Une élection présidentielle dédiée à la raison d’État

Ce qui me frappe le plus dans les appels à voter à cette élection présidentielle lancés par les hommes politiques et dans les déclarations d’intention de ceux qui, sur les réseaux sociaux, défendent leur choix de se rendre aux urnes, c’est que les uns et les autres assignent à la consultation le même objectif, que le candidat du FFS, Youssef Aouchiche, a su synthétiser au nom de tous dans les termes suivants :

« Cette échéance vise à consolider les institutions de la République et à contrer toute menace pesant sur la souveraineté, l’unité et la stabilité de l’Algérie. La construction d’un front intérieur solide, à travers une forte mobilisation des citoyens lors de cette présidentielle, est le moyen le plus efficace pour protéger le pays ».

Méthode Coué

On peut retrouver des termes pratiquement identiques assénés par Abdelmadjid Tebboune et l’escouade de politiciens qu’il a dépêchés aux quatre coins du pays pour y porter sa parole ainsi que par le troisième candidat investi par le parti islamiste MSP.

De nombreux algériens sont de cet avis qui estiment que l’essentiel est de participer pour conjurer les menaces qui pèsent sur le pays. La compétition passe de ce fait au second plan, ce qui indique bien que, contrairement à la conviction exprimée par certains, le défaitisme n’est pas dans le camp des abstentionnistes mais dans celui des votants.

Ces derniers s’appliquent un procédé de raisonnement relevant de la méthode Coué pour se persuader qu’il est impératif de voter bien que l’élection soit jouée d’avance et même, mieux encore, précisément pour cette raison. Le tout étant de verser sa petite goutte anonyme dans le récipient des suffrages, sans s’inquiéter des fuites ni du trop-plein qui pourraient ou l’engloutir ou la diluer. Car, en dernier ressort, c’est une instance bureaucratique qui supervise le vote et mesurera de façon discrétionnaire la jauge de la participation que l’histoire retiendra telle qu'elle l'aura calculée, à l’exclusion de toute autre évaluation.

Mais ce qui m’interpelle, c’est ce consensus qui se fait à propos des enjeux d’une opération électorale dont la vocation est en principe de trancher des dissensus. Si tous les participants, candidats et électeurs, sont d’accord pour dire que l’objectif central de l’élection est de « consolider les institutions de la République et (de) construire un front intérieur solide », cela signifie qu’on a choisi le statu quo et répudié le changement.

La raison d’État la plus archaïque

Or, ce langage est typiquement celui de la raison d’État, dans sa version la plus archaïque. Pour trouver les premières définitions qui éclairent sur ses implications, il faut remonter loin dans le passé à la rencontre de l’Italien Palazzo, un précurseur qui la définissait au 16e siècle comme étant « une règle ou un art qui nous fait connaître les moyens pour obtenir l’intégrité, la tranquillité ou la paix de la République ». Un peu plus tard, l’Allemand Chemnitz précisait que cette raison « doit tendre uniquement à la conservation, à l’augmentation, à la félicité de l’État ».

C'est une raison dans laquelle il n’y en a en bonne logique que pour l’État dont il faut préserver l’existence et l’intégrité. Bien entendu, il s’agit toujours simultanément d'une raison de classe au service des intérêts dominants. Mais elle déguise cette réalité en se présentant comme anhistorique, indifférente à la société et aux individus et citoyens qui la composent, au passé autant qu’à l’avenir. En se faisant le rempart de l’État et de son immuabilité, elle est conservatrice par essence, voire « conservatoire ». Elle n’insuffle aucune ambition collective et c’est à juste titre qu’un auteur français du 17e siècle ne voyait en elle qu’un moyen de maintenir une « juste médiocrité ».

Mais par ailleurs une telle raison s’accommode mal du droit. Chemnitz écrivait qu’elle permettait de déroger à toutes « les lois publiques, particulières, fondamentales de quelque espèce qu’elles soient ». Cela ne veut pas dire qu’elle se passe complètement des lois. C’est plutôt que, guidée par la nécessité prépondérante de préserver et renforcer l’État, elle peut être conduite à s’affranchir du droit. L’urgence, le danger, le salut de l’État peuvent à tout moment lui dicter de violer les lois.

Un consensus mortifère

On voit bien que lorsqu’on ne se préoccupe que de « consolider les institutions, contrer les menaces sur la souveraineté, l’unité et la stabilité », on répudie tout projet social d’avenir, toute représentation d’une évolution de l’État lui-même qu’on ne cherchera qu’à renforcer constamment dans la structure et le poids qui sont les siens. Et on ne saurait être arrêté par aucun obstacle, de fait ou de droit.

Le consensus sur lequel repose l’élection présidentielle algérienne d’aujourd’hui a donc un caractère mortifère. Il justifie l’immobilisme dans lequel s’enferment les institutions mais aussi et surtout auquel il condamne la société. Toute revendication pouvant venir de celle-ci est conçue comme une menace pour l’équilibre intangible qu’instaure la raison d’État. Toute tentative d’organisation autonome qui pourrait émaner d’elle relève de la subversion sanctionnée par la loi que le pouvoir se donne la possibilité de modifier à son gré, ou par des pratiques illégales auxquelles il a recours impunément.

Et on voit comment en Algérie, il n'est proposé, en guise de substitut au dynamisme de la société que les gouvernants répriment, que la « politique sociale » préconisée, dans la surenchère, par les trois candidats et qui consiste en des promesses d’allocations distribuées aux classes populaires à charge pour celles-ci de se cantonner strictement dans le champ des activités domestiques.

Une société vivante serait un ennemi qui se ferait complice des ennemis extérieurs. Ce postulat implacable a été malheureusement assimilé par de nombreux Algériens, en même temps que d’autres propositions relevant de cette raison pervertie dans son acception la plus intransigeante. L’histoire l’a pourtant mille fois démenti : ce sont les sociétés les plus épanouies qui ont su le mieux dissuader les entreprises belliqueuses étrangères et, le moment venu, défendre leur patrie … et leur État.

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