas— de pleinement s’approprier le rôle qui lui est donné dans la Création.