La bataille de Bab el-Mandeb et l’avenir de la mondialisation

Très souvent, j’ai emprunté au Souverain Pontife la définition de la crise géopolitique actuelle comme la « guerre mondiale fragmentaire ». Je crois sincèrement qu’il y a rarement eu dans l’histoire une définition plus efficace que celle-ci, qui est si emblématique qu’elle décrit la situation stratégique très difficile qui existe en quelques mots simples, clairs et directs.

Cette crise marquera certainement la fin de ce qu’on appelle la mondialisation, qui est apparue avec la fin du socialisme réel, et qui marquera probablement aussi la fin de l’hégémonie absolue de l’Occident et de son pays dirigeant, les États-Unis, sur le reste du monde. Je suppose que vous pensez tous qu’après tout, tous les empires ont une fin et que vous ne pouvez pas prétendre que ce sont les empires américain et occidental qui resteront pour toujours. Ce point de vue est certainement correct ; tout passe ; Donc panta rei, même pour l’empire américain.

Cependant, dans cette étonnante définition du Pape, il y a l’identification d’un autre aspect vraiment particulier : étant donné la quasi-impossibilité d’un affrontement direct entre des puissances qui pourraient utiliser des armes nucléaires et risquer ainsi de mettre fin à la civilisation humaine sur Terre, c’est là que le conflit prend une nouvelle caractéristique, celle de se dérouler dans une chaîne de conflits liés les uns aux autres par le fait que les forces combattantes sont des « ascari » (celles présentes dans les pays en lutte) à leur tour soutenus par les grandes puissances en lutte. Une guerre mondiale au coup par coup qui vise à conduire l’adversaire à la consommation, à la déstabilisation sociale et économique et donc à la capitulation.

Dans cette logique, le conflit ukrainien est certes compréhensible, mais aussi l’ingérence occidentale continue dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, le conflit en Syrie, les conflits au Sahel (précisément au Niger, au Mali, au Burkina Faso et au Soudan) où s’affrontent clairement les Russes (avec la compagnie de mercenaires Wagner) et l’Occident (souvent en utilisant des milices locales mais aussi avec l’intervention directe de « troupes de maintien de la paix »).

D’où un incroyable puzzle de conflits qui voit maintenant l’invasion de Gaza par l’armée israélienne à l’apogée de sa férocité – avec des dizaines de milliers de morts. Une invasion qui, à mon avis, n’a que faire de l’État d’Israël ni d’un point de vue politique, économique ni d’un point de vue stratégique, et qui, au contraire, cause des dommages dévastateurs à l’image de Tel-Aviv qui devra ainsi enterrer pour on ne sait combien de décennies encore la possibilité de conclure des traités de paix avec tous les pays arabes, à commencer par l’Arabie saoudite. Alors, cui prodest ? À qui profite le carnage à Gaza ?

Certes, les États-Unis, grands alliés et protecteurs d’Israël, qui peuvent ainsi enflammer le Moyen-Orient, déstabiliser l’Arabie saoudite et bloquer son alliance désormais claire avec la Chine et la Russie ; Surtout, ils peuvent affaiblir l’Iran, désormais fermement dans l’orbite russe et chinoise et sur le point de rejoindre les BRICS, brisant ainsi l’isolement qui a coupé les ailes de Téhéran depuis la chute du Shah aux mains des ayatollahs.

L’affaiblissement des BRICS et de leurs deux pays fondamentaux (la Russie et la Chine) est désormais l’élément fondamental de la stratégie américaine afin de garantir à Washington le maintien de l’hégémonie mondiale et donc d’être atteint par tous les moyens ; à mon avis aussi celui d’utiliser Israël comme un pion sacrifiable sur l’échiquier du Grand Jeu.

