Il existe pour l’homme deux façons de chanter : la première le transporte vers des temps oubliés du passé, et fait de lui un explorateur des lointaines origines… Les premiers historiens étaient des poètes. La seconde le porte à accueillir l’avenir, au-delà même de ce qu’il en aperçoit et sur un mode de célébration qui voudrait rassembler toute la Création. Les récits du monde semblent obéir à cette double possibilité… C’est en examinant ce point, cependant, que nos trois amis ont dû faire un détour par la question du récit en islam et celle de ses vicissitudes… Ou d’un certain dérapage !
Po : Maintenant que notre assistance a bien pris place sur les sièges que nous avons disposés tout autour et que le calme est établi, je vais rapidement faire le point sur notre dernière discussion… Vous vous souvenez, pour ceux d’entre vous qui étaient là en tout cas —car je vois de nouveaux visages aussi— que nous avons parlé des deux récits d’Hésiode, le premier sur les âges du monde et le second sur Prométhée… Mais second récit que nous avons complété grâce à un détour par Eschyle, et en particulier par l’épisode où Héraclès intervient afin de libérer Prométhée du rocher où il était enchaîné… Ce qui nous est apparu au terme de cet examen, c’est que le récit mythologique grec nous présente l’homme comme un héritier de la race des Titans, voué à une existence sous le signe des malheurs et de la mort, et cependant capable de déjouer la loi du destin et de rétablir la paix parmi les puissances primordiales, à l’image d’Héraclès qui réconcilie Zeus et Prométhée…
Paradoxe donc du mortel qui, dans sa fragilité et dans la fugacité de son existence, est capable de changer la face du monde. Cette capacité, nous l’avons située dans un pouvoir : celui de remonter à l’arché. C’est-à-dire à l’âge d’or des origines et au temps également où Titans et dieux n’étaient pas ennemis, mais frères. Ce pouvoir de remonter vers ce qui est l’ancien, ou le plus ancien, est une vocation de l’homme : il est ainsi capable de prendre à revers la loi des âges du monde et ce qu’elle apporte d’obscurcissement sur les conditions de son existence, de la retourner habilement de telle sorte que la paix advienne, et avec elle la lumière de l’âge d’or.
Mais nous avons vu enfin que cette vocation, tout inscrite qu’elle soit dans la nature humaine, a besoin du chant des Muses pour se traduire en action. Puisque la remontée en question a besoin du fil d’Ariane d’un récit, que le récit ainsi produit est poétique, et que le récit poétique est lui-même un récit inspiré par les Muses ! Et, comme chacun sait, les Muses chantent… Autrement dit, c’est en se mettant à l’écoute du chant des Muses que le poète entame son voyage qui le ramène vers le pays des origines. Sans ce voyage, il est incapable de mener son action salvatrice sur le monde. Or la question que je me permets de vous poser à présent est la suivante : est-ce que le chant de louanges dont il est question dans le Coran est un chant qui ramène vers un âge ancien ? Est-ce qu’il ramène à un âge ancien pour conjurer la fatalité d’une obscurité croissante ?
Md : Il y aurait une petite mise au point à faire ici, je pense. Il est évident que si l’on s’en tient au récit du dépôt que nous avons examiné les semaines passées, l’homme est vraisemblablement appelé à entonner un chant qui est celui de toute la Création, et ce chant de louanges à l’immensité de Dieu célèbre en même temps l’intimité de l’instant présent : il rend grâce d’une joie qui comble l’âme au moment même où le chant jaillit.
Il n’y a ici ni fatalité d’une chute dans un monde de plus en plus sombre au fur et à mesure qu’avance la roue du temps, ni manœuvre habile en vue de lui échapper ou de la renverser. Mais si, par chant de louanges, on entend la psalmodie du texte coranique telle qu’elle est pratiquée de siècle en siècle par les croyants en terre d’islam, alors les choses sont moins claires. Parce qu’on ne peut exclure que ce qui est célébré, ce soit ce moment du passé où le texte est transmis dans sa forme précise au Prophète.
On ne peut exclure que la récitation psalmodiée répète, en le célébrant, ce qu’on appelle en arabe le « tanzîl » : la descente du texte. La descente de la sphère divine à la sphère humaine qui est celle du Prophète. Et alors on retrouve ici le schéma grec d’une régénération du monde par retour à quelque chose d’ancien, et un retour lui-même rendu possible grâce au chant…
Ph : Il s’agit de savoir si la psalmodie du Coran peut être considérée comme chant de louanges. Il me semble que ce sont deux choses différentes. On le voit bien quand on regarde les pratiques qui ont cours dans les milieux soufis : le chant de louanges y occupe une place importante, et ne se confond pas du tout avec la psalmodie du texte coranique.
