Dans la tradition abrahamique, les premiers paragraphes du texte de la Genèse ont été longtemps la source unique de la réflexion sur la naissance du monde : sur sa Création. Or la croyance était que, avec d’autres, ces passages bibliques avaient été écrits de la main de Moïse, ou sous sa dictée. C’est pourquoi, en réfléchissant sur le «Verbe de Dieu» et sur la forme particulière des récits qu’il produit, nos trois amis du dialogue se retrouvent dans la position de se demander ce que Moïse a voulu dire en disant ce qu’il a dit : quel «feu ardent» a animé sa parole !
Nous avons eu l’occasion de souligner qu’à la différence du Coran, la Bible offre un récit de la Création. Le détail des six jours pendant lesquels se déroulent, l’une après l’autre, les différentes étapes de la naissance du monde en est la preuve. La littérature chrétienne des premiers siècles a même donné des textes spécialement dédiés à l’exégèse de ce récit : les Hexamérons. Du grec : «hexa» pour six, et «meron» pour jours.
Parmi les auteurs de ces textes, on peut citer des gens comme saint Basile ou saint Ambroise. Le fait en outre que ce récit donne lieu à son tour à des interprétations diverses et même à des querelles en est une seconde preuve. De cette diversité houleuse, saint Augustin se fait l’écho quand, dans ses Confessions, il proteste en ces termes contre certains des tenants d’une lecture différente de la sienne : «Que l’on cesse donc de m’importuner en me disant : la pensée de Moïse n’est pas celle que tu prétends ; c’est celle que j’affirme, moi» (Confessions, 12, 25).
La référence à Moïse s’explique par le fait que c’est à ce personnage qu’on attribuait autrefois la paternité des cinq premiers livres de la Bible : La Genèse, l’Exode, le Lévitique, le Livre des Nombres et le Deutéronome. Ce qui correspond à la Torah des Juifs et que l’on appelle aussi «Pentateuque». On considérait que Moïse en avait été le rédacteur, sous inspiration divine. De sorte que les divergences de lecture au sujet du récit de la Création pouvaient se comprendre comme des désaccords dans la compréhension de ce que Moïse avait vraiment voulu dire…
Un des points qui allait nourrir les divergences de lecture était le suivant, à savoir que si, le premier jour, «Dieu créa le ciel et la terre», que restait-il à faire les jours suivants ? A peupler ce qui a été créé? Certes, au troisième jour, «Dieu dit : «Que la terre verdisse de verdure : des herbes portant semence et des arbres fruitiers donnant sur la terre selon leur espèce de fruits contenant leur semence» et il en fut ainsi». Au quatrième : «Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit ; qu’ils servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années ; qu’ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre, et il en fut ainsi». Au cinquième : «Dieu dit : «Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament du ciel», et il en fut ainsi».
Parvenu au sixième jour, Dieu dit enfin : «Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce», avant de conclure : «Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre»…
Po : Le ciel et la terre qui ont été créés le premier jour étaient entièrement vides… Mais à quoi a été consacré le deuxième jour ?
Ph : Le deuxième jour est justement celui en lequel Dieu n’a pas peuplé mais formé. Et c’est autour de cette formation qu’il y a eu controverse. D’autant plus que le texte comporte cette indication : «… et Dieu appela le firmament «ciel»»… Voilà le passage en son entier : «Dieu dit : «Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux» et il en fut ainsi. Dieu fit le firmament, qui sépara les eaux qui sont sous le firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus du firmament, et Dieu appela le firmament «ciel».
Il y eut un soir et il y eut un matin : deuxième jour.» Vous noterez bien sûr l’omniprésence de l’élément aquatique, qu’on retrouve dans bien des cosmogonies antiques. Le monde biblique est à sa façon un monde entre deux eaux. Il y a les eaux d’en-haut, d’au-delà du firmament, et il y a les eaux d’en bas, que nous connaissons ceux-là, puisqu’il s’agit des mers et des océans Mais la question est la suivante : quel ciel a été créé le premier jour si, au second, «Dieu fit le firmament» et l’appela «ciel» ? Et quelle terre aussi, sachant que, au troisième jour, juste avant de la verdir, il avait dit : «Que les eaux qui sont sous le ciel s’amassent en un seul endroit et qu’apparaisse le continent», qu’il appela «terre»… Il y a donc un ciel avant le ciel et une terre avant la terre.
