Qu’entend l’auteur de la Bible quand il dit, au livre de la Genèse : «Dieu dit» et qu’il enchaîne avec «et il en fut ainsi» ? La tradition abrahamique donnera lieu à une pluralité de lectures autour de ce dire divin. Nos trois amis tentent de suivre la piste de cette pluralité pour approcher de plus près le sens du «Verbe» : pour s’initier à sa langue. Ce qui ne manque pas de leur ouvrir une perspective nouvelle sur notre modernité.
Ph : Nous nous interrogeons depuis quelque temps sur le sens du Verbe avec un grand V et je devine dans l’assistance une sorte de perplexité… Ou peut-être est-ce moi qui me fais des idées en songeant que la question a tendance à s’éterniser dans nos échanges, contre un usage qui voudrait que l’on avance… Mais voilà, il y a des fois où la seule façon d’avancer est de faire du sur-place, en se familiarisant avec une question qui ne livre ses secrets qu’au prix d’une fréquentation longue et assidue.
Dans le même temps, je voudrais faire une remarque qui est la suivante, à savoir que c’est autour de la conception du Verbe que se décident, dans ce qu’elles ont d’essentiel, les différences doctrinales qui séparent les trois religions dites «monothéistes»… Que veut dire pour les Chrétiens que Jésus soit «le Verbe incarné» ? Et, lorsque l’islam rejette l’idée qu’un homme puisse être, dans sa chair, le Verbe de Dieu, au nom de quelle conception précise pareil rejet s’exprime-t-il ?
Md : Au nom, je suppose, du principe selon lequel le Verbe créateur ne peut pas se retrouver du côté de la créature sans porter atteinte à sa dignité… Ou sans compromettre son pouvoir de création.
Ph : Oui… Mon intention n’est pas de nous engager sur ce terrain miné et qui est assez étranger à notre propos. Mais il me paraît assez clair que si nous prenons soin de garder nos distances avec le terrain de la querelle religieuse et si nous conservons bien en tête le cap qui est le nôtre, nous pouvons nous faire une idée plus précise de ce que veut dire le «Verbe» —et de ce que veut dire aussi Moïse quand il dit dans le livre de la Genèse que «Dieu dit»— à travers l’examen des différences de conception qui s’expriment à ce sujet par les trois religions.
Po : C’est vrai que tout ou presque se ramène entre elles à un conflit d’interprétation autour de ce «Dieu dit» de la Genèse, qui est suivi par «et il en fut ainsi». Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ?
Md : En islam, le rejet de l’idée que le Verbe puisse s’incarner en un homme a un pendant dans l’affirmation qu’il peut prendre la forme d’un discours humain. Dire du Coran qu’il est parole de Dieu, c’est dire en effet que le Verbe créateur est un Verbe qui peut résonner à nos oreilles de la même manière que résonne à nos oreilles la parole d’un humain. Car il ne s’agit pas ici de considérer, comme pour le texte de la Bible, que la parole est inspirée par Dieu, mais qu’elle est dictée par Dieu. La parole inspirée est une parole humaine proférée par quelqu’un qui s’est mis dans une position d’écoute en direction d’un dit étranger au monde des humains et de leur locution.
C’est en ce sens la traduction en langage humain de quelque chose dont la version originale échappe à toute structure linguistique connue. Tandis que la parole «dictée», elle, n’est pas une traduction : elle est écho répercuté d’une parole divine mais qui se présente d’ores et déjà sous la forme d’une parole humaine… Est-ce que ce n’est pas à sa façon une sorte d’incarnation, comme les mutazilites en faisaient le reproche aux tenants de l’orthodoxie ash’arite ?
