N’allons pas chercher une quelconque intention de justice dans la décision du procureur de la Cour Pénale Internationale de réclamer des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Galland et trois dirigeants du Hamas.
Il ne s’agit ici que du droit international qui a pris trop de retard sur la question palestinienne pour être en mesure d’y réparer quelque tort que ce soit. L’histoire des crimes perpétrés en Palestine est trop longue pour la temporalité de la CPI qui appréhende les actes dans l’instantanéité de leurs répercussions médiatiques et ne peut en conséquence restituer leur dimension aux événements qui se déroulent depuis le 7 octobre.
C’est tout un travail de déconstruction de la légitimité dont on a revêtu les horreurs commises par le sionisme depuis 1948 qui s’avère nécessaire avant que le droit ne puisse venir occuper utilement la place étroite qui est la sienne et l’élargir peu à peu en espace de justice.
Un crime effacé de la mémoire publique …
Ce n’est également que grâce à une telle déconstruction préalable qu’il sera possible de comprendre que ce ne sont ni Netanyahou, ni Galland, ni encore l’extrême-droite religieuse à laquelle ils sont alliés qui ont fait prendre à Israël le chemin de la criminalité de masse dont il n’a jamais cessé de creuser le sillon. Cette clique d’assassins se situe dans la tradition sioniste la plus orthodoxe, celle des « héros » fondateurs de l’entité sioniste. Un seul et même crime continu se perpétue depuis 1948 et nul ne l’a mieux montré que l’historien israélien Ilan Pappé dont les Editions La Fabrique viennent de republier l’ouvrage phare « Le nettoyage ethnique de la Palestine ».
« Je veux plaider, écrit-il, pour une fondation de la recherche historique et du débat public sur 1948 : le paradigme du nettoyage ethnique doit remplacer celui de la guerre (…) Quand il a créé son État-nation, le mouvement sioniste n’a pas fait une guerre dont la conséquence "tragique mais inévitable" a été l’expulsion d’une "partie" de la population indigène. C’est le contraire. L’objectif premier était le nettoyage ethnique de l’ensemble de la Palestine, que le mouvement convoitait pour son nouvel État ».
Selon Pappé, c’est la fondation elle-même de l’État d’Israël qui a constitué en soi un crime contre l’humanité. « Après l’Holocauste, explique-t-il, il est devenu pratiquement impossible de dissimuler des crimes contre l’humanité à grande échelle (…) Un de ces crimes pourtant a été presque entièrement effacé de la mémoire publique mondiale : la spoliation des Palestiniens par Israël en 1948. Cet événement, le plus fondamental de l’histoire moderne de la Palestine, a été systématiquement nié : il n’est toujours pas reconnu aujourd’hui comme un fait historique, et moins encore comme un crime auquel il faut faire face politiquement et moralement ».
… Ourdi en petit comité par les "héros"
L’historien exprime sa « conviction profonde que le nettoyage ethnique de la Palestine doit s’ancrer dans notre mémoire et notre conscience en tant que crime contre l’humanité, et être retiré de la liste des crimes "présumés ". Les auteurs, ici, ne sont pas inconnus. Il s’agit d’un groupe précis de personnes, les héros de la guerre d’indépendance d’Israël (…) à commencer par le chef incontestable du mouvement sioniste, David Ben Gourion, (…) secondé par un petit comité que j’appelle dans ce livre le "conseil consultatif", un organisme "de fait", réuni à seule fin de tramer et d’organiser la spoliation des Palestiniens ».
Ben Gourion, ses politiques et ses chefs militaires qui sont tous logés aujourd’hui dans le panthéon des « héros » du sionisme ont donc constitué un syndicat du crime de masse parfaitement structuré, véritable Janus dont la face diurne négociait à coups de lamentations la rédemption de l’Occident sur le dos des Palestiniens tandis que sa face sombre, derrière laquelle se dissimulaient les mêmes chefs et les mêmes exécutants, soumettait les villages et les quartiers arabes de Palestine à une terreur méthodiquement préméditée.
Il faut avoir saisi cette essence criminelle du sionisme pour remettre les événements enclenchés le 7 octobre et leurs acteurs dans leur véritable contexte, pour comprendre que Netanyahou et ses complices ne sont pas des excroissances pathologiques coupables d’une dérive sanguinaire, mais les dignes héritiers de la mafia sioniste originelle.
