Ce qui fait la puissance de l'Amérique, pense-t-on, c'est en grande partie le fait qu'en mêlant en un seul peuple des populations d'origines diverses, elle se trouve du même coup débarrassée du poids ou des entraves de la tradition. Et donc libre d'affronter l'avenir avec une souplesse et un sens de l'adaptation dont les nations les plus évoluées d'Europe sont elles-mêmes dénuées. Toutefois, cette explication omet un élément qui pourrait être tout à fait déterminant. Lequel ? C'est ce qu'on pourrait appeler, en s'inspirant de Descartes, la "table rase".
En effet, l'Amérique ne se contente pas de mêler une multiplicité de peuples en un seul : elle commence par en sacrifier un qui est précisément celui qui se trouve là au départ. Car tout se passe comme s'il fallait créer les conditions de la terre vierge. Il faut donc procéder à une forme d'occultation du ou des peuples autochtones. Les premiers Américains, qui ont affublé leurs chefs du titre biblique de "patriarches", ont puisé dans les récits de l'Ancien Testament pour accomplir ce geste de sacrifice. Ils se sont inspirés de Moïse et de David, mais plus précisément de Josué, pour s'acquitter de cette opération d'ethnicide qui permettait de réaliser les conditions de la table rase. Ils ont donc éliminé de la scène politique les Amérindiens, de la même manière que les anciens Juifs avaient éliminé les "Cananéens".
Le modèle américain est donc ainsi construit : c'est l'union de peuples divers, dont aucun ne peut se prévaloir d'un lien organique et ancien avec la terre. Ce qui suppose donc que soit sacrifié celui parmi eux qui pourrait se prévaloir de cette relation privilégiée.
Les nations européennes, à travers leur passé colonial, n'ont jamais opté pour l'ethnicide. Elles se sont toujours contentées de la domination. De la domination et de l'exploitation.
Ce qui est remarquable, c'est cette sorte de mouvement de retour auquel on assiste, en ce sens qu'après que les Américains se soient inspirés des Juifs pour fonder leur nouvelle nation, c'est désormais les Juifs qui s'inspirent des Américains dans l'espoir de fonder une nation aussi puissante et aussi dominatrice.
Il faut préciser que le sionisme a adopté des stratégies différentes dans son histoire. Il y a eu des courants, dont certains se percevaient comme proches du socialisme. Mais on peut dire que la tendance qui a prévalu chez lui est celle qui a adopté le modèle américain comme leitmotiv. Ce qui signifie qu'il s'oriente naturellement, pour ainsi dire, vers l'élimination de la composante autochtone de la population et vers la promotion de celle des colons dans la construction de la "nation israélienne".
Ce qu'il espère de cette option, par-delà la liquidation d'un acteur qui se prévaut de ses liens naturels avec la terre, ce sont les mêmes attributs de souplesse et de sagacité qui ont conféré à l'Amérique sa supériorité sur les autres nations.
Toute la question est de savoir si l'acte de l'ethnicide peut aujourd'hui être perpétré au vu et au su du monde entier qui regarde et si, de façon plus générale, l'humanité est prête à accepter un modèle de civilisation qui fait reposer sa puissance sur le préalable d'une ablation, d'un sacrifice dont un peuple particulier aurait à payer le prix.
Si les Cananéens ont pu donner un sens à leur propre éviction de la terre de Palestine parce qu'à travers elle s'affirmait un peuple qui inscrivait son existence dans une alliance avec "l'Eternel", quel sens peut-on trouver aujourd'hui à l'éviction du peuple palestinien ? Quel sens dès lors que le sionisme s'inscrit dans une alliance, non plus avec l'Eternel, mais avec l'Amérique ?