Il y a eu débat à ce sujet, et la réponse de ces derniers a consisté, je crois, à séparer dans la parole révélée une mère et une fille, pour ainsi dire. De sorte qu’ils pouvaient faire valoir que l’objection mutazilite avait un sens si on considérait que le Coran était la fille du Livre, mais qu’elle cessait d’en avoir dès lors qu’on situait le Coran du côté de la «mère du Livre». Ils précisaient bien sûr que, par «mère du Livre», il fallait penser à quelque chose d’autre que le texte dont nous découvrons le contenu en feuilletant les pages. Mais alors qu’est-ce au juste que la «mère du Livre» ? Et en quel sens c’est encore, à proprement parler, un Livre ? Puis, si c’est le cas, en quoi ce «Livre» se distingue-t-il du monde lui-même en tant qu’il peut être considéré comme LE livre en lequel s’inscrivent les lettres du Verbe divin ?
Ph : Si on parle du monde comme livre, il faut se demander ce que signifie que le Verbe de Dieu crée le monde… Il faut se demander ce que signifie que le Verbe de Dieu crée le monde qui va lui servir de parchemin, ou de livre. Car l’image du monde comme livre est celle d’un support qui recueille la parole divine, comme la feuille de papier recueille la parole de l’écrivain. Or ce n’est pas pareil.
La différence, ici, est que le monde représente un support infiniment divers, qui est sans cesse mouvant et, enfin, qui prend sa forme diverse et mouvante de ce que le Verbe lui fait dire. En fait, le texte et son support ne font qu’un. Le Verbe crée à la fois l’un et l’autre : le texte et ce qui lui sert de support. De sorte que le texte engage ici une lecture qui ne peut être que très différente de celle que nous pratiquons quand nous prenons un livre et que nous l’ouvrons…
Je pense que cette lecture ressemble davantage à la danse par laquelle nous répondons à la danse d’un autre danseur : c’est une entrée dans la danse du monde. Nous comprenons le monde, ce qu’il dit, à travers la réponse dansée que nous opposons à sa danse… J’ajouterais : pour autant que cette réponse est dansée ! Car sans danse, pas de compréhension dans la lecture.
Md : Voilà qui rejoint le thème évoqué de l’homme directeur de la chorale du monde tel qu’il nous a été suggéré par le récit coranique du dépôt. Car la danse, n’est-ce pas, ne va pas sans chant.
Po : Pas de danse sans chant, assurément. Mais cette danse chantée ou ce chant dansé du monde reste une parole. Je crois qu’il faut maintenir ce point. Même si la compréhension de cette parole exige l’anticipation d’une réponse et que, sans cette hardiesse, ce qui est dit demeure dans le retrait de l’indétermination, même si la parole dite ressemble plus à un pas de danse qu’à une phrase articulée, il convient de garder à l’esprit que quelque chose est dit.
J’insiste là-dessus parce que c’est de l’expérience que quelque chose nous est donné avec le monde —quelque chose qui signifie, qui nous parle—, que l’expérience du monde, ou de notre être-au-monde, se présente à nous en même temps comme l’expérience d’un Verbe… Et que, par la suite, l’idée nous vient que c’est ce Verbe dont on reçoit l’écho qui est en même temps le créateur de tout ce qui est : c’est lui qui dit aux choses d’être de telle sorte qu’il en est tel qu’il a dit, c’est-à-dire que ce qui n’était pas advient à l’être, et qu’ainsi il y a un monde alors qu’il n’y avait rien. Précisément parce que la parole qu’on reçoit n’est pas de celles qui se détachent d’un locuteur. C’est une parole qui parle en rassemblant l’entièreté du monde. C’est une parole qui fait parler le monde sans rien excepter de lui : en le hissant tout entier à l’arche de la parole.
Ph : Nous sommes en train de considérer que le véritable Livre est le Livre du monde : que c’est ce livre-là qui porte le Verbe de Dieu. Il resterait dans ce cas à comprendre pourquoi l’homme se met en peine de produire un double à ce Livre, en lequel il prétend que la parole divine pourrait être consignée. Est-ce qu’il n’est pas assez évident qu’en agissant de la sorte il peut se rendre sourd à ce qui se dit à travers ce qu’une certaine théologie musulmane a appelé «la mère du Livre» et que nous essayons de désigner en évoquant l’image de la danse du monde ? Et qu’en se rendant de la sorte sourd, les religions du livre créent en leur propre sein l’espace d’un nouveau paganisme. Parce que le paganisme, au-delà de la définition savante que nous en donnent les historiens des religions, n’est pas vraiment autre chose que cet état de l’homme où il cesse de comprendre le Verbe, comme il cesserait de comprendre une langue qu’il avait parlé autrefois.
