Derrida disait : "Israël est le dernier Etat colonial"

Derrida disait à propos d’Israël, nous étions à l’époque de Sharon, il le disait à ses proches, ses amis et certains de ses disciples : "Israël est le dernier Etat colonial". Propos lapidaire, certes, mais : jurons que Derrida aujourd’hui aurait développé son accusation lui le militant anti-apartheid, lui qui a vécu la guerre d’Algérie. Je ne dois pas être le seul à avoir entendu le fond de sa pensée sur la politique d’Israël. Le massacre de Sabra et Chatila, qui avait provoqué les réactions véhémentes de Jean Genet, ne l’avait pas laissé non plus sans voix.

Derrida disait donc : "Israël est le dernier Etat colonial".

Formule qui renferme tout ce que l’on peut dire de responsable sur Israël aujourd’hui, et sa politique de colonisation des territoires occupés.
On peut encore ajouter ceci de la part de Derrida pour bien préciser les choses sur l’antisémitisme dont on accuse souvent ceux qui dénoncent la politique israélienne.

Lors d’un échange épistolaire avec Claude Lanzmann :

"Ne crois pas que ma vigilance critique soit unilatérale. Elle est aussi vive à l’endroit de l’antisémitisme ou d’un certain anti-israélisme, aussi vive à l’égard d’une certaine politique de tels pays du Moyen-Orient et même de l’Autorité palestinienne [...], sans parler bien entendu du "terrorisme". Mais je crois de ma responsabilité de le manifester davantage du côté auquel, par "situation", je suis censé appartenir : le "citoyen français" que je suis manifestera publiquement une plus grande attention critique à l’endroit de la politique française qu’à l’égard d’une autre, à l’autre bout du monde. Le "juif", même s’il est aussi critique à l’égard des politiques des ennemis d’Israël, tiendra plus à faire savoir son inquiétude devant une politique israélienne qui met en danger le salut et l’image de ceux qu’elle est censé représenter."

A entendre certains "on devrait se sentir coupable ou présumé coupable dès lors qu’on murmure la moindre réserve au sujet de la politique israélienne, [...] voire d’une certaine alliance entre telle politique américaine et une certaine politique israélienne".

« Coupable au moins sous quatre chefs : anti-israélisme, antisionisme, antisémitisme, judéophobie (concept récemment mis à la mode, tu le sais, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire) - sans parler de l’anti-américanisme comme on dit primaire…

Eh bien, non, non, non et non ! Quatre fois non. C’est exactement pour cela que je voudrais te dire, et c’est pour cela que je t’ai écrit[...]. S’il y a des procédés d’intimidations totalitaires, ils sont là, justement, dans cette tentative de faire taire toute analyse critique des politiques et israélienne et américaine.[...] Je veux pouvoir me livrer à cette analyse critique, la compliquer ici, la nuancer là, la radicaliser parfois, sans la moindre judéophobie, sans le moindre anti-américanisme, et , dois-je l’avouer, sans le moindre antisémitisme. »

A une époque où la pensée de Derrida se réduirait pour certains si j’ose dire à la défense des animaux ou à une pensée de l’animalité, une cause importante bien sûr, mais souvent au détriment du Derrida dénonciateur du "poker menteur" selon son expression : FMI, OMC, Banque mondiale, OCDE, le Derrida politique à l’encontre de l’ordre du monde mérite de retrouver le chemin de l’actualité et de tout ce qui vient : puisque le "ce qui arrive" est une des sortes de définitions de la déconstruction qu’il s’est risqué à donner.

Ce qui vient est un horizon peut-être obscurci dans le fameux horizon sans horizon d’attente d’une ouverture et d’une force faiblement messianique susceptible de surgir comme événement politique.

Cette fois-ci, "ce qui vient" autant que ce "qui arrive", c’est peut-être l’événement de l’obscurcissement possible de la pensée, de la politique et du rapport à l’autre.
Car je n’ai, pour ma part, jamais été très convaincu par ces semblants de définitions de la déconstruction souvent marquées si l’on peut dire par l’avenir.

La déconstruction écrivait Derrida "c’est ce q‎ui arrive dans le monde".
La déconstruction bien sûr ne se décide pas. Il y va de l’événementialité.
Oui, le "ça se déconstruit" est fondamental, "on" ne décide pas la déconstruction, Derrida lors de la soirée de l’Odéon avec nos portraits, avait repris l’un des intervenants qui parlait d’une déconstruction qu’il faut faire, et en disant "je".

