Mohamed Salhi
Le peuple algérien, sa jeunesse notamment, a tenté par le Hirak, dans un sursaut pacifique de survie et de préservation de l’avenir, de sortir des sentiers battus. Dans l’allégresse retrouvée des jeunes temps de l’indépendance, il offrait au pays une possibilité de sortir du choix à faire entre un régime qui se maintient en bloquant le pays dans un modèle dont l’obsolescence a été démontrée, au moins depuis octobre 1988, et les jacqueries et émeutes violentes, vaines et sans lendemain. Certains chargent les acteurs multiples et divers du Hirak en leur reprochant de s’être opposés à son organisation et à sa structuration; parfait exemple, à notre avis, d’un jugement simpliste.
Une forme de lamentation stérile, car s’il y avait eu une réelle possibilité de structurer ou de doter d’une organisation un mouvement – dans lequel des classes sociales et des courants politiques très divers, voire même parfois en conflit, du fait du passif de la guerre intérieure des années 90 -, elle aurait été mise en œuvre. Le Hirak est resté jusqu’au bout ce qu’il pouvait être, un mouvement pacifique de remobilisation du pays, de relance du projet national frappé de fossilisation et, aussi et surtout, une alerte, adressée aux détenteurs du pouvoir pour engager le pays dans une autre voie, hors des sentiers empruntés depuis des décennies. Bien sûr, les “néo-léninistes” pour qui souvent l’organisation est tout et la société rien, ont eu beau jeu de se gausser de cette “naïveté”, celle qui attendrait, selon eux, des castes dirigeantes qu’elles remettent en question un système qui pérennise leur pouvoir et leur octroie un accès privilégié et substantiel à la rente.
Ni naïf, ni apolitique, ni négateur des contradictions
Ce n’était pourtant pas de la naïveté, mais une conscience intuitive, parfois clairement formulée, que les déchirements des années 90 – qui ne se limitaient pas à l’opposition islamistes-pouvoir mais traversaient toute la société et même les familles – imposait la recherche d’une sortie de l’impasse dans laquelle se trouvait le pays, hors des classiques coups d’Etat ou par la violence politique et sociale.
Le pacifisme du Hirak n’était ni de la naïveté, ni de l’apolitisme et encore moins la négation des intérêts contradictoires des classes. Il n’était – et sans doute le demeure-t-il, du moins faut-il l’espérer – qu’une offre sociale de sortir le pays de l’état d’atonie dans laquelle il était plongé par l’immobilisme du régime et du fait de la guerre intérieure des années 90. Il fallait en sortir sans pour autant oublier ses causes, et en appelant à l’établissement d’un nouveau contrat social qui contraigne tous les acteurs, politiques et sociaux, actuels ou futurs, au respect des libertés fondamentales. En somme, tirer l’enseignement majeur du traumatisme des années 90, ce qui n’a pas été fait du fait de l’amnésie-amnistie imposée par le pouvoir.
Une opportunité exceptionnelle
C’est cet appel au dépassement, fondé sur la coopération et non sur le conflit, qui était proposé par la multitude engagée dans le Hirak, qui n’a pas été entendu. Une quête – et une opportunité – hors des sentiers battus que par frayeur ou par courte-vue, n’a pas été saisie avant d’être durement combattue par la mobilisation de l’appareil judiciaire. La seule “naïveté” du Hirak a été peut-être de croire qu’il existe quelque part, au sein du régime, des gens qui pensent et ne se mentent pas sur l’impasse absolue du système en place et, in fine, de sa dangerosité pour le pays et la nation.
Les historiens diront un jour, c’est une certitude, à quel point les castes dirigeantes sont restées aveugles à une opportunité exceptionnelle d’un redémarrage du pays avec un consensus assez large permettant d’engager des réformes que le mode de gouvernance en vigueur ne peut même pas envisager. Car nous sommes, aujourd’hui, en totale hibernation politique et économique que l’autosatisfaction du régime, dopée à des revenus hydrocarbures en hausse, ne peut masquer. Dans l’Algérie “nouvelle”, l’élection présidentielle se prépare sur le mode le plus archaïque possible. Même les candidats habituels pour la figuration restent cois et attendent les ordres.
Ce n’était pas une menace, c’était une alerte
A un an des élections présidentielles, le champ politique est un désert stérile, le pouvoir fait son auto-éloge, la presse le lui rend au centuple. 35 ans après octobre 1988, ceux qui le peuvent partent, ceux qui restent se désintéressent de la fausse vie publique. L’Algérie “nouvelle”, c’est le silence imposé présenté comme de la stabilité, c’est l’absence d’idées ou de débats d’idées, c’est une obstruction de l’horizon.
Une élection présidentielle est censée être une occasion de débattre, rudement s’il le faut, et d’engager une compétition entre des programmes. En ce début de 2024, on ne voit qu’un monologue, un pénible monologue. Dans cette Algérie-là, les jeunes songent à partir, y compris en empruntant les trains d’atterrissage des avions, tandis que les journaux radotent sur le rétablissement de l’image extérieure du pays.
L’Algérie “nouvelle” n’a d’autre projet que de faire taire la société et de l’empêcher de sortir du vieux cadre stérile où l’on ne crée pas de valeur tout en bouffant ce qui reste de ressources ou de capital. Les Algériens sauront, il faut l’espérer, trouver les ressorts adéquats pour sortir pacifiquement de l’immobilisme et redonner de la vitalité au projet national. Mais l’histoire retiendra le coût faramineux de la stagnation imposée au pays. Le Hirak n’était pas une menace, c’était une alerte, une chance, l’esquisse d’un avenir souhaitable.