« C’est la respiration d’un pays qui s’arrête quand l’information cesse d’être libre », disait la journaliste Françoise Giroud.
Malgré les zones de turbulence traversées par la Tunisie durant la longue et difficile transition, et malgré toutes les tentatives de restauration qui ont marqué ces 12 années post-révolution de janvier 2011, je n’aurais jamais pensé que de mon vivant, je connaîtrais de nouveau un système autoritaire. Un régime, qui, depuis plusieurs mois, bâillonne la parole indépendante, menace, interpelle et emprisonne les journalistes, use de campagnes de diffamation, d’intimidation et de harcèlement contre elles et eux et réprime les voix critiques et opposées à un président aux pouvoirs surdimensionnés depuis son « coup de force » du 25 juillet 2021.
Ma déception est grande ! Je ne peux croire que tous ces sujets et terrains conquis, ces horizons d’autonomie investis et toutes ces possibilités ouvertes pour nous journalistes tunisien.ne.s à la faveur des magnifiques slogans du 14 janvier 2011 ne soient qu’une parenthèse ! Une illusion. Une « éclaircie », selon la formule du politologue Larbi Chouilkha.
Circulez, il n’y a plus rien à voir !
Car jusque-là, malgré la fragilité persistante du secteur où j’évoluais euphorique et déliée des menottes de la censure, la liberté d’expression avait fini par incarner l’unique et précieux acquis d’une Révolution à l’origine du « Printemps arabe ». Une Révolution dont les revendications de justice sociale, d’équité régionale et de dignité nationale ont été refoulées, entravées, empêchées par le personnel politique des différents gouvernements ainsi que leurs obscurs lobbies.
Jusque-là, et avec une floraison de sites indépendants, de radios associatives et l’inauguration de nouvelles radios et télés, la Tunisie restait en tête des pays du monde arabe au Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF). Des réformes visant le secteur des médias, réclamées avec insistance par les organisations professionnelles, auraient pu le renforcer. Or depuis douze ans, les gouvernements successifs bloquent la mise en place d’un cadre juridique pérenne de la liberté de la presse et de l’information. Tout dans le système archaïque de la formation des journalistes, tout dans l’héritage répressif des lois sur la presse de l’ex-président Ben Ali* arrangent parfaitement les « affaires » du pouvoir exécutif. Aux revendications des journalistes, les autorités actuelles opposent un silence assourdissant.
« Ce silence officiel est devenu paradigmatique, dans la mesure où il est érigé en politique pour gérer les rapports avec les médias », proteste Sadok Hammami, Professeur à l’Institut de presse de Tunis.
Se sentant de nouveau dans leur élément, -l’autoritarisme-, les anciens propagandistes de Ben Ali, les mercenaires de la plume, réintègrent les commandes de nombreux médias, portant haut leurs inhibitions, leurs réflexes étriqués et leur consanguinité avec l’univers de la politique et de l’argent. S’adapter à tout, y compris au lexique libéral ambiant né après la Révolution, est une seconde nature chez eux. Dans le clair-obscur de cet entre deux mondes, qu’est une transition, surgissent des monstres…
Etonnant, comme la peur prend de nouveau toute la place !
Et je me rends compte que de ce trauma-là je n’ai pas été totalement guérie malgré les douze années de liberté. Et voilà que travaillant depuis 34 ans dans un journal proche du gouvernement, un quotidien dans le passé largement consacré à l’éloge de Ben Ali et qui renoue, à la faveur du Décret 54* (une arme de dissuasion massive pour neutraliser toute critique envers le président, ses ministres et ses alliés), avec ses anciens démons, je quitte instinctivement la politique pour les rubriques culturelles. Je m’y étais d’ailleurs exilée lorsque l’ancien régime avait, à la moitié des années 90, imposé une politique de contrôle et de totale main mise sur les médias.
Dans moins d’une année, j’aurais clos ma carrière au journal francophone, La Presse. A ma grande amertume, mon parcours de journaliste s’achèvera comme à son commencement. Dans la peur.
Notes
* Au lieu de juger les journalistes sur la base du décret-loi 115 de novembre 2011, le nouveau Code de la presse, où disparaissent les peines privatives de liberté, à part pour les crimes racistes ou la pornographie, les autorités ont préféré appliquer le Code pénal, un legs de la dictature encore en vigueur.
* Le 13 septembre, le président Kaïs Saied promulgue un décret-loi instituant des peines de prison allant jusqu’à dix ans pour le fait de « diffuser de fausses informations ou des rumeurs en ligne ».