Po : Quand le Coran parle des anges comme des êtres qui chantent les louanges de Dieu, et quand on apprend aussi que toute la Création —la lune, les étoiles, etc.— chantent les louanges de Dieu, est-ce que ce chant de louanges est entonné dans une langue particulière et, si oui, laquelle ? S’il ne l’est pas, à quoi ressemble-t-il, ce chant ?
Md : Oui, et comme il paraît assez évident que ce chant de la Création tout entière, quoi qu’en pensent certains esprits mal inspirés, ne peut pas emprunter une langue particulière —l’arabe en l’occurrence— pour s’élever haut dans le ciel, que les syllabes qui forment les dialectes des hommes n’ont aucune raison d’être adoptées par les autres créatures dont la bouche et les oreilles diffèrent beaucoup des nôtres, quand elles en ont —et la plupart n’en ont pas—, pour servir à composer le chant, et enfin que si l’homme s’avisait de vouloir imposer son parler aux autres créatures dans le chant de célébration, cela ne prouverait qu’une chose, à savoir que ce n’est pas seulement un piètre chef de chorale, mais qu’il confond sa mission avec celle d’un tyran, alors nous devons surtout nous demander quel sens il y a pour l’homme en général à utiliser sa langue dans le chant de louanges… Et est-ce que le simple fait de recourir à une langue humaine en pareille circonstance n’est pas une forme de démission, un repli du moins vers un territoire de l’entre-soi d’où se trouvent exclues non seulement les créatures non humaines, mais aussi tous les hommes dont la langue est autre ?
Ph : Ce qui n’est pas moins évident, c’est que tous les chants de louanges qui utilisent les langues humaines ne sont pas de telles tentatives d’imposer une manière de chanter aux autres créatures, ni non plus une façon de bannir de la célébration une partie de la Création. Certes, il y a des silences en lesquels l’homme chante en chœur avec les autres créatures. Des silences en lesquels, en même temps qu’il chante, il écoute le chant de la terre, des montagnes et du ciel. Mais utiliser sa langue pour chanter cette fois de manière sonore, cela peut aussi être une manière d’accorder le chant de cette langue au chant du monde, comme on jouerait d’un instrument pour répondre à un chant qui nous parvient à l’oreille.
Po : Toute la différence est là : est-ce que l’instrument dont on joue fait résonner le chant qui nous parvient de telle sorte qu’il gagne le monde ou est-ce que l’instrument dont on joue fait taire ce chant pour ne laisser résonner que sa seule sonorité à lui ? Cette différence me paraît plus pertinente que celle qu’on a évoquée au sujet de la psalmodie et des chants soufis. Il y a une façon de psalmodier le Coran qui réveille et accueille le chant du monde et il y a une façon d’entonner les chants de louanges soufis qui ne sont en réalité qu’une manière de célébrer une langue particulière —l’arabe généralement—, à l’exclusion des autres langues et dans le rejet du chant de la Création.
Ph : Certes. Mais il faut quand même souligner le fait que la psalmodie du Coran, en raison de toute une théologie militante, penche naturellement vers une forme d’autocélébration de la part de cet instrument qu’est la langue arabe…
Md : Oui, à la faveur de ce discours selon lequel Dieu a parlé arabe dans la Révélation au Prophète. Ce qui conférerait à cette langue une éminence par rapport aux autres, qui justifierait pour certains qu’elle s’impose aux hommes de toutes les contrées et de toutes les nations comme la seule langue en laquelle il est licite de chanter les louanges de Dieu, ou tout au moins comme la seule qui fasse honneur à la majesté de Dieu. Bien sûr, mon avis est qu’il s’agit d’un abus voulu pour des raisons politiques. Ou, si vous préférez, d’un fâcheux dérapage théologique dont nous continuons de payer les conséquences…
Po : Pourquoi «dérapage» ? Le dérapage suggère une perte de contrôle dans un virage, par exemple.
Md : Oui, je pense que le mot est juste : il y a bien eu dérapage. Cette façon de faire prévaloir la langue arabe en en faisant la langue de Dieu, à l’exclusion de toutes les autres, trouve ses racines dans certaines coutumes typiquement arabes, et qui se traduit chez les poètes de l’époque préislamique par cette forme d’autoglorification qui a reçu en poétique le nom peu glorieux de «jactance».
Po : Il est indéniable que les Arabes entretenaient avec leur langue une relation particulière. Ce n’est pas par hasard qu’ils voyaient dans leurs poètes des sortes de magiciens : pas seulement du verbe, mais de tout le reste aussi. C’était des faiseurs de miracles. Capables par la parole de changer le cours du monde. Avant même que les théologiens de l’époque abbasside déclarent de façon officielle que le Coran était incréé, la pensée était présente dans les esprits que Dieu lui-même s’était laissé séduire au point de choisir de s’adresser aux hommes à travers cette langue.