1948 > GAZA > LE 7 OCTOBRE
Et c’est la dissection précise qu’il a opérée de cette histoire qui permet à Ilan Pappé, dans l’avant-propos écrit pour l’édition de 2024, de persister aussi imperturbablement dans le vrai :
« Le contexte historique (du 7 octobre), écrit-il, remonte au nettoyage ethnique de 1948 et même au-delà (…) Le sionisme est un mouvement de colonisation qui, comme d’autres mouvements de ce type, visait à éliminer les indigènes afin de construire un État pour les colons qui bien souvent, comme dans le cas du sionisme, venaient d’une Europe qui les chassait ou ne voulait pas d’eux (…) C’est ce contexte qui explique également comment la bande de Gaza a été créée. Israël l’a conçue comme un immense camp de réfugiés pour absorber les centaines de milliers de Palestiniens qu’il chassait du centre et du sud de la Palestine, dans la mesure où l’Égypte ne voulait pas les accueillir. Les derniers réfugiés ont été chassés des villages qu’Israël a détruits, brûlés et démolis en 1948. Ces villages étaient très proches de la bande de Gaza et c’est sur leurs ruines qu’un certain nombre de colonies attaquées par le Hamas le 7 octobre 2023 ont été construites ».
Tel est le seul positionnement qui mérite qu’on lui rende hommage dans un contexte où les brevets de courage sont délivrés à tort et à travers à ceux qui, parce qu’ils sont arabes ou même palestiniens, se sentent tenus de mettre sur le même plan la violence de la résistance et la criminalité de masse israélienne et se font un point d’honneur de ne pas départager les « criminels de guerre » qui auraient sévi dans les deux camps.
L’historien israélien ne se défile pas et n’hésite pas à s’impliquer dans l’objet de son étude : « A bien des égards, effectivement, c’est mon J’accuse contre les dirigeants politiques qui ont conçu le nettoyage ethnique et les généraux qui l’ont exécuté (…) J’accuse, mais j’appartiens aussi à la société qui est condamnée dans ce livre. Je me sens à la fois responsable et élément de cette histoire ».
Je crois que je n’aurais pas aussi justement mesuré la lucidité et le courage d’Ilan Pappé ni même songé à consacrer cet article à son ouvrage si je n’avais pas acquis le même jour, chez le même libraire, l’opuscule d’une pédante médiocrité qu’Elias Sanbar a publié dans la collection « Tracts » de Gallimard sous le titre « La dernière guerre ?».
La doxa dominante sait reconnaitre les siens
Sanbar y soutient une tout autre causalité des événements du 7 octobre, affirmant que la guerre actuelle d’Israël débute « le 9 octobre, au lendemain d’un crime de guerre commis le 7 par le Hamas ». Il précise que « ces attaques de localités civiles et de positions militaires israéliennes feront un total de 1163 victimes, dont 787 civils auxquels s’ajoutent 376 militaires » et que « à ce lourd bilan s’ajouteront, quatre mois plus tard, les conclusions consternantes d’un rapport de la représentante spéciale de l’ONU sur la violence sexuelle lors des conflits. Son enquête dit détenir des "informations claires et convaincantes" selon lesquelles "il existe de bonnes raisons de croire que des victimes du 7 octobre ont été violées, tout comme certains otages détenus à Gaza" ». Il ajoute que « le caractère sans merci de l’attaque du 7 octobre ne laissant aucun doute sur les intentions des attaquants, Israël ne pourrait qu’y riposter ».
Le moindre des paradoxes n’est pas que Sanbar, qui rappelle que sa famille fut victime du nettoyage ethnique de 1948 alors qu’il avait 14 mois, n’ait pas acquis le sens historique dont fait preuve l’Israélien Pappé lorsqu’il fait remonter la chaîne des causalités au crime contre l’humanité constitutif de la création d’Israël.
Mais n’en va-t-il pas ainsi parfois de la vérité historique ? Ne lui arrive-t-il pas de donner lieu à des joutes à fronts renversés ? La doxa dominante n’en perd pas pour autant son latin et reconnaît infailliblement les siens : elle sait choisir entre ceux que les Éditions Fayard décident de rayer de leur catalogue et ceux dont Gallimard promeut les écrits sans la moindre réserve.