La dernière livraison de la revue Foreign Affairs (Janvier-Février 2023) a porté, comme il fallait s’y attendre, sur le conflit au Moyen Orient et les bouleversements géopolitiques locaux provoqués par les attaques du 7 octobre. Il convient de rappeler que cette revue tient une place particulière dans le champ académique américain spécialisé dans les questions des relations internationales. Elle publie des réflexions d’experts reconnus aux États-Unis, lues avec attention par les membres de l’élite politique et économique à la recherche d’une une grille de lecture de l’ordre international du point de vue américain. Paraissant six fois par an, la revue est publiée par le think-tank Council on Foreign Relations considéré comme la boîte à idées du parti démocrate sur les questions brûlantes des relations internationales.
La discipline académique Relations Internationales aux États-Unis
Les think-tanks spécialisés dans les relations internationales sont nombreux à Washington, financés par les partis et des fonds privées. Les États-Unis sont un empire qui a besoin de connaître sa périphérie - le reste du monde - et de produire un discours qui justifie sa politique étrangère. Issue de la philosophie politique avec des références lointaines à Hobbes et Kant, la discipline Relations Internationales est enseignée dans les universités américaines depuis la Première Guerre Mondiale. Elle a pris de l’ampleur après la Seconde Guerre Mondiale avec les travaux de Hans Morgenthau, principal penseur du courant réaliste opposé au courant libéral, héritier de Woodrow Wilson.
Globalement, les réalistes s’identifient au parti républicain à la tradition isolationniste, et les libéraux au parti démocrate qui veut que l’Amérique s’appuie sur le droit international dont elle serait le garant pour protéger l’ordre mondial post-1945. Cependant, sur le terrain de la politique étrangère, il y a une convergence entre les deux écoles qui cherchent à perpétuer la puissance américaine par le hard power ou le soft power. Il n’est donc pas étonnant que le démocrate Joe Biden n’a remis en cause aucune des décisions de politique étrangère de son prédécesseur républicain Donald Trump, à l’exception du symbolique retour aux Accords de Paris sur l’environnement que ce dernier avait dénoncés.
L’administration Biden n’est en effet revenue ni sur la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, décision contraire aux résolutions de l’ONU, ni sur le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien signé en 2015 par l’administration Obama, ni sur la politique tarifaire protectionniste concernant l’importation des produits chinois.
Par ailleurs, dans un esprit très républicain « America first », l’administration Biden est allée jusqu’à faire adopter par le Congrès la loi dite Inflation Reduction Act qui, en subventionnant les investissements sur le sol américain, contredit le libéralisme économique du GATT et de l’OMC. L’Inflation Reduction Act affaiblira économiquement dans un futur proche les alliés européens, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France. Menacés par la puissance économique ascendante de la Chine, les États-Unis craignent de perdre le leadership mondial et font désormais cavalier seul. Cette crainte est perceptible dans les déclarations officielles qui soulignent la nécessité d’enrayer le déclin américain. Fareed Zakaria en fait écho dans son article paru dans le dernier numéro de Foreign Affairs qui contient le dossier sur la crise du Moyen-Orient. Dans une contribution au titre significatif (« The Self-Doubting Superpower. America Shouldn’t Give Up on the World It Made »), le célèbre publiciste conseille à l’Amérique de ne pas douter d’elle-même.
Le dossier « Middle East at War » de la revue Foreign Affairs
C’est donc opportunément que le dernier numéro de Foreign Affairs, daté de Janvier-Février 2023, consacre un dossier sur le conflit israélo-palestinien, composé de trois articles en rapport avec les attaques du Hamas du 7 octobre et leurs conséquences géopolitiques. Le premier article « The war that remade the Middle East. How Washington can stabilize a transformed region ?”, est écrit conjointement par Maria Fantappie (directrice du Programme Méditerranée, Moyen-Orient, Afrique, à l’Institut des Affaires Internationales, Rome) et Vali Nasr, (professeur de relations internationales à l’université Johns Hopkins).
Les deux auteurs appellent à un changement de la politique étrangère dans la région où les conséquences de l’agression militaire de Gaza auront un coût qui heurtera les intérêts stratégiques des États-Unis dans la région. Ils indiquent ce que les États-Unis devraient faire pour maintenir la paix et préserver leur hégémonie dans la région et critiquent la diplomatie américaine pour ne pas avoir donné toute son importance à la question palestinienne.
Les auteurs de l’article soulignent que les États-Unis auront à gérer les conséquences des bombardements de Gaza qui ont provoqué des milliers de morts parmi les populations civiles. Ils craignent que les pays arabes de la région s’éloignent des États-Unis et se rapprochent de leurs ennemis traditionnels, la Russie et la Chine. Ces puissances ont signé des accords économiques avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis qui pourraient être prolongés par des accords militaires. Pour contrecarrer cette évolution, ils suggèrent que les États-Unis repensent leur politique étrangère dans la région. Au lieu de chercher à isoler l’Iran de ses voisins arabes, ils doivent encourager les monarchies du Golfe à renforcer leurs relations avec Téhéran en vue de modérer le régime des mollahs qui a une capacité de nuisance à travers le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien et les Houtis du Yémen.
Parallèlement, le gouvernement américain doit renforcer son alliance avec l’Arabie Saoudite car c’est un régime modéré, respecté dans la région et qui a des atouts financiers pour aider une future négociation de la solution des deux États. Pour empêcher le royaume de basculer dans le giron sino-russe, les auteurs plaident pour un traité de défense mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, incluant l’option du nucléaire civil. Ils sous-estiment cependant la gravité d’une telle proposition qui obligerait les États-Unis à entrer en guerre en cas de conflit entre l’Arabie Saoudite et un autre pays de la région. Même Israël n’a pas bénéficié d’un tel traité.
