L’attentat de l’aéroport d’Alger a été commis il y a exactement 31 ans, le 26 août 1992, et les sept principaux accusés au procès qui s’en est suivi, condamnés à mort le 24 mai 1993, ont été exécutés le 31 août 1993, c’est-à-dire il y a trente ans presque jour pour jour.
Les quelques lignes que je propose ici ont trait au retentissement que cette affaire a eu sur la représentation personnelle que je me faisais de la tragédie que l’Algérie était alors en train de vivre, en essayant comme tant d’autres de mes compatriotes à cette époque de percer le voile de la désinformation qui se déployait déjà pour nous abuser et dissuader chez nous, par le mensonge et l’intimidation, tout effort de lucidité.
L’affaire du procès de l’attentat de l’aéroport a constitué un tournant. Elle est définitivement restée pour moi l’affaire qui a révélé, au début de la décennie 1990, la torture pratiquée par les appareils sécuritaires de l’État avec la bénédiction de ses appareils judiciaires qui l’ont entérinée sans défaillance, sous le regard complice de larges secteurs de la société et dans le silence plus ou moins explicitement approbateur des principaux médias.
La torture avait été par le passé souvent pratiquée contre tous ceux qui s’étaient opposés au régime. Elle avait atteint un niveau insoutenable (dont la justification reste à ce jour en partie énigmatique) en octobre 1988 lorsque des milliers d’Algériens avaient été raflés sans motif et dirigés vers des centres de tortures situés dans l’Algérois et notamment vers un centre de colonie de vacances de Sidi Fredj où ils avaient subi les pires traitements dégradants.
Mais ce qui s’annonçait avec les tortures infligées aux accusés du procès de mai 1993 était d’une gravité symbolique encore plus insoutenable : dans la configuration qui nous était présentée d’une guerre sans merci opposant l’État « républicain » à un intégrisme dévastateur des institutions et de la société, les Algériens étaient sommés de prendre position, sans nuance et sans réserve, en faveur de la sauvegarde du pays confronté à un ennemi mortel et contraint de lutter pour sa survie par tous les moyens.
On les a testés brutalement dès octobre 1992 lorsque les quatre principaux accusés de l’affaire de l’aéroport sont apparus à la télévision, portant les stigmates visibles des supplices qui leur avaient été infligés. Ils diront plus tard au juge qu’ils ont été soumis au supplice du chiffon et à la gégène, qu’on leur a fait ingurgiter de l’eau de javel, qu’on leur a fracassé le crâne à coup de chignole, que deux d’entre eux ont été castrés.
Des procédés qui n’avaient pas vieilli depuis la bataille d’Alger ! De cette façon, c’est la logique de la répression colonialiste telle qu’elle était théorisée par les appareils de la propagande française qui était soumise à l’approbation sans condition des Algériens, avec ce qu’elle allait comporter de justification de la torture, de la justice d’exception disposant des corps sans garanties et sans limites, mais aussi des exécutions extra- judiciaires, des séquestrations, des enlèvements et des disparitions forcées.
En somme, on n’était autorisé à apporter son soutien à l’État algérien menacé qu’en souscrivant, quarante ans plus tard, aux thèses de Massu et de Bigeard sur la torture généralisée comme seul moyen de sauver les institutions (« Nous n’avions pas le choix », répétait Aussaresses). Pour que vivent leur pays et leur État souverain, il était demandé aux Algériens de réhabiliter implicitement les criminels qui n’avaient reculé devant aucune atrocité pour empêcher qu’un État algérien souverain puisse enfin voir le jour.
Or, renier aussi complètement le combat libérateur du pays, la justesse et la justice de la cause pour laquelle ses élites avaient consenti tous les sacrifices aurait dû être considéré comme inacceptable par tous les Algériens qui en gardaient alors un souvenir vivace.
Voilà pourquoi, et en dépit de l’horreur qu’inspirait le projet islamiste (qui n’aurait jamais pu prendre corps sans la complaisance dont le régime l’avait fait bénéficier), le plus important au titre de la fidélité au passé et pour la sauvegarde de l’avenir était de refuser les moyens mis en œuvre par l’État pour mener cette guerre, de refuser d’être enrôlé parmi les émules d’Aussaresses.
Rejeter certes le projet islamiste mais démasquer et dénoncer les pratiques honteuses et dégradantes généralisées par l’État. Faire le distinguo net et rigoureux entre un mouvement de subversion qui ne représente que ses partisans et ne rend compte à personne d’autre qu'eux et un État dont tous les actes engagent l’universalité des citoyens, avec leur assentiment ou à leur corps défendant, et qui ne peut commettre des horreurs dont ces derniers auraient le droit de se laver les mains.
La question la plus importante qu’auraient dû se poser les Algériens tout au long de la décennie sanglante est celle de savoir jusqu’à quel point ils consentaient que l’État recoure en leur nom aux méthodes inhumaines que les paras français ont infligées à leurs aînés pendant la guerre de libération nationale.
Cette question était et demeure proscrite. C’est qu’elle est intenable, ingérable, infernale même ! Il est facile de clouer le bec à quiconque s’interroge sur les massacres en lui jetant au visage la formule du « kituki » orthographiée de toutes les façons possibles et accompagnée d’un rire gras et condescendant. Mais quelle ironie peut désamorcer une interrogation sur le retour attesté et documenté d’Aussaresses en Algérie dans les années 1990 ?
Il n’y avait pas d’autre parade que d’imposer l’oubli pur et simple !
Et, pour s’assurer que les deux époques ne puissent jamais se croiser au hasard d’un rapprochement ou d’une comparaison, on a fait en sorte que l’hypermnésie de la période coloniale circule avec fluidité sur le saut de mouton qu’on a surélevé à son intention, bien au-dessus de la voie où s’égarent encore les fantômes de la décennie noire.