Fidèles à leur rendez-vous hebdomadaire, le philosophe, le poète et le médecin poursuivent leur quête… Le chemin les mène aujourd’hui sur les pas de Jason et des Argonautes, dans l’espoir de dévoiler en quoi le mythe grec révèle, dès avant l’apparition de l’activité philosophique, un désir de comprendre le monde. Le monde comme événement !
Ph : « Noble rejeton de Neptune Pétréen ! Tu le sais, trop souvent de cruels revers poursuivent les mortels enclins à préférer à la justice des biens acquis par la fraude… » Ce propos est tiré de l’œuvre d’un poète grec. Qui voudrait tenter sa chance en disant de qui il s’agit ?
Po : Bien que je me targue de m’y connaître en poésie grecque, cela ne va pas au point que je puisse, à la lecture de quelques vers tirés au hasard, deviner qui en est l’auteur. Je note cependant que le personnage à qui on s’adresse est de ces hommes dont le père est un dieu. Nous avons eu l’occasion de voir que beaucoup de héros grecs avaient Zeus pour père, comme Héraclès ou Persée. Celui-ci est fils de Poséidon, ou Neptune comme préfèrent l’appeler certains traducteurs qui adoptent les noms latins.
Ph : A vrai dire, le poète en question est assez peu connu de nous. Ce n’est pas Homère, qui incarne la poésie épique, et ce n’est pas non plus un des trois poètes tragiques dont l’œuvre nous est parvenue : Eschyle, Sophocle et Euripide…
Md : Le thème de la justice m’avait frappé lorsque nous avions, il y a quelques mois maintenant, abordé la poésie d’Hésiode. Dans ses Travaux et les Jours, il parle des différents âges du monde, du plus solaire au plus sombre, c’est-à-dire de l’âge d’or à l’âge de fer et, évoquant ce dernier âge – qui est le nôtre -, il nous fait comprendre que c’est par l’action juste que l’homme est capable de faire rejaillir l’or des origines du sein des ténèbres de l’âge de fer, pour ainsi dire. Mais je suppose que ce thème de la justice, il n’a pas été le seul à le chanter dans ses poèmes.
Ph : Certes non. La réponse à la devinette est : Pindare. Personnage peu connu de nous, mais dont la gloire était grande auprès de ses contemporains, il est le poète lyrique par excellence. Le passage que j’ai cité vient d’une de ses œuvres qui s’appelle « Les Pythiques ».
La cinquième Ode des Pythiques reprend une fameuse histoire : celle de Jason et la toison d’or. Il existe à vrai dire plusieurs versions de cette histoire, avec des variations relativement importantes. J’ai pensé que pour illustrer notre hypothèse de la semaine dernière - hypothèse selon laquelle le mythe grec est déjà travaillé par un désir de comprendre le monde quant à son origine -, il était bon de faire un détour par ce récit. Mais en essayant de m’en tenir aux éléments les plus invariants.
Po : Et qui est l’auteur des paroles que tu as citées dans l’histoire ? Jason lui-même ?
Ph : Oui, Jason lui-même, le héros principal. Il s’adresse à Pélias, le roi de la cité de Iolcos. Pélias, bien que de sang divin puisque Poséidon est son père, a usurpé le pouvoir en le confisquant à son demi-frère, Eson, qui n’est autre que le père de Jason. Le passage que j’ai cité intervient au moment où Jason revient à Iolcos d’un long exil pour réclamer le trône, qui lui revient de droit. Dans la version de Pindare, Pélias répond à cette requête en prétendant qu’un songe divin l’a averti du besoin de ramener la toison d’or et que, si Jason voulait bien s’acquitter de cette mission, il lui cèderait volontiers le pouvoir.
Bien sûr, la mission en question est tout sauf une formalité : elle est pleine de périls et Pélias pense que Jason ne peut tout simplement pas en revenir vivant. Dans une autre version, un devin confie à Pélias que sa perte viendra d’un homme portant une seule sandale. Or, un jour qu’il avait organisé une grande fête, il aperçoit dans la foule un homme portant une sandale à l’un de ses deux pieds.
Il venait de perdre l’autre en chemin, à un moment où il avait fait traverser une rivière à une vieille femme. Pélias reconnaît donc en lui l’homme fatal dont lui a parlé le devin. Il le fait alors appeler et, quand il se trouve devant lui, il lui pose cette question : « Que répondrais-tu à un homme qui viendrait avec l’intention de te tuer pour s’emparer de ton trône ? » A quoi Jason répond de la manière suivante : « Je lui dirais d’aller chercher la toison d’or ». Et c’est exactement ce que fera Pélias : il demandera à Jason d’aller chercher la toison d’or… Et Jason accepte !
Po : Pourquoi est-ce qu’il accepte ? Après tout, Pélias n’est pour lui qu’un usurpateur.
