La philosophie étant par excellence le lieu du paradoxe, nous risquons cette affirmation à première vue provocante : philosopher en terre d’islam est une activité à la fois éminemment nécessaire et tout à fait inutile…
Apparemment, la contradiction ne tient pas. Comment le fait de répondre à une nécessité serait-il quelque chose d’inutile ? D’autre part, il semble que, par cette affirmation, nous soyons en train de céder à la coutume bien connue qui consiste à surenchérir dans la désolation et à s’auto-flageller à l’envi. Ce qui, pour beaucoup, tient lieu de pensée. Mais qui, en réalité, trahit une certaine impuissance à penser… Ou une impuissance à penser l’échec de la pensée, qui constitue elle-même l’élément dominant de la situation de la philosophie chez nous. Or c’est précisément en cela que résiderait l’utilité de l’activité philosophique en terre d’islam : penser l’échec de la pensée ! Non pas le constater amèrement, non pas le déplorer pour se donner le droit de déserter une tradition de pensée et lui tourner le dos définitivement – ce qui revient finalement à s’en féliciter -, non pas se lamenter, mais le penser, cet échec. Ce qui, pour commencer, signifie l’assumer.
Tant que l’échec de la pensée est seulement dénoncé mais non assumé, nous ne ferons que le reconduire sous la figure d’issues illusoires. Si la philosophie occidentale a une leçon à nous donner aujourd’hui, ce n’est pas par la multiplicité de ses tentatives doctrinales, qui témoigne assurément de sa vigueur propre : c’est à travers l’obligation qu’elle se donne sans cesse de reprendre un héritage, de le relancer et d’en renouveler le sens. Le grand bouleversement du XXe siècle, opéré par Husserl et Heidegger, n’a pas d’autre signification.
L’humanité européenne, pour utiliser cette expression qui vient de Husserl, ne peut plus envisager sa relation à l’acte de connaissance et aux choses de la manière dont elle le faisait auparavant. Et ce changement n’aurait pas eu lieu si une « crise de la science » n’avait pas été diagnostiquée puis sondée dans ses origines lointaines. Autant il est intéressant d’explorer les replis de ce débat autour du renouvellement de la tradition philosophique européenne à partir du commencement grec, autant cet engagement peut passer pour une nouvelle façon de consacrer l’oubli qui frappe une tradition – la nôtre – dont nous nous faisons chaque jour les fossoyeurs ou, au moins, les complices de son bannissement.
Philosopher en terre d’islam est éminemment nécessaire parce que chacun de nous, s’il y réfléchit bien, peut se convaincre que nous n’aurons pas une vie intellectuelle digne de ce nom et en pleine possession de sa mission tant que le passé philosophique arabo-musulman, avec ses moments d’audace métaphysique, n’aura pas été réapproprié. Une vie intellectuelle oublieuse de ce passé est synonyme de vie intellectuelle dépendante à l’égard de l’Occident : soit pour le rejeter dans un mouvement de retour à une tradition de conservatisme théologique, soit pour se ranger docilement derrière son étendard… Soit enfin pour faire les deux à la fois, d’une façon qui ruine toute cohérence de la démarche et fait sombrer dans l’inconsistance de l’attitude consumériste : on se sert de ceci ou de cela selon les moments et selon ses envies. Dans tous les cas, on a pour seul projet de se déterminer en fonction d’autrui et de sa tradition propre : ce qui est une absence de projet.
Et philosopher en terre d’islam est tout à fait inutile parce qu’en réalité, même si nous admettons de manière formelle la nécessité évoquée, nous ne sommes pas préparés à y répondre. Trop occupés à nous redonner une prestance, nous ne sommes pas disposés à nous confronter à nos échecs. Nous sommes dans la position du sophiste des dialogues platoniciens dont le mobile du discours est de ne pas voir sur quelles faiblesses reposent ses prétentions à jouer un rôle positif dans la cité. Ce dont il s’acquitte en se concentrant exclusivement sur ce qui suscite l’admiration d’autrui à son sujet.
Nous sommes installés dans l’impréparation. Nous avons été persuadés que la tradition philosophique arabe est une antiquité qui ne mérite pas l’effort qui consisterait à lui redonner vie : tout juste, éventuellement, celui de la revisiter en historien des idées. L’organisation universitaire de l’enseignement philosophique reflète cette position, ce renoncement. Elle ne fait en réalité que traduire un état général de démission philosophique. Comme si, secrètement, elle reprenait à son compte la décision prise il y a plusieurs siècles, considérant qu’on ne peut se soumettre à deux autorités en même temps, qu’on ne peut accorder son adhésion à deux instances distinctes dans la recherche de la vérité : celle de la raison et celle de la révélation.
Il est pourtant clair que l’apparition de la philosophie en terre d’islam a eu lieu sous le signe d’un pari, pari de reconnaître la légitimité absolue de l’une et l’autre instance. Et que le développement de la pensée philosophique à travers le débat qui a opposé les grands penseurs musulmans, tout en réaffirmant ce pari, a ouvert un espace pour le travail d’élucidation au sujet du sens à donner à la vérité selon qu’elle vient de la raison ou de la révélation. Réinvestir ce pari n’est en rien une façon de déserter la modernité. Réinventer ce pari dans l’affirmation de notre filiation par rapport aux devanciers arabes est au contraire la seule voie possible qui permet à la fois de redonner un socle à la vie intellectuelle en terre arabo-musulmane et de créer les conditions d’un échange avec l’Occident qui soit d’amitié et non d’allégeance, ou de rejet.