L’un des effets pervers de l’intervention militaire française de 2011 en Libye (menée par ailleurs conjointement avec le Qatar), est celui d’avoir « réussi » à occulter et faire oublier les multiples crimes de Kadhafi contre son propre peuple. Le plus grave étant celui d’avoir mis le pays dans un état de délabrement avancé et notamment d’avoir détruit l’Etat ( en le revendiquant et en s’en félicitant) et toutes ses institutions y compris celles de la gestion technique du quotidien.
Sur la vague de la catastrophe de cette intervention (et d’autres), s’est développé un révisionnisme qui dédouane nos dirigeants de leurs responsabilités voire les revêt de l’habit du martyr quand ils sont emportés par ces catastrophes qu’ils ont contribué eux-mêmes à faire advenir.
Un révisionnisme qui veut éviter de s’interroger sur les causes profondes, endogènes, de la soumission de nos pays. Une fainéantise intellectuelle et citoyenne infantilisante qui cherche à tout résumer dans la figure de l’occident quand bien même celui-ci aurait été et serait prédateur et destructeur, et de s’éviter ainsi l’inconfort de la remise en cause de soi, l’inconfort du positionnement à contre-courant de sociétés que tout est fait pour enfermer dans la victimisation car, si elles s’en libéraient, elles se retourneraient d’abord contre leurs dirigeants, porte d’entrée volontaire ou non des ingérences.
Un révisionnisme qui transfère toutes nos lacunes sur l’occident en lui attribuant une surpuissance pour expliquer nos impuissances, et qui est une autre façon de magnifier cet occident et de cultiver à son égard une fascination quand bien même elle serait inconsciente. On sait la paralysie et même la fascination que peuvent générer les bourreaux auprès de certaines de leurs victimes qui se désarment elles-mêmes face à leur prédateur, anesthésiées par leur croyance en sa toute puissance .
Aussi est-il utile de rappeler ce qu’a été Kadhafi et surtout ce qu’il a fait. Beaucoup l’ont oublié.
La Libye propriété privée, exclusivement personnelle
Je commencerai par le dérisoire, et pas le plus dérisoire, de cet homme qui non seulement a fait de la Libye son bien personnel et celui de sa famille mais qui l’a surtout soumise à ses seules lubies et délires pourtant combien inquiétants.
Pour satisfaire l’envie de son fils Saadi de jouer dans un club en Italie où il résidait, il lui a acheté un club ! C’est à la Juventus que Saadi voulait jouer. Pour cela, son papa Mouammar a acquis une minorité de blocage en action pour plusieurs dizaines de millions de dollars et il l’a fait entrainer par Maradona en personne pour 5 millions de dollars.
Mais le staff technique s’y étant opposé, il se rabat sur un autre grand club l’AC Perugia dont il prend la précaution d’acquérir cette fois une majorité d’action. Mais même à l’AC Pérouse, l’entraineur n’acceptera de le faire jouer que 15 mn sur toute sa carrière, ce qui engendre un conflit avec les dirigeants du club et on apprendra que Berlusconi qui avait été au passage arrosé, a pesé de tout son poids pour le faire jouer pour « éviter une crise diplomatique avec la Libye »
Les frasques de son fils Hannibal seront à l’origine de la plus effarante et insolite guerre diplomatique. Habitué à vivre dans l’impunité en France entre Paris où la justice l’a reconnu en 2005 coupable de violence et Nice où il sera impliqué en 2007 dans l’organisation d’un réseau de prostitués de luxe, il ne connaitra pourtant jamais d’interpellation grâce à la protection d’un ministre de l’intérieur, ami de son père….Sarkozy. Mais en Suisse où il s’acharne publiquement avec violence sur ses domestiques, la police intervient à l’appel des employés de l’hôtel de luxe où il réside et il est mis en garde à vue deux nuits puis libéré.