Ph : Pélias est non seulement un usurpateur, il est aussi celui à cause de qui il a dû s’exiler de chez lui dès son très jeune âge, sous peine d’être éliminé. L’histoire raconte en effet que, pour le soustraire aux desseins funestes de son demi-oncle, sa mère l’a abandonné, ou plutôt exposé en un endroit d’où elle espérait qu’il serait recueilli. Ce qui fut fait : le nouveau-né a été recueilli par le centaure Chiron qui, en dépit de sa nature monstrueuse, mi-homme mi-cheval, représente une des hautes figures de la sagesse dans la mythologie grecque.
C’est auprès de lui qu’il grandit et se fortifie jusqu’au jour où le désir de regagner sa vraie patrie s’empare de lui. Maintenant, si Jason accepte de subir l’épreuve avant de reprendre le trône qui lui revient pourtant de manière légitime, c’est peut-être parce que le jeune qu’il est a besoin de relever le défi pour apporter à qui le veut la preuve qu’il mérite bel et bien de monter sur le trône. C’est aussi parce qu’il a conscience que l’héritage ne suffit pas. La toison d’or va représenter le trophée : gage, en quelque sorte, d’une légitimité supérieure.
Md : En quoi est-ce un tel gage ?
Ph : D’abord parce qu’à travers les multiples épreuves auxquelles il faut se soumettre pour l’obtenir, on s’assure qu’on possède bien les attributs de la royauté : la force, la ruse et le courage qui méprise la mort. Ensuite, parce que la toison d’or porte elle-même une symbolique. Dans le langage moderne de la psychanalyse, on dirait que c’est l’inconscient de Jason qui a parlé lorsque la question lui a été posée par Pélias et que, sans trop réfléchir, il a répondu : « Aller chercher la toison d’or ». Car celui qui veut s’emparer du pouvoir doit être possesseur de la toison d’or !
Po : Toujours ?
Ph : En quelque sorte, oui.
Po : Pourquoi ?
Ph : Parce que la toison d’or est la toison d’un bélier sacrifié à Zeus, et que Zeus, malgré tous les écarts que nous racontent à son sujet les poètes, représente le dieu qui allie puissance et justice. Il s’agit donc de placer les épreuves héroïques qu’on traverse sous le patronage du dieu qui incarne cette union entre puissance et justice… Mais il faut souligner que la toison d’or n’est pas la toison de n’importe quel bélier. C’est celle du bélier nommé Krysomallos : laine d’or, en grec.
Doté de grandes ailes, ce bélier avait été envoyé par les dieux pour sauver deux enfants royaux menacés par leur marâtre. Lui-même était issu, contre toute logique naturaliste, de l’union d’un dieu et d’une princesse thrace. Ces détails peuvent avoir leur importance, ne serait-ce que pour mesurer la signification que revêt la toison sur le plan symbolique… Mais il existe une troisième raison qui explique pourquoi Jason accepte la condition exigée par Pélias pour restituer le pouvoir. En tant que fils adoptif et disciple du centaure Chiron, Jason s’interdit d’agir sous le coup de quelque désir de vengeance.
La sagesse qui lui a été transmise par son éducation veut qu’il ne fasse pas grand cas des misères subies par lui dans le passé. Au contraire, il exploite la méchanceté du roi usurpateur comme moyen en vue de se doter de cette légitimité supérieure, sans laquelle la légitimité que confère le statut d’héritier demeure simplement formelle, et donc faible.
Md : Si la prophétie devait se réaliser, Jason devrait quand même se débarrasser du roi à son retour.
Ph : Oui et non. Après avoir accepté la mission, Jason lance un appel afin d’être rejoint dans son entreprise par tous les jeunes de la contrée que leur vigueur et leur courage rendent désireux d’affronter le danger. Il y a là des noms illustres comme Héraclès, Thésée et Orphée. Au total, ils forment une cinquantaine de personnes – parmi lesquels des demi-dieux -, qu’on appelle les Argonautes, en référence au bateau – l’Argo - qui les mènera en Colchide, le pays où se trouve la fameuse toison.
Parmi les épreuves qu’ils auront à subir, sur le chemin de l’aller comme du retour, figure le passage en bateau dans un chenal où des rochers monstrueux et vacillants les attendent. Mais il y a surtout les épreuves qu’imposera le roi de Colchide : labourer une terre aride avec des taureaux cracheurs de feu et dotés de redoutables sabots d’airain, semer un sac rempli de dents de dragon dont germent aussitôt des guerriers qui les attaquent… Mais c’est là qu’intervient un personnage essentiel dans le déroulement du récit. Il s’agit de la fille du roi, Médée, qui est connue pour avoir des dons de magicien.
Po : Et c’est là que l’amour fait son entrée !