Md : Le ciel et la terre du commencement nous renvoient donc à quelque chose qu’il est difficile d’imaginer. En supposant avec les anciens que Moïse ait été l’auteur de ce texte, on peut en effet se demander quelle vision l’a habité au moment où il nous a peint ce tableau. D’autre part, il faut revenir sur le sens de ce dire divin. Qu’entendait Moïse en disant : «Dieu dit» ?
Ph : Dans ce «dire» il y a tout le secret du récit de la tradition abrahamique : récit dont nous avons dit il y a quelques semaines qu’il avait le pouvoir de ressusciter tous les anciens récits du monde païen, mais de manière à les faire entrer en résonance les uns avec les autres. C’est à partir de cette hypothèse, je le rappelle, que nous nous sommes engagés sur le chemin qui nous a amenés d’abord, en compagnie d’Hésiode, mais aussi d’Eschyle, à examiner de plus près certains récits de la mythologie grecque, puis ensuite à nous demander, à partir de l’exemple du récit coranique du dépôt, ce que signifie précisément l’expression de «récit du Verbe», en tant que récit qui porte la tradition abrahamique, tout en étant porté par elle. C’est aussi à partir de là que nous avons exploré l’idée selon laquelle le récit du Verbe est un récit qui, bien que relatant des faits censés avoir eu lieu dans le passé, nous parle en vérité d’avenir. Idée qui trouve d’ailleurs un soutien à travers cette autre selon laquelle le dire divin est un dire qui n’a ni commencement ni fin : un dire, par conséquent, qu’on n’a jamais fini d’écouter… Parce qu’il est justement un dire qui est sans cesse à venir.
Md : Comment ça, sans commencement ni fin ? Il est bien question de jours qui se suivent au cours desquels, en chacun d’entre eux, Dieu dit quelque chose, puis une autre, puis une autre encore… jusqu’au septième jour où il cesse de dire pour créer, se contentant, je crois, de dire pour bénir et pour sanctifier.
Ph : Oui, le récit présente la création divine sous cette forme chronologique d’événements qui se suivent, mais c’est comme un rébus qui nous est donné afin que les esprits alertes parmi nous se laissent saisir par le mystère, jusqu’à revivre dans leur chair le moment inaugural qui, lui, n’est pas dans le temps. Ce qui, bien sûr, ne peut pas être autre chose qu’une naissance nouvelle… Car il n’y a aucun sens à vivre la naissance du monde tout en restant planté comme un pieu dans son trou, avec sur les épaules les oripeaux de l’ancien monde. Il faut s’être dépouillé de soi, de son ancien soi.
Md : Si le récit n’est qu’un rébus, comme tu dis, à partir duquel il s’agit de remonter vers le vrai moment fondateur —moment hors du temps—, quel est l’intérêt de disputer sur le détail des différentes étapes, comme saint Augustin rapporte qu’on faisait ?
Ph : Oui, saint Augustin fait état de divergences dans la compréhension des premiers paragraphes de la Genèse, et il donne aussi des indications sur les points de divergence. Comme je le disais tantôt, ça tourne essentiellement autour du passage entre la première mention du couple ciel-terre à la seconde mention. Dans la première, le texte précise que «la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un vent de Dieu agitait la surface des eaux»… Mais s’agit-il, de la première à la seconde mention, des mêmes référents à travers les mots de ciel et de terre ou sommes-nous en présence d’une sorte d’homonymie, en ce sens que chacun des deux mots renvoie finalement à deux réalités différentes ?
Dans les deux cas, il faut se rendre attentif au sens inhabituel. Qu’est ce que ce ciel et qu’est-ce que cette terre qui ne sont pas encore séparés l’un de l’autre ? Qui sont baignés tous deux dans l’abîme d’un océan primordial, couvert lui-même de ténèbres ? Alors c’est vrai, maintenant, que ce texte est une sorte de rébus. De la même façon qu’un poème est un rébus.
Mais la vérité d’un poème ne se découvre pas indépendamment de la connaissance intime des mots tels qu’ils sont choisis et agencés, avec leurs tons et leurs silences. C’est pourquoi il est important de comprendre pourquoi Moïse, ou qui que l’on veut voir derrière la rédaction du livre de la Genèse, a parlé de ciel et de terre pour évoquer ce qui n’était alors qu’un monde, non seulement sans vie, mais aussi sans forme et sans limite.
