Partis d’une réflexion sur le récit coranique du dépôt confié par Dieu à l’homme, les trois interlocuteurs qui animent ces dialogues se rencontrent aujourd’hui pour se demander de quelle manière les récits de la mythologie grecque pourraient entrer en résonance avec lui et, au-delà, avec ce qu’ils appellent les «récits du Verbe» : les récits que produit la tradition abrahamique… D’où, dans un premier temps, un retour vers Hésiode et en particulier vers un personnage clé de son œuvre : Prométhée.
Ph : Nos rencontres hebdomadaires en ce lieu sont devenues une coutume, et certaines personnes qui se rendaient présentes ici de façon assidue pour discrètement prêter l’oreille afin de suivre nos discussions ont fait part de leur désir d’être un public en bonne et due forme. Je vous soumets la proposition telle qu’elle m’est parvenue afin que nous l’examinions. Bien sûr, ouvrir nos débats au public, ça suppose que nous fassions désormais un effort particulier afin de rendre plus intelligibles nos propos. D’autant plus que ce public pourrait être augmenté de temps en temps de nouveaux arrivants, qui auront besoin de rappels sur les points donnant sens à notre recherche.
Md : L’obligation d’expliquer ce que nous faisons à des étrangers peut nous aider à mieux saisir nous-mêmes ce qui nous anime. Je crains cependant que cette exigence d’intelligibilité ne brise un élan. Mon avis est que, dans un premier temps au moins, nous limitions la présence du public à celle d’un petit comité. Ce serait d’ailleurs moins compliqué sur le plan de l’organisation : l’espace étant lui-même assez réduit.
Po : Si nous acceptons, il faudra sans doute s’attendre à ce qu’il y ait de temps en temps des questions émanant du public. La physionomie de nos échanges va en être complètement bouleversée. Nous ne nous adresserons plus les uns aux autres, mais tous au public. Le souci de l’élan à préserver est donc bien réel… Mais la nuit porte conseil et, d’ici la semaine prochaine, des nuits, nous en aurons plusieurs.
Ph : Bon, où est-ce que nous avait amenés notre dernière discussion ?
Md : J’ai posé deux questions, que je me permets de reprendre ici. Premièrement, est-ce que le dépôt confié par Dieu à l’homme pouvait avoir été proposé aux cieux, à la Terre et aux montagnes alors que nous avons émis l’hypothèse que son contenu… Comment diriez-vous que nous l’avons défini ?
Ph : … Il revient pour l’homme à diriger la chorale des créatures, en tirant de chacune d’elles les sons les plus profonds afin de les élever au plus haut du ciel, et cela grâce à la fois à sa capacité de nommer les êtres et à ce que les théologiens appellent sa peccabilité : sa capacité à tomber dans le mal. Nous parlons des sons émis dans le chant de louanges à Dieu, dont le Coran nous rappelle que les anges en sont les artisans. Mais justement il est demandé aux anges de se prosterner devant l’homme parce que, pour les raisons que je viens de rappeler, il est celui qui donne au chant une dimension autre…
Donc tu demandes si les cieux, la Terre et les montagnes auraient pu diriger la chorale. Je réponds qu’il y avait un sens à leur demander de le faire : les cieux parce qu’ils portent loin l’écho du chant, et la Terre parce qu’elle répercute ce dernier de telle sorte qu’il parvient à l’oreille de tous les vivants. Quant aux montagnes, elles représentent ce lieu intermédiaire, où se rejoignent l’immensité de l’espace et l’enracinement dans les profondeurs du sol : c’est un lieu à travers lequel l’écho du chant passe de la base du monde à son sommet, et vice-versa.
Mais c’est à l’homme qu’est revenue la mission de porter la chorale. Et à vrai dire, c’est avec lui que le chant se mue en chorale, parce que c’est par l’homme que la symphonie dans son ensemble se transforme en l’écho de chacune des créatures. Je veux dire par là que la symphonie est la somme de tous les chants réunis mais que, dans le même temps, elle est l’écho de chacune des créatures, comme si le son qu’elle produit avait pu sortir tout entier du gosier de la moindre d’entre elles. Il y a donc une dimension d’intériorité dont l’homme seul a le secret et qui fait que chaque créature, comme la monade de Leibniz, porte en ses entrailles la totalité du monde…
Po : Les cieux, la Terre et les montagnes auraient donc pu accepter la mission, mais elles auraient échoué à conférer cette dimension symphonique à laquelle tu fais allusion, dans le sens que tu indiques en tout cas…
Ph : Oui !