Le second article, écrit par Amos Yadlin et Udi Evental, deux officiers supérieurs de l’aviation israélienne à la retraite, est intéressant à lire parce qu’il donne un aperçu sur l’appréhension du conflit par l’élite politique israélienne, qu’elle soit de tendance Likoud ou Travailliste. Le texte commence par la narration que le Hamas a commis le 7 octobre le plus grand massacre contre des juifs depuis l’Holocauste, narration destinée à l’opinion occidentale sensible à la mémoire de la Shoa. Elle occulte cependant que les attaques du Hamas, aussi horribles qu’elles soient, ne visaient pas des juifs en tant que tels.
Les deux officiers supérieurs à la retraite ne sont pas défavorables à la solution des deux États, mais ils affaiblissent leur position en affirmant que le Hamas est une organisation terroriste à décimer avant d’envisager la perspective d’un Etat palestinien. Ils ne se rendent pas compte de la contradiction dans laquelle ils s’enferment : avec qui négocier la solution politique si ceux qui luttent pour cet Etat palestinien sont éliminés physiquement ? Si dans un conflit, l’un des deux protagonistes dit à son adversaire : je négocierais la paix avec toi après ton élimination physique, la négociation n’aura plus d’objet. Négocier avec l’adversaire a un prix, l’oubli, qui n’est pas incompatible avec une mémoire vivante.
Les deux auteurs rappellent que le gouvernement Netanyahu porte indirectement une responsabilité dans les attaques meurtrières du 7 octobre pour avoir négligé la doctrine israélienne de la guerre qui a permis jusque-là au pays d’exister dans un environnement arabe hostile. Ladite doctrine de la guerre est composée de quatre principes, dont la dissuasion et la victoire décisive. Ils soulignent que le gouvernement Netanyahu n’a remporté aucune victoire décisive contre le Hamas depuis sa création, ni n’a réussi à le dissuader d’attaquer le territoire israélien. Sauf que cette doctrine est efficace dans une guerre entre des armées classiques, et elle a montré en effet son efficacité avec l’Égypte, la Syrie et la Jordanie.
Mais s’agissant d’un mouvement de guérilla, elle est inefficace comme l’ont montré toutes les guerres coloniales que les puissances occidentales ont perdues. Aucune armée du monde ne peut dissuader un jeune homme animé par un idéal nationaliste hérité des générations antérieures. Israël a toujours tenté de dissuader les Palestiniens à résister en les tuant et en les emprisonnant. Et cette politique oppressive a renforcé la résistance et l’a radicalisée, car les fils et les neveux de ceux qui sont tués par l’armée ne seront pas dissuadés de résister. Par ailleurs, appliquer les principes de la dissuasion et de la victoire finale à un mouvement de résistance soutenu par la population mène au génocide sur lequel se prononcera prochainement la Cour Internationale de Justice de La Haye.
Les auteurs terminent leur article par souhaiter que les cinq pays arabes qui ont des relations diplomatiques avec Israël (Égypte, Jordanie, EAU, Bahreïn, Maroc) participent à la gestion de Gaza après la défaite du Hamas qui est supposé les menacer eux aussi. Il est étonnant de constater que les Israéliens espèrent naïvement voir des gouvernements arabes se ranger de leur côté pour lutter contre le Hamas. Ils ne perçoivent pas que la divergence politique entre les régimes arabes et le mouvement islamiste Hamas, aussi réelle qu’elle soit, est secondaire par rapport à la divergence qu’ils ont avec Israël sur la question de l’Etat palestinien.
Le troisième article, écrit par Audrey Kurt Cronin, directrice du think tank Carnegie Mellon Institute for Stategy and Technology, porte sur l’avantage asymétrique du Hamas et pose la question suivante : que signifie vaincre un groupe terroriste ? L’auteur explique que les avancées technologiques profitent aussi aux groupes terroristes qui utilisent des armes miniatures pour attaquer leur adversaire. Elle souligne que l’avantage asymétrique joue en faveur du Hamas qui a entrainé l’armée israélienne à tuer de nombreux civils palestiniens.
Or l’armée de l’Etat hébreu ne peut vaincre que si elle protège les civils afin de les gagner à elle. Elle conclut en écrivant : si l’armée tue un grand nombre de civils palestiniens, elle sera tombée dans le piège tendu par le Hamas. L’article est construit sur un point aveugle : d’un côté il y a le violent terroriste Hamas, et de l’autre les pacifiques civils Palestiniens. Cela relève de la perception coloniale qui a toujours espéré dissocier un mouvement de résistance de la population dont il est issu. Les Israéliens espèrent que tôt ou tard les Palestiniens ne leur seront plus hostiles.
Le gouvernement Netanyahu a neutralisé et démonétisé Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité Palestinienne, en lui faisant perdre toute crédibilité. Les dirigeants israéliens commencent à s’en rendre compte que c’est une erreur au point où, à la mi-janvier 2023, le ministre de la défense, Yoav Gallant, a déclaré que la sécurité d’Israël nécessite que l’Autorité Palestinienne soit forte pour empêcher le Hamas d’étendre son influence.
En conclusion, les articles publiés par le dernier numéro de la revue Foreign Affairs sur la guerre à Gaza et ses conséquences dans la région n’informent pas le public sur les vrais enjeux de la géopolitique locale. Ils contiennent des analyses qui correspondent au souci de maintenir l’influence des États-Unis dans la région, obligés à un exercice d’équilibre consistant d’une part à protéger Israël et, d’autre part, à sauvegarder les alliances avec les pays arabes de la région.