Ph : Oui. Médée tombe sous le charme de Jason et n’hésite pas à l’aider dans son entreprise, contre l’intérêt de son père. D’aucuns diraient que l’amour confère à Jason et, au-delà, à tous les Argonautes, ce supplément d’âme qui les rend tellement plus forts face aux dangers que ceux-ci semblent présenter le visage de l’allié. Mais l’histoire nous raconte seulement que Médée fabrique un baume qui protège contre les attaques brûlantes des taureaux et que, par ailleurs – signe que la magie s’allie chez elle à la ruse – elle leur donne une pierre dont la seule vertu est que, jetée de façon habile, elle pousse les guerriers issus des dents du dragon à se tourner les uns contre les autres et à s’entre-tuer entre eux.
L’aide qu’elle apporte à Jason ne s’arrête pas là : son père ayant refusé de céder la toison malgré les épreuves accomplies, c’est elle qui endort ensuite le dragon, gardien de la toison, permettant ainsi à l’élu de son cœur de s’emparer nuitamment de l’objet de sa quête et de prendre la fuite… avec elle ! L’amour que Médée voue à Jason n’étant décidément pas des plus ordinaires, étant même des plus extrêmes, elle n’hésite pas à prendre son propre frère comme otage. Puis à le tuer, à couper son corps en morceaux qu’elle jette derrière elle de manière à ralentir la poursuite de son père.
Md : L’amour jusqu’au crime. L’amour jusqu’au fratricide. C’est en effet extrême. Je suppose que Médée ne sera pas étrangère au meurtre de Pélias, si toutefois la prophétie doit se réaliser dans la suite de l’histoire.
Ph : Médée sera en effet l’arme par laquelle la vengeance sera accomplie contre Pélias. Il faut dire que ce dernier, contre la promesse qu’il avait faite de céder le pouvoir si la toison d’or était ramenée à Iolcos, s’y refuse désormais. En outre, il a profité de l’absence de Jason pour se débarrasser de la famille de ce dernier. Mais la manière dont Médée s’acquitte de l’affaire mérite qu’on s’y arrête, parce qu’elle illustre à nouveau la diversité de ses talents. Dont la ruse n’est pas le moindre. Médée se présente au palais sous les traits d’une prêtresse d’Artémis et demande à être reçue des filles du roi.
Quand celles-ci se présentent à elle, elle leur explique qu’elle dispose du moyen de rajeunir leur cher père, que le poids des ans a rendu vulnérable. La chose est tentante mais bien sûr difficile à croire. C’est pourquoi la fausse prêtresse s’empresse d’ajouter qu’elle est disposée à faire le test sur un bélier. On accepte la proposition. Il s’agit de tuer un vieux bélier, de le découper en morceaux, de mettre le tout dans une marmite bouillante accompagné d’herbes au pouvoir magique et d’attendre : un mouton en sort bientôt, rajeuni et plein d’énergie. Les filles du roi sont tentées… A la nuit tombée, elles surprennent leur père dans son sommeil, le tuent et découpent son corps à la manière dont elles ont vu que Médée avait fait avec le bélier. Dans la marmite bouillante, elles ont mis les herbes que Médée leur a données et qui sont censées assurer la réussite de l’opération. Elles rajoutent alors le produit de leur carnage parricide et attendent. Elles attendent jusqu’à ce que devienne clair à leur esprit que la prêtresse d’Artémis s’est joué de leur naïveté. Ainsi, le « cruel revers » dont Pindare nous dit qu’il atteint « les mortels enclins à préférer à la justice des biens acquis par la fraude » : ce cruel revers est advenu.
Po : La vengeance s’est accomplie, et Pélias est mort de la main de ses propres enfants.
Ph : Oui, ce détail a son importance. Sans Jason, la justice n’aurait pas été faite : l’usurpateur aurait continué de régner et de jouir des biens de sa « fraude ». Mais Jason, malgré tout le mal subi en sa personne et en la personne de sa famille, ne cède à aucun moment à la violence de la vengeance : non seulement ses mains ne se tachent pas de sang, mais il n’est même pas celui qui ourdit le stratagème par lequel le roi trouvera la mort. Il se contente, pour ainsi dire, de laisser s’accomplir une justice immanente. Une justice immanente secondée par la ruse de Médée.
Md : Est-ce qu’on ne pourrait pas dire, de façon un peu crue, que Jason a laissé à Médée la sale besogne ? D’autre part, qu’aurait-il été capable de faire sans son secours : c’est par son aide qu’il s’est tiré d’affaire quand il s’agissait de s’emparer de la toison d’or. Sans elle, il y a de fortes chances que les prévisions de Pélias se seraient réalisées, car il ne serait tout simplement pas revenu du voyage.
