En Tunisie, la répression bat son plein à l’encontre de celles et ceux qui récusent la monopolisation du pouvoir par Kaïs Saied ou qui, tout simplement, font preuve d’esprit critique. Militants et dirigeants de partis politiques, avocats, journalistes sont victimes d’arrestations sous l’accusation de « complot contre la sûreté de l’Etat ou contre la personne du chef de l’Etat », de « diffusion de fausses nouvelles » ou de « blanchiment d’argent ».
Cette vague répressive a pour corollaire l’autonomisation de l’appareil sécuritaire, du fait de son émancipation des contraintes procédurales et du poids des syndicats de policiers. A l’initiative du président, une machine infernale se déploie qui multiplie les coups de filet à partir d’écoutes, de surveillance de domiciles, de contrôle des réseaux sociaux et de dénonciations d’indicateurs douteux. Il reste à la magistrature, épurée et soumise aux injonctions présidentielles, de « judiciariser » les poursuites et de scénariser les supposés complots et autres crimes et délits.
Les procès à venir ne donneront pas lieu à des shows, contrairement aux sinistres procès de Moscou [de 1936 à 1938] basés sur les « aveux » des accusés. Les shows se déroulent déjà en amont des procès. Ils consistent dans les diatribes récurrentes auxquelles se livre le président sous l’œil des caméras, à l’occasion d’entretiens avec tel ou tel responsable. En ces circonstances, le président dénonce les comploteurs, traîtres et ennemis du peuple, sans les nommer mais en les désignant par « ils ». Il recourt ainsi à une rhétorique de type coranique qui évoque de la sorte les mécréants et les corrompus.
Le « eux » contre le « nous »
La répression met en jeu deux modes de stigmatisation, de niveaux différents. Le premier consiste en une mise en scène de la lutte du « peuple » – un peuple mythique – contre ses ennemis, des traîtres et des corrompus alliés aux intérêts étrangers. Le président se présente comme le porte-parole et le défenseur de ce « peuple » menacé et spolié. A ce titre, il s’engage dans une éradication des partis politiques et une tentative de neutralisation des corps intermédiaires enclins à l’expression d’opinions critiques. Il les charge de tous les maux et carences du pays.
Kaïs Saied n’a jamais caché son hostilité de principe aux partis politiques. Il s’en prend à ceux qui ont tenté de limiter son rôle avant son coup de force et ont ensuite dénoncé celui-ci. Le président n’a pas davantage dissimulé son mépris à l’égard du journalisme indépendant. Sous prétexte de purification politique et de libération du « peuple », il règle ses comptes avec quiconque ne se soumet pas à son magistère. Il est convaincu d’être investi d’une mission qui lui enjoint une « démonisation » de ses adversaires qualifiés d’ennemis du « peuple ».
Le second mode de stigmatisation s’avère moins spectaculaire. Il procède d’une conception du rapport des gens ordinaires au politique, axé sur l’opposition entre « eux » et « nous ». Ce « nous » autodésigne le peuple des dominés. Il caractérise des réalités variables en fonction des situations et des catégories sociales. Quelles que soient ses déclinaisons, il s’oppose peu ou prou à certains types d’élites : « eux » qui les méprisent, jouissent de privilèges, s’enrichissent à leur détriment, etc.
Si les choses vont mal, « eux » en sont nécessairement la cause. Ils portent la responsabilité de la dégradation des conditions de vie, des pénuries alimentaires et des carences de l’administration. Comment expliquer une situation déplorable sans qu’il y ait des coupables animés des pires intentions ? Il y a là un démonisme latent qui impute à des forces du mal la volonté de nuire.
Le risque du bouc émissaire
Les deux modes de stigmatisation se prêtent à des recoupements. La démonisation active le démonisme. La répression qui s’abat sur une partie des élites « nous » fait justice, en donnant un coup de balai. C’est bien fait pour « eux ». Sous cet angle, la vague répressive peut être qualifiée de « populaire ». Elle ne soulève pas l’indignation.
Toutefois, cette popularité ne vaut pas nécessairement adhésion aux orientations du régime. Pourquoi aller voter pour une Constitution ou des élections ? Une autre élite du pouvoir prendra la place d’une autre, dont elle ne se différenciera pas fondamentalement. La politique, avec ses calculs et ses jeux, perdurera au détriment des dominés. Ce scepticisme ne connaît qu’une limite, du moins momentanément : le président. Lui n’est pas comme « eux ». Il fait preuve d’empathie et de bienveillance à notre égard, tandis qu’il châtie les responsables de nos malheurs. Lui seul compte, en définitive, peu importent les institutions.
La focalisation sur l’autocrate bienveillant ne peut s’entretenir indéfiniment sur la seule base d’une chasse aux sorcières. La bienveillance ne se mesure pas seulement à l’aune de la rhétorique et des shows télévisés. Elle appelle des décisions et des actes qui amorcent un changement des conditions d’existence. Si tout continue à aller mal, l’autocrate supposé bienveillant court le risque de devenir le bouc émissaire.
« Tous coupables »
D’autant que la machine répressive s’emballe. Elle ne se borne pas à harceler les élites. Elle s’insinue plus profondément dans le corps social, en visant particulièrement les jeunes. Dans divers quartiers ou localités, des affrontements fréquents opposent des groupes de jeunes à la police, généralement à la suite d’arrestations. Un communiqué du 18 mai du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux dénonce la poursuite systématique des « mouvements de jeunesse et de citoyenneté » ainsi que les poursuites contre des groupes de jeunes sportifs à l’extérieur et à l’intérieur des stades. A ce niveau, la répression devient « populaire » suivant une autre acception : elle affecte les milieux populaires. Elle participe d’une seule et même entreprise de répression de quiconque prétend user du droit inaliénable à la liberté d’opinion et d’expression.
La machine répressive tend à échapper au contrôle de ses promoteurs, tant elle laisse la bride sur le cou aux forces sécuritaires, animées par un excès de zèle. Là encore, l’autocrate se trouve exposé à un effet boomerang. N’oublions pas que le départ de Ben Ali a été favorisé par des failles dans la chaîne de commandement des services de sécurité.
La Tunisie n’en est pas au stade de la terreur de masse. Toutefois, nombre de personnes éprouvent de la terreur en raison du délitement de la règle de droit, qui les prive de toute protection et les expose au « tous coupables ». Ils n’ont pas tous lu Kafka, mais ils vivent certaines pages du Procès.
A toutes les victimes de la machine répressive, j’exprime ici ma pleine solidarité.