Po : Le risque est incontestable. Mais le risque existe aussi que ce redoublement du Livre du monde par le livre fabriqué de main d’homme et écrit en une des langues parlées par les hommes représente un appel à l’écoute du Verbe. Tout est dans l’usage qu’on en fait. Si c’est le cas, il faudrait identifier le point de bascule entre le bon et le mauvais usage.
D’autre part, je pense que ton utilisation du mot «paganisme» mérite une explication. Car il y a un paganisme qui se présente justement comme une écoute de la nature, en tant que lieu de résonance de la parole divine… Et je me souviens de la référence, lors d’une rencontre précédente, qu’on a fait à un auteur français dont le nom m’échappe à présent mais dont je sais qu’il défendait la position selon laquelle le monothéisme avait été responsable du «désenchantement du monde». Voilà maintenant que c’est le paganisme qui serait lié à l’expérience d’une rupture entre l’homme et l’intelligence de la langue du monde…
Ph : Cet auteur français, c’est Marcel Gauchet. C’est moi qui avais évoqué son nom pour rappeler qu’il prenait le contrepied d’une conception répandue voulant que le rationalisme moderne fût derrière ce qu’il appelle le «désenchantement du monde». Pour lui, en effet, ce désenchantement plonge ses racines plus loin en arrière : dans le monothéisme. C’est-à-dire dans l’affirmation de la transcendance de Dieu, dont le corollaire est que la nature est entièrement du côté de la créature. Qu’elle n’a donc pas part à la divinité du Créateur.
Mais le point de vue est discutable. Car on peut assurer que le monde est du côté de la créature, et qu’il se situe donc en dehors de la sphère du divin, sans se trouver obligé d’affirmer qu’il se situe en dehors du lieu de manifestation de la parole divine. Ce qui distingue le monothéisme, dans sa forme abrahamique, du paganisme, ce n’est pas que dans l’un la nature soit muette tandis que dans l’autre elle est animée et loquace : c’est que dans l’un le monde parle sans être l’origine de la parole qu’il profère, tandis que dans l’autre il n’y a pas, pour la parole divine qui se fait entendre dans le monde, d’autre source en dehors du monde lui-même.
Et c’est ce qui fait qu’on peut partir de là pour établir une nouvelle distinction, cette fois entre deux formes de paganisme : une première à l’intérieur de laquelle la parole divine qui se manifeste fait l’objet d’une interrogation et d’un effort d’élucidation quant à sa signification et quant au lieu de son surgissement, et une seconde où ni la signification ni le lieu de surgissement de la parole ne donnent lieu à une quelconque interrogation, parce que la représentation du monde et la topologie de la manifestation du divin y sont présentées comme des données définitivement fixées dans le cadre d’une croyance…
Bien sûr, vous l’aurez compris, cette différence renvoie au sein du paganisme à l’opposition qui existe entre une attitude qui cherche à comprendre le Verbe, même si elle n’a pas encore acquis la compétence de la langue en laquelle il se livre, et une autre qui ne cherche ni à comprendre ce qui se dit ni à apprendre la langue en laquelle se dit ce qui se dit, parce qu’elle prétend détenir le secret du message.
Md : Cette distinction concerne plus particulièrement les anciennes formes de paganisme. Or on a vu qu’il en existe de nouvelles, dont on pourrait dire, je pense, que l’opposition en ce qui les concerne n’est plus entre celui qui cherche à comprendre et celui qui ne cherche pas, mais entre celui qui apprend à chercher et celui qui désapprend à chercher.