Po : Dans sa forme originale, le texte du récit ne nous est pas accessible. La traduction bouleverse bien des choses : si l’on veut, comme tu fais, accorder de l’importance aux mots et aux silences, aux sonorités et sans doute à la tonalité générale qu’elles produisent —parce que le sens ne se construit pas sans elle—, alors il faut admettre que tout ça nous est hors de portée. J’ajouterais que même pour les contemporains dont les connaissances linguistiques leur permettent d’accéder au texte original, on ne saurait dire avec un semblant de certitude qu’ils détiennent la vérité du propos tel qu’il a été pensé par l’auteur du texte au moment où il le couchait sur le parchemin. Par conséquent, c’est se donner beaucoup de peine pour bien peu que de s’acharner à comprendre ce que le texte veut vraiment dire. Dans le meilleur des cas, on récoltera une hypothèse plausible.
Md : A supposer même qu’on puisse saisir la pensée de l’auteur, qui serait Moïse, en quoi serons-nous édifiés sur ce qui nous intéresse ? Notre souci à nous n’est pas de connaître la pensée de Moïse sur ce qu’est la Création : il est de connaître ce qu’est la Création. C’est d’ailleurs en fixant le regard dans cette direction qu’on saura ce que Moïse a voulu dire en disant ce qu’il a dit.
Ph : Je pense que tu es en train de pointer un cercle, là. Car s’il est vrai que pour comprendre ce que Moïse a voulu dire, il faut avoir en vue ce à la pensée de quoi il a dit ce qu’il a dit, il est également vrai que c’est en considérant ce qu’a dit Moïse que nous pouvons nous laisser conduire, comme par un sentier, vers cette pensée qui est précisément celle qui l’a amené à dire ce qu’il a dit et de la façon dont il l’a dit.
Mais ce cercle ne nous empêche pas d’avancer : ce n’est pas une impasse. Il en a certes l’apparence, dans la mesure où on dirait que pour comprendre la Création, il faut avoir compris Moïse, et que pour comprendre Moïse, il faut avoir pris les devants en comprenant la Création. Mais ces conditions réciproques qu’on pourrait croire incapacitantes sont en réalité les actions d’une conjugaison d’efforts. Chaque action rend l’autre non seulement possible mais plus aisée : je comprends la Création d’autant mieux que je comprends Moïse et je comprends Moïse d’autant mieux que je comprends la Création…
Le cercle, s’il y a cercle, est vertueux ! Et il est justement ce qui permet de surmonter l’objection de la traduction. Car il est exact que le texte que nous lisons n’est pas le texte original, et que nous ne savons d’ailleurs pas si le texte qui se présente comme l’original est vraiment l’original. Et que même si ce texte existait et que nous y avions accès, nous ne saurions jamais avec certitude quelle est la pensée précise dont il se présente comme l’écho ou l’expression.
Néanmoins, l’incertitude serait bien sûr d’autant plus grande que le texte que nous avons entre les mains n’est pas écrit dans la langue d’origine, car sa traduction aura causé la perte irrémédiable de la dimension sonore ou musicale qui, comme nous le disions, est indissociable du message initial. Sans parler de la signification précise des mots qui a rarement un parfait équivalent dans les autres langues. Mais cette traduction, conçue sinon comme trahison, du moins comme érosion du sens initial, n’est pas la seule possible.
On peut concevoir au contraire une traduction qui enrichit. En ce sens qu’elle fait jaillir dans l’élément d’une nouvelle langue ce qui constitue le cœur vivant de la parole énoncée. Je dis que c’est un enrichissement parce que, au contact de la langue cible, comme disent les linguistes, cet essentiel qui est recueilli au sein du texte de départ révèle un aspect que nous ne soupçonnions pas en lui et que seule sa transplantation dans la langue nouvelle, pour ainsi dire, a permis de révéler. Bref, la traduction peut être conçue comme une chaîne de célébrations du sens de langue à langue. Ou comme la relance du sens reçu, opérée à partir d’un nouveau territoire linguistique ainsi que de ses gisements sémantiques propres, avec cet effet paradoxal consistant à faire apparaître une différence qui, loin d’altérer le sens en question, en approfondit au contraire l’identité.
