Ce qui arrive à mon pays est une tragédie

Je me souviens exactement quand j’ai su que la Tunisie était libre. C’était en février 2011, quelques semaines seulement après qu’un soulèvement populaire eut forcé Zine el-Abidine Ben Ali, dictateur de longue date de la Tunisie, à fuir le pays. Je rentrais à la maison pour la première fois en 10 ans : mon père était un opposant de premier plan au régime, et il n’avait pas été sûr de rester. Quand je vivais en Tunisie, j’avais l’habitude d’être examiné et interrogé à l’aéroport. Mais en 2011, un agent des services frontaliers m’a accueilli avec un sourire affable. À ce moment-là, il était soudain clair ce que la révolution avait accompli.

En décembre de la même année, mon père, Moncef Marzouki, a été élu président par l’Assemblée constituante. J’ai ressenti une immense fierté et une certaine incrédulité. Je me souvenais, avec un sourire, comment ma sœur et moi devions pousser sa vieille Peugeot tous les matins pour la faire démarrer (et nous amener à l’école à l’heure). Mon père avait consacré sa vie - en tant que médecin, militant des droits de l’homme et homme politique - à la démocratie, à un coût personnel élevé. Et le voici, le premier président d’une Tunisie démocratique.

Cela semble très loin. Maintenant, nous avons un président qui gouverne par décret, démantèle le système judiciaire, alimente la haine contre les migrants noirs et attaque les opposants, le tout soutenu par un Parlement couché sur le dos. Les prisons du pays sont remplies de journalistes, de militants et de prisonniers politiques – détenus injustement et détenus dans des conditions inhumaines – et beaucoup d’autres ont fui le pays pour éviter le même sort. En un peu plus d’une décennie, la Tunisie est passée de la démocratie à la dictature, de l’espoir à la terreur.

Le président actuel, Kais Saied, est arrivé au pouvoir démocratiquement. Après une campagne populiste en 2019 au cours de laquelle il s’est présenté comme un outsider qui a défendu le peuple contre l’élite, il a été élu avec 72% des voix. Systématiquement, M. Saied a entrepris de démanteler la démocratie du pays. Il a dissous le Parlement, fait adopter une nouvelle constitution qui lui a donné d’énormes pouvoirs et a réprimé ceux qui s’opposaient à lui.

Beaucoup de mes amis et de ma famille faisaient partie des près de trois millions de personnes qui ont voté pour M. Saied. Mieux vaut lui que son adversaire, disaient-ils, un candidat soutenu par un mélange du régime précédent et de réseaux d’affaires corrompus. Pourtant, dès le début, j’ai trouvé le projet de M. Saied terrifiant. En tant que spécialiste des religions, j’ai porté une attention particulière à une conférence qu’il a donnée en septembre 2018, alors qu’il était encore professeur de droit, sur la relation entre l’islam et l’État. Sa vision politique n’était pas seulement antidémocratique. C’était une forme anti-moderne de nativisme, avec tout ce qui était soumis au dirigeant.

Compte tenu de son obsession de la pureté, la répression du président contre les migrants n’est guère surprenante. En février, il a invoqué la théorie du complot de remplacement pour accuser la petite population de migrants subsahariens du pays de comploter pour refaire l’identité de la Tunisie. Ses remarques ont déclenché une vague brutale de violence contre les Noirs dans le pays, au cours de laquelle des dizaines de personnes ont été blessées, arrêtées et expulsées de leurs maisons.

L’objectif de M. Saied est de purifier la société de l’influence corrompue : c’est l’hygiène sociale, et non la justice sociale, qui est le but. Le projet est purement moralisateur, plutôt que procédural et politique, et ses termes sont définis par M. Saied lui-même. Il a méthodiquement ciblé l’indépendance du pouvoir judiciaire, par exemple en publiant des décrets qui lui donnent le pouvoir de révoquer les juges. Dans un autre décret, il a ordonné la poursuite des voix dissidentes qui porteraient atteinte à « la sécurité publique ou à la défense nationale ». Les libertés civiles, l’opposition politique et la liberté d’expression doivent être supprimées, requalifiées comme des menaces pour la société.

Pour moi, tout cela me semble si tristement familier, rappelant les jours sombres de la dictature de M. Ben Ali. En avril, les enfants de nombreux prisonniers politiques, s’exprimant depuis Genève, ont appelé l’Union européenne à imposer des sanctions au régime de M. Saied. Leurs témoignages ont touché une corde sensible chez moi. Je me suis souvenu des dimanches soirs déprimants du printemps 1994, lorsque ma mère et moi préparions le seul panier de nourriture que nous étions autorisés à apporter à mon père pendant qu’il était en prison. Je me souviens de ce que j’ai ressenti en lui parlant séparé par des barreaux et des policiers armés.

Et pourtant, cette fois-ci, c’est encore pire. L’objectif n’est pas simplement d’écraser la dissidence, mais aussi de déshumaniser les prisonniers politiques et leurs familles. À Genève, Kaouther Ferjani a livré un récit effrayant sur la façon dont son père, un ancien député qui a été détenu, est traité. Contraint de partager une cellule surpeuplée avec 120 détenus, il est tombé malade et a été emmené à plusieurs reprises à l’hôpital. Il est peu probable que le sort de Rachid al-Ghannouchi, ancien président du Parlement et chef du parti Ennahdha, arrêté en avril, soit bien meilleur.

Un de mes amis dont le père a été arrêté et dont la maison a été perquisitionnée m’a dit que le point le plus bas s’est produit lorsque, après tous les bouleversements de cette nuit horrible, elle est allée aux toilettes et a ouvert le robinet pour se laver le visage. Elle avait oublié qu’il n’y avait pas d’eau : l’accès à l’eau est actuellement restreint tous les soirs, en raison d’une grave sécheresse. « Est-ce pour cela que nous avons abandonné la démocratie ? », a-t-elle demandé.

Nous voilà donc sans liberté, sans eau et sans nourriture. L’économie est proche de l’effondrement et le chômage est endémique. Plutôt que d’affronter les crises qui affligent le pays, M. Saied préfère parler de loyauté et de complot. Pour la Tunisie, ce n’est rien de moins qu’une tragédie.

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