Je viens de tomber sur une caricature de Z en date du 20 mars dernier. Elle s'intitule "caricature collaborative" et vient illustrer un article intitulé lui-même "chlékatoscope". C'est une sorte de photo de famille qui figure, autour de Kaïs Saied, tous ceux qui collaborent avec lui et qui sont désignés nommément dans un second dessin légendé. On trouve des noms comme Leïla Jaffal, ministre de la Justice, Brahim Bouderbala, le président du Parlement, Kamel Fekih, l'ancien gouverneur de Tunis devenu ministre de l'intérieur, l'avocate Wafa Chedly, le chroniqueur Riadh Jrad ainsi que Maya Ksouri et Leïla Toubel, la comédienne.
La liste compte 26 personnes, toutes affublées sur leur crâne d'un attribut qui suggère la démence, et dont le numéro 1 n'est autre que Kaïs Saied lui-même. Lequel Kaïs Saied est représenté assis sur son trône, donnant un pied à lécher par un des membres de cette famille élargie, pendant que l'autre pied, portant chléka, repose sur un journal dont le titre s'exhibe avec évidence : La Presse !
Ce même journal où j'ai passé de longues années de ma vie à subir et aussi à résister, avec plus ou moins de bonheur, à la censure et aux directives, aux changements de titres et aux interventions dans le corps du texte (et dont je reste aujourd'hui un collaborateur bénévole par ma rubrique Dialogues éphémères, qui paraît les vendredis sur la page Culture)... De sorte que, dans ces circonstances anciennes, il arrivait que je sois traité de courtisan, y compris par mes collègues, pour un titre affligeant que je découvrais le matin avec le commun des lecteurs. De tels drames, de telles injustices restent méconnus par ceux qui observent de loin. Ils sont sans doute le prix à payer quand on travaille dans un organe "gouvernemental", en cette époque d'avant janvier 2011.
Aujourd'hui, il semble bien que ce quotidien ait retrouvé son ancienne place de journal à la botte - ou à la chléka - du pouvoir, pour reprendre l'allusion de la caricature en question. C'est du moins ainsi qu'il est perçu par beaucoup. Et j'observe qu'il ne manque pas de donner du grain à moudre à ceux qui l'en soupçonnent.
Mais je voulais quand même en avoir le cœur net et je suis allé voir de plus près ce qui s'écrit, par exemple sur les derniers développements de l'actualité. C'est ainsi que j'ai trouvé ça, à la fin d'un article jusque-là assez équilibré : "En tout cas, la Tunisie est de nouveau face à l’exercice périlleux de défendre sa souveraineté. Il faut rappeler que de nombreuses arrestations de leaders de partis politiques ou de formations idéologiques ont eu lieu dans le monde sans que pour autant l’on observe ce genre d’acharnement. La diplomatie tunisienne est appelée actuellement à défendre son territoire et éviter toute sorte d’ingérence en dépit de la situation économique fragile du pays."
Voilà qui sonne en effet en parfait accord avec les diatribes entendues récemment dans la bouche du président. Voilà une chute qui rime avec la "voix de son maître"... Mais, pour connaître ce journal de l'intérieur, je me garderais de jeter la pierre au signataire de l'article. Je sais quelles pressions sont exercées et quelles pratiques contraires à l'éthique sont en usage.
Il est triste de constater qu'un journal pareil, après avoir dénoncé son propre asservissement et son propre avilissement pendant la période de Ben Ali et même avant, retombe dans la même posture qu'autrefois. Il n'est cependant pas interdit de se souvenir que, derrière ça, il y a certes de coupables compromissions, mais il y a aussi, parfois, de douloureuses et néanmoins secrètes humiliations.