On peut y voir une naïveté charmante, mais c’est quand même quelque chose qui est très étranger à la tradition abrahamique du Verbe : tradition dont il est clair qu’elle veut engager toutes les langues du monde dans l’orchestre de la chorale. Et que l’idée d’en installer une en particulier sur quelque piédestal n’a guère de sens… Sinon peut-être celui de faire de Dieu un complice dans la coutume douteuse de la jactance.
Md : Mais il n’est pas exclu de penser que l’islam, à ses débuts, ait reconnu la mission dans la vérité de sa générosité (Ni d’ailleurs que cette mission fasse chez lui l’objet, aujourd’hui, d’une tentative de reprise à la faveur d’une approche critique du passé). Et c’est d’ailleurs ce qu’il faut admettre : car on ne peut comprendre l’aventure de la nation arabe au moment de la naissance de l’islam si on lui dénie la capacité de se reconnaître la responsabilité de la mission, dans toute sa difficulté et dans toute sa gravité.
On ne peut s’expliquer la puissance fracassante de son entrée dans l’Histoire des nations si on fait abstraction de la possibilité d’un pacte divin qui a été reçu, par-delà toutes ces considérations au sujet d’une supposée supériorité de la langue arabe sur les autres langues. Et, au risque de se répéter, on doit rappeler à ce propos ce qui a été dit plus d’une fois, à savoir que l’islam voit le jour à un moment où le christianisme est à la peine et où le judaïsme est éparpillé aux quatre vents.
Que cela pouvait se lire comme un signe selon lequel le temps était venu pour que le flambeau change de main. Qu’en outre l’effondrement du christianisme tel qu’il pouvait se donner à voir à l’époque, à travers la chute consommée de l’empire chrétien d’Occident sous la poussée des hordes germaniques et, d’autre part, l’enlisement de l’empire d’Orient dans des guerres épuisantes, cela appelait une correction dans le mode de gouvernement : une autre façon de faire usage de la vigueur nationale au service de l’expansion de la mission…
Ph : Ce que tu veux dire ici, n’est-ce pas, c’est qu’avant de tomber dans les travers de l’ancienne existence tribale et de ses errements enfantins dans l’autolâtrie, avant d’en imprégner ou d’en maculer sa conception de la mission, le propos était purement stratégique : il fallait mobiliser les énergies contenues dans une nation et les mettre au service de l’expansion, sans trop se soucier en un premier temps du moins de ce qui était en accord ou de ce qui était en désaccord avec les principes de la mission.
Le mot d’ordre était plutôt le suivant, dans son réalisme cru : faire feu de tout bois ! Et le dérapage intervient parce que ce qui relevait de l’arrangement provisoire, dicté par l’urgence de l’action, s’insinuera dans le discours comme s’il s’agissait d’un de ses composants essentiels, et prendra finalement une importance telle que l’islam en deviendra une religion nationale qui consacre la supériorité d’une nation sur les autres.
Md : Oui, c’est bien à ça que je voulais en venir : la mesure provisoire qu’on adopte comme un pis-aller, qui s’impose insidieusement dans la durée et qui pervertit ainsi le sens de la mission. Voilà le dérapage. Pourquoi il en est allé ainsi ? C’est une autre question. Mais l’antagonisme politique qui s’installe avec l’empire chrétien qui, non seulement ne disparaît pas en Orient, mais renaît de ses cendres en Occident —ce qui va donner lieu plus tard à l’épisode des Croisades—, c’est sans doute quelque chose qui a contribué à conférer cette tournure durablement nationaliste à l’empire musulman et c’est ce qui s’est traduit par un raidissement théologique néfaste.
Dès lors, l’ancienne manie tribale de l’autoglorification avait toute latitude, moyennant quelques transformations de façade, de prospérer à nouveau dans la société musulmane et de provoquer du même coup une profonde coupure entre le croyant musulman et l’esprit le plus authentique de la mission.
Po : On a flatté l’homme arabe en lui racontant que sa langue est la préférée de Dieu dans le but de susciter ses ardeurs guerrières à aller conquérir le vaste monde au service de la mission, et finalement l’artifice s’est retourné contre celui qui l’a conçu… Le mensonge d’un jour s’est mué en un dogme tenace. Une conséquence de cela, c’est que le récit sur le dépôt confié par Dieu à l’homme, bien qu’il figure dans le texte même du Coran, a cessé d’être compris convenablement. A vrai dire, il a été relégué dans les marges de la littérature religieuse, afin que certains auteurs mystiques s’y abandonnent à leurs gloses, mais en demeurant bien à l’intérieur des frontières surveillées de leur territoire de pensée.