Po : Ces nouvelles formes de paganisme, il y en a qui s’appuient sur le livre, (ou sur le corps) censé porter le Verbe divin pour s’éloigner de toute écoute tournée vers le vrai lieu d’où il surgit, et pour s’installer donc dans une forme de surdité dont la seule issue ramène vers les superstitions de ce qu’on appelle communément la «pensée magique» —c’est le monothéisme paganisé—, et il y en a d’autres, farouchement opposées à la pensée magique, dont le parti-pris est de réduire le monde au rôle de théâtre en vue de la représentation de la puissance de l’homme : de sa capacité à connaître le réel et à le transformer conformément à sa volonté. Y en a-t-il d’autres ?
Je ne sais pas. Il me semble que l’on a là les deux versions du nouveau paganisme : le croyant et l’incroyant. Mais, dans leur différence, voire dans leur violent antagonisme, ces deux versions ne manquent pas de se mêler dans notre quotidien, et souvent au sein des mêmes personnes.
Ph : Bien sûr, ces nouvelles formes de paganisme ont peu de chose à voir avec le phénomène occidental de ce qu’on appelle le «néo-paganisme» et qui se manifeste à travers la résurgence de religions préchrétiennes, à travers l’apparition de sectes dont les membres se conduisent en militants pour rétablir l’ordre des anciens dieux —nordiques, celtes ou autres— et des anciens rites qui leur correspondent. Dans une acception plus large du mot, et sociologiquement plus intéressante, on peut inclure diverses manifestations qui relèvent chez les populations occidentales —mais pas seulement— d’un paganisme inconscient.
La manière dont les gens festoient de nos jours en dit long sur ce chapitre. Mais, de toute façon, le propos est que notre approche à nous du phénomène est différente. Elle part d’un point précis, d’une bifurcation : comprendre, ou apprendre à comprendre le Verbe d’un côté et, d’un autre côté, ne pas le comprendre, ou désapprendre à le comprendre.
Po : Nous avons évoqué au début de notre entretien la question des différences de conception entre les trois religions abrahamiques. Nous avons parlé de l’incarnation du Verbe chez les chrétiens et du rejet dont elle a fait l’objet de la part de l’islam… On aurait pu ajouter le judaïsme. L’islam opte pour un retour au livre, avec cette distinction cependant que nous avons signalée quand nous avons parlé de «fille du Livre» et de «mère du Livre»…
Md : Mère et fille : voilà qui fait penser au Père et au Fils dans le langage de la théologie chrétienne !
Po : Le rapprochement pourrait être fructueux, mais à condition qu’on garde à l’esprit l’importance de ses limites… Quoi qu’il en soit, il est utile de comprendre le sens de ce dédoublement du Verbe. D’autant qu’il se révèle dans l’affirmation de l’unité des deux termes du dédoublement : unité du Père et du Fils chez les chrétiens, et unité entre les deux livres en islam.
Ph : Peut-on, de la même façon, parler d’un dédoublement du Verbe dans le cas du judaïsme ? Si oui, cela voudrait dire que la tradition abrahamique dans son ensemble, de son début à sa fin, conçoit la relation de l’homme au Verbe sous une forme dédoublée. Et que le différend qui oppose les trois représentants de cette tradition ne tourne pas autour de la question de savoir si, oui ou non, il y a dédoublement, mais autour de la manière dont la médiation qui se joue dans le dédoublement doit être définie.
Or, dans le cas du judaïsme, il semble qu’il n’y ait pas une médiation, mais plusieurs. Il y a celle du livre, bien sûr : la Torah. Mais il y a aussi celle de l’ange qui, dès Abraham, est présent pour apporter l’écho du Verbe à l’oreille ou au cœur de qui doit le recevoir. Il y a également le buisson ardent, sur le mont Sinaï ou le mont Horeb —le texte biblique serait hésitant sur le nom de l’emplacement exact— à travers lequel Dieu s’adresse à Moïse. Il y a la voix du prophète qui crie dans le désert…
Md : La langue du Verbe serait-elle plurielle ?