Kadhafi ne se contentera pas de mener une guerre diplomatique à la Suisse et de prendre des citoyens suisses en otage pendant 2 ans. Lorsque la Libye accède en 2009 à la présidence de l’Assemblée Générale des Nations unies et devient également membre non permanent du conseil de sécurité pour la même année, elle défendra en urgence un seul dossier. Ce n’est pas la défense de la Palestine toujours convoquée dans ses discours, non ! C’est une demande en urgence à l’ONU de démantèlement de la Suisse qui a osé interpeller son fils, et la répartition de son territoire entre la France, l’Italie et l’Allemagne. Oui, c’est sur ce dossier surréaliste qu’a dû se pencher l’ONU face à une armada de juristes occidentaux payés par la Libye !! C’est encore l’ami Sarkozy, devenu alors président, qui intercèdera entre les deux pays.
Plus roi qu’un roi :
Kadhafi a régné plus longtemps qu’aucun roi du Maroc ,42 ans ! Comme eux, il avait désigné officiellement son fils comme successeur. Et plus qu’eux, il a amassé une fortune personnelle qui, pour la part qui a pu en être partiellement tracée, surclasse de plusieurs fois celle du roi du Maroc (6 milliards de dollars), celui-ci étant pourtant à sa façon « propriétaire du Maroc », de loin l’homme le plus riche du royaume et un des plus riche de la planète. La trace d’un transfert, en une seule fois en 2010, de 12,5 milliards de dollars vers l’Afrique du Sud a été établie même si la piste se perd et qu’une « chasse au trésor », appuyée par l’ONU et les USA, est lancée par les nouvelles autorités libyennes.
Transparency International estime pourtant que c’est près de 120 milliards qui auraient été privatisés par Kadhafi. Trois fois plus que la fortune alors de Bernard Arnaud qui, avec 41 milliards, était en 2011 le quatrième homme le plus riche de la planète et qui finira par en être le plus riche jusqu’en juin 2023 où il est dépassé par Elon Musk.
Démanteler l’Etat par un coup d’Etat permanent
Allons au plus grave. En 1973 le CCR (Conseil du Commandement de la révolution), issu du coup d’Etat de 1969 et qui s’était substitué à toutes les institutions, met en minorité Kadhafi et le contraint à la démission. Il lui reprochait les impasses de la politique interne et externe de la Libye et particulièrement l’instabilité et le caractère erratique et fantasque de ses décisions. Kadhafi demande de révéler « personnellement la nouvelle au peuple ». Mais à la surprise générale, il dénonce le CCR et appelle le peuple à « prendre directement le pouvoir ».
Il va demander, avec l’aide de l’appareil de sécurité, aux « masses populaires » de « monter à l'assaut de l'appareil administratif ». Institutions, ministères et administrations sont vidés de leurs compétences, souvent violemment, et la population est invitée à les contrôler directement, sans intermédiaires, au travers de « comités populaires » auto-institués. Le long des années 1970, il lance un long processus d'« assaut » (zahf) des institutions et commence un travail méticuleux de leur destruction ainsi que des appareils administratifs et techniques là où pouvait se nicher une part de rationalité pouvant le contredire. Il n’y a ainsi plus d’Etat selon la volonté proclamée de Kadhafi et la Libye rentre dans un désordre permanent que Kadhafi qualifie en s’en félicitant de « désordre légal » (chari'at al-fawda) mais qui lui permet surtout d’instaurer un vide institutionnel et administratif pour régner sans limite aucune.
C’est ce désordre qui va plonger le pays dans le délabrement graduel qui explique directement l’amplification du drame de Derna. J’avais parlé de barrages qui n’avaient plus été entretenu depuis 2003. Les enquêtes récentes ont dévoilé que dès 1998, il y avait des fissures. Il n’y avait pas de véritable autorité politique et technique pour sen soucier.
L’effacement d’une importante tradition étatique et politique et d’une culture de gauche
En Algérie et au Maghreb, on a souvent un regard condescendant à l’égard des Libyens perçus comme dénués de culture politique.