Po : La bonne traduction est donc celle qui sait se hisser à la juste célébration du sens, et la bonne lecture est à son tour celle qui sait faire justice de la justesse de cette traduction… de la justesse de sa célébration ! Mais il y a de mauvaises traductions, comme il y a des célébrations qui ne sont que d’artificiels simulacres de joie…
Ph : En effet, c’est ici que le mensonge s’insinue : la célébration est seulement parodiée, et le sens est cette fois altéré, par-delà la rigueur apparente du processus traductif.
Po : Oui, mais qu’est-ce qui nous garantit que nous ne nous trouvons pas dans ce cas de figure quand nous lisons le texte de la Genèse ? Qu’est-ce qui nous garantit que la chaîne par laquelle le texte nous est parvenu est une chaîne à la formation de laquelle c’est l’esprit de célébration qui a présidé, et non l’ardeur d’un zèle douteux qui altère le sens au lieu de le relancer ? Il me semble que l’on ne peut pas ignorer ce risque.
Ph : Non, le risque est présent et il ne s’agit pas du tout de l’ignorer. Mais je voudrais attirer votre attention sur un point, qui est que le récit lui-même est une traduction. Donc une lecture d’un récit plus ancien. Or cette lecture n’est pas qu’un emprunt, voire un plagiat, comme on l’entend dire de la part de certains esprits prétendument clairvoyants et sagaces. Ce n’est pas parce qu’on a trouvé le récit du déluge dans les mythes mésopotamiens que le récit plus tardif de la Bible relève de cette pratique déplorable qu’est la contrefaçon.
Là encore, il y a reprise du sens. Là encore, il y a ce que je disais à l’instant à propos de la traduction, de la bonne traduction, à savoir qu’une différence se manifeste par elle dans le texte d’arrivée qui n’altère pas le sens du texte de départ mais l’affermit au contraire dans son identité en en approfondissant le sens… Ce que je veux dire par là, c’est que le récit qui est une traduction est aussi une correction : il l’est bien sûr pour autant qu’il est une bonne traduction. En ce sens, et sans du tout minimiser le risque du scénario auquel tu fais allusion, toute lecture s’inscrit elle-même dans ce mouvement de correction, à la recherche de ce qui est le plus vivant dans le sens. Toute lecture sauve le texte de lui-même, de son figement. Plus elle détecte en lui les signes du figement, plus grand devient pour elle l’impératif de mobiliser les moyens en vue d’un travail d’excavation. C’est ce que nous avions dit auparavant, bien qu’en d’autres termes, à propos de la lecture du Coran.
Po : Au risque dont je parle tu réponds donc par l’idée que la lecture est elle-même un acte de vigilance face à l’éventualité de perte du sens et, dans le même temps, un acte de revivification du sens.
Ph : Oui, le texte est un sentier qui mène vers la vérité : il offre des balises. Mais la manière dont il l’est inclut comme l’une de ses ressources essentielles le fait de se tenir prêt à voir dans le texte un écran qui cache le vrai sens du texte. Et alors il faut savoir faire cet effort de déjouer l’obstacle. Avec le Coran, on est dans un cas extrême, puisque le texte tout entier devient obstacle. Lire le texte en lisant contre le texte est le seul geste capable de nous sauver du fidéisme le plus indigent auquel la plupart de nos coreligionnaires s’abandonnent, malheureusement. Mais la Bible n’est pas du tout à l’abri de ce risque : certainement pas.
Po : Ce n’est donc pas seulement le passage dans l’élément d’une autre langue qui produit ce renouvellement salutaire du sens en dépit de toutes les déperditions que peut causer la traduction : c’est également la vigilance, c’est également la tension du lecteur vers l’œuvre de résurrection du sens avec le texte mais aussi, comme tu le soulignes, contre lui.
Ph : Oui, et c’est cette même vigilance et cette même tension vers la vérité du sens qui, de mon point de vue, a distingué le récit de la tradition abrahamique dans sa relation avec les récits des traditions païennes. Ce qui voudrait dire que, plus profond que la relation de rupture qu’évoque Abraham quittant le monde sumérien, il y a une décision de reprendre les anciens récits de ce monde et de leur conférer une résonance qui s’accorde avec la vigilance et la tension vers la vérité. Ce qui voudrait encore dire que le livre de la Genèse ainsi que tous les autres qui ont été attribués à Moïse ne sont eux-mêmes, par-delà la multitude des récits qu’ils nous rapportent, que la réaffirmation de cette décision abrahamique.