Md : Et, deuxième question que je posais, quel sens y avait-il à dire que l’homme était «injuste et ignorant» au moment où il a accepté la mission ?
Ph : Le Coran nous dit que l’homme accepte sans savoir ce qu’il accepte. Sa vocation est une vocation cachée, recouverte par l’inclination au mal et à la violence. L’ignorance, quant à elle, ne renvoie pas tant à un manque de savoir qu’à cet état d’aveuglement dans lequel le maintiennent sa brutalité et sa volonté d’imposer sa domination à autrui.
Mais c’est précisément cet arrachement au mal dont nous avons déjà parlé qui va permettre à l’homme, au fur et à mesure que se découvre à lui sa vocation, de conduire l’œuvre chorale de la manière dont il le fait : en allant chercher dans chaque créature l’écho de toute la symphonie du monde… Bien sûr, quand on parle ici de chanter les louanges de Dieu, il faudrait se départir d’une conception qui a été faussée par une certaine piété servile et obséquieuse.
A vrai dire, il faut reconnaître que beaucoup d’entre nous ont complètement désappris le sens de ce genre de mots, soit par ignorance de la chose religieuse —phénomène de plus en plus courant de nos jours—, soit par perversion des notions religieuses dans le cadre d’une pratique elle-même dévoyée en raison d’une théologie indigente… Chanter les louanges de Dieu n’a rien à voir avec cette manière qu’ont certains de chercher à complaire par une contrition surfaite et des mots flatteurs : ce qui a d’ailleurs pour effet immédiat, je pense, de transformer Dieu en idole…
Md : Cette mauvaise compréhension de la notion nous renvoie justement à une troisième question que je posais, ou que nous nous posions : pourquoi le récit sur le dépôt confié a-t-il été évacué du discours musulman, ou en tout cas interprété de manière à le vider de son sens ?
Ph : Cette question rejoint ce que nous disions lors de notre avant dernière rencontre quand nous avons évoqué les conditions historiques de l’apparition de l’islam : sa volonté de corriger une trajectoire prise par le christianisme, dans la mesure où ce dernier donnait lieu d’une part à une multiplication de factions et, d’autre part, à un affaiblissement de l’Etat censé lui servir de véhicule, à savoir l’empire byzantin.
Il y a donc eu une volonté de ramener la conduite de la mission sous les ordres d’un Etat fort et dont l’autorité ne pourrait pas être contestée par la caste des théologiens, parce que lui-même incarnerait et le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Comme on le sait, cette correction de trajectoire a finalement pris une tournure qui requiert à son tour une correction.
Mais, comme on le sait aussi, le conflit entre les trois religions monothéistes a figé les positions et a rendu difficiles aussi bien les corrections que les corrections de corrections. Il reste que, à plus ou moins longue échéance, ces trois religions sont condamnées à coopérer. Et d’abord à engager de manière commune une réflexion sur le mode approprié en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler «l’accompagnement politique» de la mission, à savoir transmettre au monde la parole divine, faire résonner parmi les peuples le récit du Verbe divin… Car ce problème de l’accompagnement est depuis toujours une pierre d’achoppement.
Po : Oui, faire résonner le récit du Verbe. Mais de telle sorte, disions-nous, que les anciens récits mythologiques retrouvent à leur tour leur sens en se laissant irriguer par lui : n’est-ce pas cela que nous nous étions proposé de montrer en soulignant l’urgence salutaire qu’il y avait à faire chanter de nouveau ces récits et de faire ainsi reculer le désert moderne auquel nous a réduits le discours rationaliste sur le monde ? Mais peut-être pouvons-nous apporter une réponse en considérant à nouveau le récit grec des commencements et sa façon d’entrer en résonance avec le récit coranique du dépôt.
Md : Il faudrait montrer d’abord de quelle façon le récit sur le dépôt s’accorde lui-même avec les éléments de définition que nous avons collectés en ce qui concerne le Verbe.
Po : Quels sont ces éléments de définition ?
Ph : Nous avons distingué dans le Verbe une «révélation» et une «réponse»… Car la réponse au Verbe, comme sa transmission, sont toutes deux le Verbe.
Po : Dire qu’il y a une réponse à la révélation, c’est dire que la révélation est elle-même appel. Car avant de répondre à une question, on répond à un appel. Mais alors en quel sens appel, et appel à quoi ? D’autre part, nous avons dit que le Verbe est «créateur». Et, disant ça, nous n’entendions pas que le Verbe crée sur le mode de la cause. La création du Verbe est autre chose, malgré ce que suggère la formule coranique du «kon fé yékoun»… ou la biblique : «Que la lumière soit ! Et la lumière fut.» Le Dieu-thaumaturge est encore une idée à ranger du côté des vieilleries de la pensée naïve, malgré les faveurs qu’il a pu avoir et qu’il a encore auprès d’une population de demi-intellectuels qui veut allier rationalisme et traditionalisme religieux.