Ph : Avant de répondre à cette question, je voudrais dire un mot sur la fin de l’histoire. Car il faut savoir que, après la mort de Pélias, Jason ne le remplacera pas sur le trône. Les filles de l’usurpateur ont dénoncé le parricide comme ayant été causé par une machination dont Jason et Médée sont les auteurs. De sorte qu’il a dû s’exiler en Corinthe, où il a cependant mené une vie tranquille en compagnie de Médée et des deux enfants qu’elle lui a donnés. Dans certaines versions tardives, qui n’est pas celle de Pindare, Jason finit par délaisser son foyer en s’unissant à la fille du roi. Ce qui provoque la fureur de Médée, qui s’en prend aussi bien à la nouvelle épouse qu’à ses propres enfants…
Il me semble que, dans les deux cas, l’histoire nous suggère que Jason est appelé à assumer une royauté qui n’est pas celle du trône et de ses privilèges. Ou en tout cas qui n’est pas dénuée de souffrances. C’est une royauté qui est à la fois infiniment plus humble et infiniment plus précieuse ; une royauté qui est de nature à rendre l’homme plus proche des dieux. Ce qui voudrait dire que, parti à la conquête de la toison d’or pour regagner le trône qui lui revenait de droit, il a hérité de la royauté, mais pas de celle pour laquelle il a entrepris son voyage… Ce type de royauté, qui rend proche des dieux, est précisément ce qui nous intéresse dans notre quête à nous afin de montrer de quelle façon le récit mythique relève d’un désir de comprendre.
Po : De quelle façon il en relève ?
Ph : Je vais tenter ma réponse à cette question, mais pas avant d’avoir répondu au sujet du rôle de Médée. Il est tout à fait vrai que sans elle, l’expédition de la Toison d’or avait de fortes chances d’être un échec pour Jason et ses compagnons. Son intervention a été déterminante. Elle a mis son « hybris », ses crimes, au service de l’expédition. Mais on ne peut pas dire que Jason lui ait fait faire le sale boulot : il était demandeur de son aide, pas de l’excès qu’elle y a mis.
Profiter de son aide, c’était faire preuve de sens de l’opportunité dans l’adversité : la force et le courage du héros n’ont pas à dédaigner les coups de pouce du destin. Au contraire, ils doivent savoir les mettre à profit. Que Médée se soit trouvée sur le chemin des Argonautes et qu’elle soit tombée amoureuse de Jason, c’est un tel coup de pouce du destin auquel il fallait faire honneur. Et ils l’ont fait.
Plus tard, Jason paiera malgré tout la violence de Médée : il la paiera de son exil après son retour victorieux à Iolcos. Mais il la paiera aussi, peut-être, de l’impossibilité pour lui de faire monter à ses côtés sur le trône la femme qu’il aime, parce qu’une femme en cette place ne peut pas avoir trahi son père, tué son frère et découpé le corps de celui-ci en morceaux. C’est d’ailleurs en ça qu’il est un héros tragique : il porte sur lui des fautes commises par d’autres ou alors par lui mais à son corps défendant.
Md : Et cette posture tragique du héros aurait un lien avec le désir de comprendre ?
Ph : Oui !
Po : Dans quel sens ?
Ph : Dans le sens où cette royauté tragique dont le héros nous donne l’exemple dans ce récit représente une sorte d’ouverture sur le monde en tant que chaîne d’événements. Le héros prend sur lui le déroulement du monde dans ce qu’il peut avoir de plus adverse. Il endosse les fautes commises sans intention de les commettre et supporte le châtiment qui en résulte.
Ce n’est pas par masochisme, comme on dirait aujourd’hui : non, il s’agit de se donner la posture par laquelle le monde cesse d’être une suite aléatoire d’événements pour s’offrir comme un tout à comprendre… Car le héros tragique a opéré un renversement : les souffrances qu’il subit ne ternissent plus sa royauté. Elles l’exaltent au contraire. Mais il s’agit bien sûr de cette royauté dont nous disions qu’elle n’est pas synonyme de prestige et de privilèges, mais de celle qui rapproche des dieux. Or cette royauté qui rapproche des dieux est d’abord une royauté de l’esprit, une royauté qui s’ouvre sur le monde un sentier de connaissance…
Md : Nous parlions de « désir de comprendre » !
Ph : En effet. Mais la connaissance qui se donne à l’homme de la royauté tragique est de celles qui donnent du sens aux événements du monde. Or ce sens n’est jamais donné une fois pour toutes : plus on le reçoit, plus grande est la soif de le recevoir encore. La compréhension répond au désir de comprendre, mais elle l’attise en même temps qu’elle l’assouvit. C’est en ce sens particulier du mot que je parle de « connaissance » : c’est, je suppose, celle qu’enseignait à ses disciples le centaure Chiron dans le mythe que nous venons de visiter.