Ce qui me distingue d’une certaine mouvance dite moderniste, c’est l’idée que la participation de la composante islamiste au jeu démocratique, loin d’être une calamité, est une chance. Je dis bien une « chance » et non un pis-aller, un inconvénient avec lequel il s’agirait de composer. Pourquoi une chance ? Parce que la participation de l’islamisme à la construction d’un Etat démocratique représente d’abord la configuration d’un jeu politique ouvert, qui ne cherche pas à jouer la partition de la modernité par exclusion d’une partie de l’échiquier politico-culturel.
Ensuite, parce qu’elle met en jeu la possibilité donnée à l’islam lui-même de sortir d’une logique antagonique avec l’autre. Ce qui a ruiné le projet islamique, c’est sa volonté de réduire l’altérité de l’autre. Ce qui, au-delà de son opposition à un principe éthique, est une aberration théologique : on ne peut, au nom de l’ordre divin à instaurer dans le monde, réduire la diversité de la Création qui symbolise elle-même la richesse du don de Dieu. Par conséquent, l’expérience démocratique est une expérience dont le corollaire pour l’islam est d’être amené à se repenser comme projet, du point de vue de sa relation à l’autre et à sa différence.
Le fait pour le militant musulman d’être tenu de respecter son adversaire politique dans le cadre du jeu démocratique n’est pas une simple mesure procédurale : il engage un retour sur le sens même du projet. Or c’est ce retour qui comporte des enjeux d’une importance considérable, aussi bien pour le monde musulman que pour le monde en général.
C’est en ce sens, donc, que je dis que la participation de la composante islamique au processus démocratique est une chance. Bien sûr, ce point de vue n’aura pas les faveurs d’une pensée gauchisante, qui se définit généralement par sa défiance à l’égard de tout principe d’appartenance religieuse. Il n’aura pas non plus les faveurs d’une pensée dont la vigueur agressive n’est que la traduction des effets d’un travail d’endoctrinement anti-islamiste qui a été mené pendant des décennies durant la période de l’après-indépendance.
Maintenant, parler de chance à propos de la participation de la composante islamiste au jeu démocratique ne signifie pas que des questions ne se posent pas, ni que des inquiétudes ne s’expriment pas. Parmi les choses qui nourrissent les craintes, il y a la tendance des islamistes à vouloir reprendre le projet islamique sans aborder les raisons profondes de son échec dans l’Histoire. En se contentant par exemple de désigner les puissances étrangères comme cause de cet échec, ainsi que la coupable allégeance d’une partie de la population à l’Occident décadent : l’allégeance est plus du côté des conséquences de l’échec que du côté de ses causes.
Le procès fait à beaucoup de Tunisiens d’être des agents de l’Occident, qui peut être justifié parfois, reflète souvent le souci de s’offrir le moyen de se dérober à un travail critique portant sur le passé du projet et sur ses dérives. Il exprime à la fois de la paresse intellectuelle et de l’entêtement, ainsi qu’une forme de pusillanimité à l’idée de bouleverser certaines vérités acquises…
Chose curieuse : on ne s’avise pas, dans ce camp, de noter que cet Occident honni a souvent été désigné comme celui qui a mis le pied à l’étrier au parti Ennahdha afin qu’il accède au pouvoir au lendemain de la révolution. L’Occident avait ses propres raisons : son intérêt est que l’islamisme ne demeure pas en état d’éparpillement, qu’il soit encadré et contrôlé. Mais il reste que le discours consistant à pointer du doigt de prétendues allégeances à l’Occident, à dénoncer un « parti de la colonisation » selon l’expression de certains, ne devrait pas émaner de gens qui n’ont pas dédaigné eux-mêmes le coup de pouce de l’Occident dans le passé. Du moins s’ils veulent échapper au reproche de l’amnésie, et d’un certain manque d’honnêteté.
Plus important que cela, cependant, il y a le courage qu’on se donne, ou pas, de reconsidérer le projet à la lumière d’une nouvelle donne : nouvelle donne qui implique le respect positif de l’adversaire politique. Plus grande sera la conscience qu’une voie nous est offerte par l’Histoire qui va dans ce sens, plus l’expérience démocratique tunisienne sera en mesure de s’approprier sa propre originalité et de renforcer du même coup son immunité face aussi bien à ses dérives possibles qu’aux tentatives de confiscation telles que nous les vivons actuellement.