Les usages de l’Histoire

Ô vous qui êtes venus dans cet enfer !

Dante Alighieri

Face aux lectures du fascisme que nous proposons, certains pensent que « nous avons cent ans de retard ». Il s’agit d’une considération qui résume - de manière concentrée - un débat sur les usages de l’histoire. On peut penser l’histoire de manière passéiste ; dans ce cas, on cherche dans l’histoire des définitions et des moyens de se repérer. Il s’agit là souvent du mode de l’historien professionnel. Nous ne le rejetons pas. Ou bien on peut plonger dans l’histoire de manière expérientielle afin d’imaginer des motifs possibles de lutte émancipatrice pour notre présent. C’est le mode militant. En ce sens, nous faisons nôtre la leçon de José Carlos Mariátegui et nous regardons l’histoire, non pas pour la copier ou la calquer mais de manière imaginative et créative, pour examiner ce qu’il faut faire dans la clé de la lutte et aussi de l’attention face au pouvoir qui gouverne l’Argentine, qui est moins une expérience néolibérale, avec un cycle de cinq ans, qu’une expérience particulière. Si nous acceptons la particularité du gouvernement de Milei, nous devons être capables de l’examiner avec attention.

Lorsque nous parlons de fascisme, nous ne nous référons pas mécaniquement ou linéairement aux expériences politiques de Mussolini en Italie ou d’Hitler en Allemagne, mais nous parlons d’une modalité, d’un instrument, d’un outil du capitalisme. Le fascisme est un pouvoir qui organise le capitalisme face à la crise.

Le capitalisme du XXIe siècle traverse une crise organique et historique, à la fois sociale, économique et naturelle, qui touche l’être humain, l’être animal et l’être naturel. Cette crise pousse les aristocraties technologiques et financières, les bourgeoisies mondiales, à organiser un pouvoir fasciste pour préserver et maintenir leur domination de classe à partir des différentes unités nationales.

L’une des expressions du pouvoir fasciste est la guerre, qui favorise la transformation de l’ordre préexistant. Une autre expression est la reconversion de l’étatisation des biens communs en affaires pour les bourgeoisies locales et mondiales. Une autre encore est la reconversion de la classe des travailleurs en victime impuissante afin de l’exproprier de la richesse qu’elle crée.

Cette rationalité guerrière qui favorise certaines classes et en affecte d’autres, nuisant à l’État, qui est imbriqué dans le lien social, peut être identifiée quand nous considérons que pour accéder aux médicaments gratuits, un travailleur doit présenter un rapport socio-économique, mais que pour blanchir cent mille dollars, il suffit de céder un maigre pourcentage. Si la singularité nationale réussit à interpréter ce moment vital complexe, le péronisme émancipateur aura encore une vie politique pendant un certain temps.

Quand on nous dit que « nous avons 100 ans de retard », nous comprenons qu’il y a toujours un Pavel Miliukov, un démocrate, disons, attentif à l’évolution historique (argentine), c’est-à-dire quelqu’un qui regarde ce qui se passe d’en haut même s’il est dans la rue, et qui nous dit généralement que nous sommes plus proches de Pougatchev, de Stenda Razin, de Bolotnikov, c’est-à-dire plus proches du passé, que du dernier mot de la dernière action mouvementiste de notre camp. Nous ne rejetons pas cette interprétation. Mais aux Miliukov qui critiquent depuis le sommet, nous voulons dire que lorsque nous parlons ou écrivons quelque chose, nous le faisons dans un but : collaborer à la constitution d’un cordon sanitaire face à l’aberrant. En ce qui concerne l’Argentine, lorsque dans notre camp nous prononçons ce nom métallique, nous comprenons la complexité historique de notre pays. Par contre, par « pays », les messieurs qui nous gouvernent entendent exclusivement les classes possédantes et privilégiées.

Les liens

Il existe des liens historiques entre le fascisme archéologique et le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Le temps historique ne peut être séparé en compartiments étanches, le passé n’est pas dissocié du présent. Il y a certains signes, certaines continuités de l’histoire, certaines survivances, certaines résurgences, que nous n’avons plus tendance à distinguer parce qu’ils nous ont anesthésiés, ou parce que nous nous y sommes habitués, ou nous ne les identifions pas parce qu’aussi nous les oublions aussi.