Md : Et où est-ce qu’on place ici ce qu’on a appelé le «récit du Verbe» ?
Ph : Finalement, il semble qu’on ait plus d’interrogations que d’éléments de définition. D’autre part, le contenu du «dépôt» dans le récit coranique reste lui-même une hypothèse : une lecture tentée ! Nous ne détenons aucune certitude à son sujet. Mais peut-être ce dénuement est-il salutaire ? Peut-être toutes ces choses vont-elles s’éclairer à nos yeux à mesure que, prenant les devants, nous essayerons d’examiner en quoi le récit sur le dépôt est un récit du Verbe… Ou, en allant plus loin encore : en quoi le récit grec d’Hésiode s’accorde au récit du Verbe en s’accordant au récit coranique du dépôt…
Po : Allons-y donc sur cette voie-là plus longue qui nous promet des aubes en plus grand nombre… Si nous sommes d’accord pour nous y engager, alors je rappellerais brièvement ce à quoi nous sommes parvenus au sujet du récit grec des commencements du monde et de l’homme…
Md : Fais !
Po : Nous parlons bien sûr du récit d’Hésiode, sachant qu’il en existe d’autres. Or ce récit est double, comme nous l’avons vu. Il y a d’une part le récit qui met en scène Pandore et Prométhée, d’autre part le récit qui nous parle des différents âges du monde. Ce dernier récit, pour commencer par lui, nous raconte que les dieux créent la race des hommes à l’époque du Titan Cronos : c’est le premier âge, âge d’or, en lequel les hommes vivent à l’abri des souffrances et de la crainte de la mort. Puis, sans que l’on sache bien pourquoi, cet âge d’or prend fin et les dieux créent une nouvelle race d’hommes : c’est l’âge d’argent. Et là, à la faveur de cette nouvelle création, la disposition à la violence et à la discorde se manifeste, au point de provoquer la décision de Zeus d’y mettre fin.
Mais la race qui suit, celle de l’âge de bronze, est pire : tellement violente qu’elle succombe cette fois à ses propres agissements. La parenté de l’homme avec les Titans s’affirme ici pleinement, à travers cette tendance à créer du désordre dans le cosmos. Puis survient une autre race d’hommes qui, sans être moins violente, commence à se dompter elle-même à travers l’obligation de la justice et de l’honneur. Peine perdue cependant : elle aussi finit par succomber à sa propre violence. Mais les morts correspondants à cet âge peuvent connaître la gloire, qui est une forme de vie après la mort.
Par la justice et l’honneur, l’homme reçoit ainsi sa part d’immortalité et laisse donc apparaître, par-delà sa nature titanesque, une parenté avec les dieux. Enfin, survient l’âge de fer. Un âge plus sombre que tous les autres, en un sens, puisque les valeurs héroïques d’honneur et de justice n’y ont plus cours. La parenté avec les dieux ne parvient plus à se frayer un chemin dans les actions des hommes.
Autrement dit, ces derniers savent que cette parenté existe, mais ils sont impuissants à lui faire droit dans leur existence à travers des actions d’éclat. C’est sans doute ce qui ajoute au malheur de cette race… Mais tout n’est pas si noir. Tout n’est pas si noir dans cet âge sombre à condition que l’homme, prenant à revers la loi qui préside à la succession des races, décide de faire jaillir l’or du plomb… ou l’or du fer. Comment ? Par le travail assidu de ses mains et par son souci de redonner une place à la justice dans le monde… Par une volonté, donc, de laborieusement transformer la laideur en beauté. Cet âge ultime est ainsi l’âge d’un certain héroïsme : un héroïsme non flamboyant, qui se place sous le signe de l’humilité, de la discrétion et de la persévérance. Peut-être la comparaison d’Achille et d’Ulysse nous donne-t-elle, chez Homère cette fois, une idée de la première évolution de l’ancien héroïsme vers le nouveau…
Md : C’est donc le premier récit. Où il est question de travail et de justice, et non de chant ni de chorale…
Po : Certes, mais où le travail et la justice peuvent être tous deux commandés secrètement par une volonté de répondre à l’appel du beau… Je poursuis toutefois avec le second récit : nous reviendrons ensuite sur la question des liens à faire entre les deux récits d’Hésiode et le récit coranique du dépôt, du moins tel que son sens s’est révélé à nous.