Ce n’est que dans cette logique que l’on peut comprendre la stratégie irrationnelle d’attentats-suicides mise en œuvre par Israël : Washington a ordonné des provocations contre les pays arabes, à la fois avec le carnage à Gaza et avec les bombardements continus du Sud-Liban et de la Syrie. Il est clair et évident que l’objectif est d’élargir le conflit afin d’atteindre les objectifs stratégiques de Washington : la déstabilisation (et éventuellement un changement de régime) en Iran et en Arabie saoudite avec l’affaiblissement conséquent des BRICS, de la Russie et de la Chine.


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Jusqu’à présent, l’Iran et son allié libanais, le Hezbollah – bien conscients de ce qui est en jeu – ont évité de répondre aux attaques israéliennes. Cependant, ce n’était pas le cas des rebelles yéménites Houthis pro-iraniens, qui sont stationnés dans le nord du pays. En fait, ces rebelles coriaces, capables de tenir tête aux troupes saoudiennes armées jusqu’aux dents avec la technologie américaine, ont décidé de déclarer la guerre à Israël. Ils ont d’abord lancé des attaques, à la fois avec des drones et des missiles balistiques de fabrication iranienne contre Israël (1), puis ils ont commencé à cibler le trafic naval dans le détroit de Bab el-Mandeb qui relie l’océan Indien à la mer Rouge.

Il s’agit d’une artère fondamentale du commerce mondial, dont la fermeture oblige les armateurs à emprunter la route beaucoup plus longue et plus coûteuse qui fait le tour de l’Afrique, en contournant le cap de Bonne-Espérance. On calcule, par exemple, que le flux de trafic de Singapour vers le port néerlandais de Rotterdam augmenterait de 40 % le nombre de milles qu’il parcourrait si, au lieu de passer par Suez, il était obligé de passer par le cap de Bonne-Espérance.


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Il faut dire qu’à ce jour le blocus initié par les Houthis est à considérer comme très efficace, en effet les principales compagnies logistiques mondiales telles que Maersk, CMA CGM, Hapag-Lloyd et MSC Mediterranean Shipping Co ont cessé d’utiliser le détroit de Bab el-Mandeb, ainsi que British Petroleum en ce qui concerne le transport de pétrole.

Cela a créé une situation de grave conflit qui, si elle n’est pas traitée rapidement, risque de plonger l’Europe dans une nouvelle phase de grave crise économique avec de nouvelles augmentations de l’inflation. En effet, l’Occident, États-Unis en tête, a rapidement décidé de passer à l’action en mettant en place une flotte – une sorte d’Armada invincible – capable de contrer le blocus de Bab el-Mandeb par les Houthis. L’opération – baptisée Prosperity Guardian – voit parmi les participants les États-Unis, la Grande-Bretagne, Bahreïn, le Canada, les Pays-Bas, la Norvège et les Seychelles, la France, l’Italie et l’Espagne envoyant des navires mais qui ne feront pas officiellement partie de cette flotte.

Il est facile de deviner comment la situation évoluera, notamment parce que les Houthis ont déjà déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de briser le blocus du détroit, sauf avec le retrait de l’armée israélienne de Gaza. Il est donc fort probable qu’il y aura là aussi une escalade, avec l’ajout d’un maillon supplémentaire à la chaîne déjà longue de conflits de cette guerre mondiale fragmentaire.

Enfin, il faut ajouter un détail subtil : au fond de la mer Rouge sont posés les câbles à fibres optiques qui garantissent l’énorme flux de données qui a lieu entre l’Europe, l’Afrique, les pays de la péninsule arabique, mais aussi l’Inde et l’Extrême-Orient. Selon de nombreux experts, un conflit ouvert dans cette zone pourrait mettre en péril ses opérations en compromettant largement les télécommunications entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Inde (2). Cet aspect ne doit pas être sous-estimé dans ce nouveau chapitre, qui risque d’être incandescent, de la guerre mondiale fragmentaire.


Notes

(1) AnsaMed, Yémen : les rebelles houthis attaquent avec des drones contre Israël, le 31 octobre 2023.

(2) Limes, Le véritable enjeu de la guerre au Yémen est le butin maritime, Publié dans le tome n°8 - 2021

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