Notre rôle à nous, aujourd’hui, est de le revisiter et de lui redonner la place qui lui revient de droit. C’est en ce sens que je posais tantôt la question de savoir si, à l’image de ce que nous a appris la mythologie grecque, ce récit nous ramène vers ce qui est ancien, vers le temps des origines. Et ma réponse est que non. Dans sa juste compréhension, ce récit ne porte en lui aucun pessimisme. S’il célèbre lui-même la descente de la parole de Dieu sur le Prophète, c’est pour ranimer le souvenir d’une parole poétique arabe désormais rassemblée et tournée vers l’avenir dans ce vaste chant de célébration qui entre en résonance aussi bien avec le son des autres langues qu’avec le chant de la Création tout entière : c’est autour de cette mission première que l’ardeur des tribus avait d’abord été réquisitionnée, y compris quand elle a pris une forme guerrière et qu’elle s’est traduite par des conquêtes en dehors de la péninsule arabique. Car il ne s’agissait pas alors d’œuvrer à sa propre gloire, mais seulement de se donner les moyens de créer les conditions politiques d’une chorale à laquelle les peuples de la Terre se seraient ralliés… Je pose donc la question, disais-je…
Md : Mais quel est l’intérêt particulier qu’il y a à savoir si le récit coranique est tourné vers le passé ou vers l’avenir ? Et quelle signification donnes-tu au fait que le récit de la mythologie grecque est, lui, tourné vers le passé ?
Po : Oui, je n’avançais pas sans arrière-pensée en posant la question de l’orientation chronologique du récit. Tu m’amènes à m’expliquer et c’est une bonne chose… Nous sommes assez d’accord, je crois, pour reconnaître du génie à la pensée grecque, et je parle ici de la pensée mythologique.
Sa façon, comme on l’a dit, d’appeler à faire rejaillir l’or du premier âge dans le fer du dernier, en assumant pleinement sa parenté avec la race maudite des Titans, et non en la reniant, c’est quelque chose qui, de mon point de vue, exprime une intelligence supérieure. Rien d’étonnant, pour cette raison, que la civilisation grecque ait pu si profondément marquer le destin de l’humanité de son empreinte. Mais, si géniale qu’elle soit, cette civilisation appartient au passé.
Ph : Pourquoi, au passé ? Est-ce qu’il n’est pas concevable que ce génie grec soit ressuscité à notre usage, nous les hommes d’aujourd’hui ? Il y aurait quelque avantage à le faire, et l’œuvre d’un philosophe tel que Friedrich Nietzsche est à sa façon une tentative qui va dans ce sens.
Po : L’admiration portée à la civilisation grecque ne date pas d’hier, et la volonté de la ressusciter existe elle-même, sous différentes formes. Au moins depuis la Renaissance. On peut même dire que c’est ce qui donne à l’Occident sa spécificité par rapport au reste du monde : ce projet de redonner une seconde vie à la civilisation grecque, aux côtés de l’héritage chrétien. Nietzsche est sans doute celui qui confère une forme plus radicale à ce projet, tout en mettant le doigt sur ce qui constitue la vraie profondeur du génie grec. Il fait partie de ces penseurs qui ont voulu également débarrasser la civilisation occidentale de sa composante chrétienne. Mais l’idée de ramener à la vie le génie grec est bien plus ancienne que lui. Or à quoi a-t-elle mené ? Elle a mené à la présomption d’une supériorité sur les autres nations…
Md : Comme quoi, cette tentation est capable de prendre différentes formes. Nous en parlions à l’instant à propos des Arabes et de l’idée selon laquelle Dieu serait tombé en pamoison devant leur langue.
Po : Oui, certes. On assiste à nouveau à une chute dans la posture de domination. Mais dans le cas des Arabes, la chose ne survient que par un retour subreptice à l’esprit tribal. Et par conséquent à une forme de désertion de la mission qui se caractérise par le fait qu’elle s’ignore comme désertion. Par le fait qu’elle se dissimule elle-même dans un discours de surenchère en matière de fidélité à la mission. Alors que, dans le cas de l’Occident, le retour à la Grèce s’opère dans une volonté déclarée de se désolidariser du christianisme comme civilisation. Mais, dans les deux cas, le retour à une pensée ancienne qui elle-même est centrée sur son propre destin national est une expérience vouée à l’échec… Parce que vouée à une domination qui contredit jusqu’au génie qu’on croyait ressusciter.