Pour ma part je tique encore sur le "ce qui arrive", et en particulier dans le monde, comme si l’événement dans le monde ou ailleurs devait toujours être lié à ce qu’on appelle la déconstruction. Ce qui arrive et fait événement caractérise, spécifie si l’on peut dire quelque chose comme la déconstruction, mais aussi ce qui est en déconstruction comporte un élément qui n’est pas encore déconstruit, ce qui arrive n’est pas toujours ce qui arrive par et avec cet "en déconstruction".

Sans même supposer un prêt à déconstruire, une métaphysique disponible, un sens commun qui se laisserait déconstruire apparemment, avec l’assurance encore étrange du ça se déconstruit, et du déconstruit lui-même, on peut faire l’expérience que ce qui arrive, arrive aussi autrement qu’en déconstruction. En un mot je voulais dire que (tout) ce qui arrive, et donc l’événement, ne "relève" pas toujours de la déconstruction.

Le "ce qui arrive" sera, était, a toujours été encore - une kitschdéconstruction. Ce que j’appelle ainsi, d’un autre appel.

La kitschdéconstruction visait d’abord le cliché d’une imagerie cubiste ou dadaïste, voire l’urinoir de Duchamp comme nécessairement "déconstructif". J’avais essayé de cerner un style déconstructif en peinture comme en architecture.

Mais le frelaté, mieux : l’hérésie et la camelote intéresse si l’on peut dire la déconstruction, c’est le côté vulgaire et vulgarisé de la déconstruction, tout ce qui se range sous le sens commun et qui produit aussi des effets déconstructifs.

Le sens commun populaire et kitsch agit à sa façon sur le geste de la déconstruction, et y concourt à sa façon : il s’y prête d’abord, il semble s’offrir à elle et la responsabilité impossible du sens qui se donne ainsi très vite, qui se partage, le sens commun décrit une communauté, une communau/ologie difficilement contrôlable, une contagion métaphysique qui est peut-être rendue nécessaire depuis toujours. Il n’y a pas de concept non métaphysique. Mais y a-t-il une déconstruction non inspirée par la métaphysique ? n’est-ce pas toujours elle qui est en déconstruction ?

Le non déconstruit est aussi ce qui arrive, et il est aussi déconstructif, comme sens commun présupposé ou non. Et la déconstruction comme sens commun, sens partagé, est aussi ce qu’il faut interroger, il y va de sa forme de donation. Son évidence "propre" obligerait toujours à se demander si elle a lieu, la déconstruction, en sommes-nous si sûr ? A cause du "frelaté" ? Derrida semblait persuadé à la fin de sa vie, menacé par la maladie, qu’au lendemain même de sa mort, tout ce qu’il avait écrit et pensé sombrerait dans l’oubli, brutalement, du jour au lendemain. Et qu’ainsi il n’en resterait rien. D’un seul coup.

Il n’en n’a rien été, bien sûr, mais en sommes-nous si sûr ? Peut-être qu’un tel naufrage a eu lieu, ou se montre soudain, maintenant, dix ans après sa disparition. C’est au contraire la multiplicité des héritages supposés et des commentaires incessants qui contribueraient peut-être à la disparition de la pensée de Derrida.

Derrida - une disparition à venir ?

Et la question du fascisme comme ligne de fuite "plastique" ou en "plasticité", une ligne de vie qui tourne mal, qui devient ligne de mort selon Deleuze, n’est pas si éloignée du mythe nazi que nous avions trouvé proprement incroyable, chez Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, à savoir un façonnage du peuple, une "fiction" politique, un peuple comme œuvre d’art. Vous imaginez la surprise pour le moins du peintre que je suis en découvrant ces pensées de la "plastique".

La ligne de fuite devenue ligne de mort, le fascisme c’est ce qui veut la mort de l’autre, selon Deleuze, est donc une thanatographie plastique, une plastique thanatographique.

Car pour revenir aux définitions improbables de la déconstruction, celle de la judéité pour Derrida devenait encore plus difficile : c’est le rapport à l’à-venir, disait-il aussi. "Etre juif c’est être ouvert à l’avenir". Etrange spécificité. L’hyperbole derridienne rejoint peut-être l’hubris ici aussi.

Il se disait enfin, selon une condensation dont il a souvent eu le secret : "Je suis le dernier des juifs". Je crois que c’est dans cette tension à laquelle il nous invitait entre le "dernier", le moins juif de tous, le moins recommandable, le dernier des derniers, le moins fidèle en somme, et aussi avec l’idée qu’il était le dernier juif, le seul, l’unique, le plus fidèle, celui qui dit d’un même mouvement peut-être : je suis en tant que juif, le dernier, inconditionnellement ouvert à l’avenir et donc je vous le dis : "Israël est le dernier Etat colonial".

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