Ph : Oui, reprenons alors avec ce personnage énigmatique qu’est Prométhée.
Po : Enigmatique et central… Voilà un Titan qui a su se dérober à la lutte opposant ses frères à la race des dieux. Probablement parce que, de tous les Titans, il a compris que, dans sa forme, cette lutte ne pouvait que déboucher sur une défaite. Et cette prédiction, il la tenait lui-même de la pensée que les dieux ne pouvaient être vaincus parce que Zeus, leur chef, cumulait l’arme de la foudre qui terrasse et embrase et l’arme, encore plus redoutable, de la ruse.
Mais comment pouvait-il comprendre que la ruse donnait aux dieux un avantage décisif ? Comment, sinon parce que lui-même était rusé ? Son nom même en porte témoignage : Prométhée, c’est le «prévoyant». Celui qui voit venir les coups du sort, ou les coups de l’adversaire, et qui s’arrange pour les déjouer. Or cette même ruse qui lui fait renoncer à une lutte perdue d’avance, c’est elle qui le pousse à entreprendre ensuite une autre action : voler le feu du ciel, le feu du charriot du soleil, pour le donner aux hommes. Et pourquoi maintenant, de toutes les créatures du monde, c’est l’homme qu’il choisit pour lui faire le don du feu ? Parce qu’il devine dans l’homme un être capable lui-même, comme les dieux, de ruse…
Md : Et si à la ruse s’ajoute le feu, voilà un rival plus sérieux !
Po : Hé oui : doté de ces deux armes, l’homme devient capable de prendre la relève des Titans dans leur opposition au règne des dieux. Grâce au feu, l’homme se fabrique toutes sortes d’outils qui lui permettent de dominer la nature. Par la ruse, il contourne les obstacles sur son chemin et, souvent, les transforme en passerelles. Ainsi, Prométhée, sans prendre part au combat avec les dieux, suscite contre ces derniers un adversaire redoutable dont il pense qu’il a plus de chance de remporter la victoire que ses pairs.
Mais, bien sûr, l’histoire ne s’arrête pas là. Zeus répond de deux façons à ce défi et, à travers ces réponses, se révèle encore la vérité du personnage de Prométhée. La première réponse est de faire enchaîner Prométhée à un rocher sur le mont Caucase. Supplice qui sera aggravé ensuite, quand un aigle viendra chaque jour lui dévorer le foie. Or Prométhée se résignera à la souffrance sans se soumettre. La deuxième réponse de Zeus est d’envoyer à l’homme un cadeau qui, s’il était accepté, ferait que ce dernier s’en trouverait considérablement affaibli.
C’est Pandore. Pandore qui, par sa beauté, va détourner l’homme de ses rêves de puissance et qui, par sa boîte qu’elle va ouvrir malencontreusement, ou fatalement, va livrer l’homme à toutes sortes de souffrances et de malheurs… Or, sur ce point, il faut savoir que Prométhée avait, à travers son frère Epiméthée, donné des instructions qui interdisaient d’accepter les cadeaux venant de Zeus…
Deux qualités à retenir, par conséquent : l’endurance dans la souffrance et la prudence face à l’ennemi et face à la mauvaise fortune ! S’il fallait donc résumer ce propos au sujet de Prométhée, on pourrait dire qu’il incarne cette nature titanesque en tant qu’elle échappe par la ruse au sort qu’ont connu les autres Titans —à savoir l’exil dans les profondeurs du Tartare—, et en tant aussi qu’elle est transmise aux hommes afin qu’ils gardent le flambeau des créatures de l’entre-deux, des créatures à double appartenance que sont les Titans : appartenance au monde des dieux et appartenance au monde du Chaos initial.
Md : Prométhée est en quelque sorte une image de l’homme : ce dernier paie son audace «titanesque» par le supplice d’une existence pleine de souffrances et vouée à la mort. Mais il répond par l’endurance et la prudence…
Po : Ce faisant, il renoue avec sa propre origine divine… Non pas en se soumettant à l’ordre des dieux, mais en allant puiser le divin au fond même de sa parenté avec les Titans. La figure humaine qui incarne cette victoire sur son origine titanesque, c’est Héraclès. L’archétype du héros grec… Héraclès qui, d’ailleurs, libère Prométhée de son rocher !
Ph : Héraclès qui, dans un autre récit, goûte à l’immortalité des dieux après avoir vaincu différents monstres à la faveur des Travaux que lui impose Héra…