Or, lorsque Kadhafi et ses compagnons réalisent leurs coup d’Etat, pour assoir leur pouvoir, ils ont été obligés de faire appel à Mahmoud Soleiman al-Maghrebi, libyen d’origine palestinienne pour en faire le premier chef de gouvernement. Ils font appel à ce syndicaliste marxiste déclaré, Secrétaire général du Syndicat du pétrole et figure de proue de l'Union générale des travailleurs de Libye, qui avait organisé la plus grande grève de l’histoire de la Libye et passé quatre années en prison.
Ils lui font appel parce qu’il était l’une des personnes disposant alors d’une réelle assise de masse en Libye qui leur manquait justement. L’accroissement de l’influence des courants de gauche qui accompagne ce gouvernement inquiète les militaires qui le démettent et c’est Kadhafi lui-même qui prend sa place. Son influence continue à inquiéter et il fera l’objet d’une tentative d’assassinat à Londres par des agents libyens en 1978.
La ville de Zouara, rivale de Tripoli, était jusqu’aux années 70 un fief des courants de gauche, notamment marxistes, avec notamment la famille Bechti qui a donné une dynastie d’opposants dans un large prisme, allant de communistes à imams contestataires de gauche. Dans l’autre pôle, Misrata, avec une population originaire de tout le pourtour méditerranéen dont une minorité juive, était une ville particulièrement industrieuse avec de très solides traditions entrepreneuriales et une bourgeoisie lettrée qui a alimenté le corps bureaucratique le long de son histoire.
Loin de l’image d’un pays bédouin tribal qu’a voulu en construire Kadhafi, la Libye a connu une importante expérience de construction étatique. Elle a connu l’émergence d’une dynastie « autochtonisée », la dynastie Karamanli (1711-1835), qui, dans le sillage de la Tunisie, s’est affranchie d’Istanbul et jeté les prémices d’un État moderne plus ancré dans les réalités locales avant que l’Empire ottoman ne reprenne le contrôle direct sur la Libye. L’importance de cette expérience étatique se mesure en comparaison avec l’Algérie, par exemple, qui ne connaîtra pas une telle construction et restera occupée par les Ottomans, dont la présence était réduite à des enclaves dans le Nord du pays jusqu’à la colonisation française.
Ce sont toutes ces traditions politiques que Kadhafi s’emploiera à éradiquer
Il le fera de la façon la plus cruelle en procédant à la pendaison publique, filmée et retransmise à la télévision de plusieurs centaines d’opposants, libéraux, technocrates, communistes, intellectuels, entrepreneurs. A Benghazi, les opposants étaient pendus dans le stade avec acclamation de la foule devant les écoliers et retransmission à la télévision. A tripoli en 1984, 8 étudiants contestataires ont été pendus à l’université devant les étudiants obligés à y assister.
Tous ces faits sont avérés et documentés et d’ailleurs revendiqués par le régime.
Les crimes de l’occident ne doivent et ne peuvent absoudre ceux de nos criminels
Kadhafi est un voyou tué par d’autres voyous comme cela se passe généralement dans ce genre d’association. Il s’était associé et acoquiné avec ses assassins, les arrosant (comme il l’a fait avec Sarkozy et les 50 millions versés) espérant d’eux immunité, silence et complicité dans sa prédation de la Libye.
Il était fatal qu’ils se retournent contre lui. D’ailleurs, pour sauver sa peau et obtenir sa réintégration internationale, lui, n’avait pas hésité, en contrepartie, à balancer aux services américains, et donc israéliens, tout ce qu’il avait accumulé sur la résistance palestinienne dont il avait par ailleurs manipulé des factions. Il a fait la même chose que les rois Hassan II et Hussein.
Un voyou qui meurt dans une rixe entre voyous n'en devient pas pour autant un honnête homme postmortem et encore moins un martyr.
Que l'occident soit criminel n'absout pas nos criminels de leurs crimes. Ils se sont chargés eux-mêmes de ruiner nos pays.
Injustes dans leurs pays et à l’égard de leurs citoyens, ils ne peuvent nous faire croire qu’ils peuvent combattre l’injustice de l’occident.