Par exemple, dans le monde où nous vivons, personne ne porte l’uniforme de la SS (Schutzstaffel, la « brigade de protection » nazie), mais le tailleur Hugo Boss, qui a jadis dessiné cette tenue et accumulé sa fortune sous le régime nazi en Allemagne, poursuit aujourd’hui son œuvre avec cette marque prestigieuse qui porte son nom. Autre exemple : les frères Adolf Dassler et Rudolf Dassler sont nés en Allemagne, dans un village de Bavière (Herzogenaurach) entre la fin des années 1800 et 1900. Ils ont participé à la Première Guerre mondiale dans les rangs de l’armée allemande. À la fin de la guerre, ils ont fondé une usine de chaussures de sport : « Dassler frères » (Gebrüder Dassler Schuhfabrik = Adidas).

Ils ont tous deux adhéré au régime nazi, le même jour, le 1er mai 1933, et Rudolf, en particulier, a été l’un des premiers partisans du nazisme. Lors des Jeux olympiques de Berlin en 1936, ses chaussures étaient déjà bien connues des athlètes et des citoyens. Après la Seconde Guerre mondiale, les frères se sont séparés : Adolf, surnommé Adi, a créé la marque Adidas et Rudolf la marque Ruda, à partir des initiales de son prénom et de son nom, qu’il a ensuite transformée en l’actuelle Puma. Avec ces exemples, je veux dire qu’il existe des liens historiques évidents entre le fascisme archéologique et le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Les continuités peuvent être recherchées dans le marché, dans l’économie, dirons-nous. Dans ce marché pour lequel le président Milei est si enthousiaste et dans lequel opèrent les bourgeoisies locales et mondiales - qui sont liées aux monopoles mondiaux absolutistes des grands groupes et - qui soutiennent les nouvelles modalités du fascisme rampant du 21e siècle pour assurer leur domination de classe.

Langue (et) politique

Pour distinguer les signes qui relient notre présent au passé, nous disposons de l’histoire et aussi de la philosophie, qui nous aident à les identifier, à les discerner, à les comprendre. L’histoire ou la science historique est une manière d’enquêter, une manière cognitive de regarder ce qui a été, ce que nous appelons le passé.

Avec ce mot, nous ne nommons pas quelque chose qui fut, une dimension temporelle qui contient des événements déjà surmontés et déjà liquidés. Le passé est une matière qui n’est pas morte. En effet, de toutes les époques passées, il reste un nombre impressionnant de survivances, de résurgences et de continuités dans notre monde actuel. Il est nécessaire d’en être conscient afin d’observer où ces survivances sont encore actives, et où et comment nous pouvons les contrarier lorsqu’elles sont de nature aberrante.

La philosophie est une théorie du réel avec des difficultés pour l’expliquer. C’est la connaissance de ce qui ne peut être connu. Le philosophe est celui qui peut connaître ce qui ne peut être connu. En ce sens, nous devons être capables de porter un regard philosophique et historique sur certaines émergences politiques, mais aussi sur certaines émergences linguistiques. Si l’on parvient à les scruter avec sagacité et patience, on découvre ce qui se cache derrière des choses plus ou moins opaques mais qui, si l’on y regarde de plus près, deviennent évidentes. Je veux dire par là que l’examen philosophique de l’histoire peut modifier les conditions de l’expérience politique du présent.

Le pouvoir capitaliste nous divise. Il dissocie la compréhension des gens. Dépenser est le contraire de gagner, mais le capitalisme nous convainc, par la publicité et les promotions, qu’en dépensant nous gagnons. Pensez aux stratégies de vente dans le supermarché du coin. Ici, une dissociation évidente est activée .Nous avons besoin d’un seul produit (une boîte de thon), mais nous finissons par en acheter deux parce qu’ils coûtent au total plus qu’un seul produit, mais moins que deux si nous les achetions au prix fort (c’est ce qu’on nous dit).C’est la stratégie du 2×1, qui nous inculque l’idée que nous serions gagnants (nous achetons deux boîtes) alors qu’en réalité nous dépensons (perdons) plus que ce dont nous avons besoin. C’est l’idéal de la consommation. Le fascisme magnifie cette dissociation, la rend systématique. Etant donné que le précepte politique et cognitif de ce pouvoir est la contradiction, dans leur glossaire, affirmer la liberté, c’est en réalité la craindre car prendre cette liberté, c’est prendre des risques et des décisions émancipatrices pour de larges majorités laborieuses. La « liberté » qu’ils revendiquent implique en fait la passivité morale, la frustration, le ressentiment, la haine. Autre exemple : le mot « enveloppé » [1] est une critique de la critique (journalistique) pour la faire taire.

Quant à la monnaie, le gouvernement veut nous convaincre que le peso argentin en 2024 est l’une des monnaies les plus valorisées par rapport au dollar. Le président affirme que cette valorisation est vertueuse parce que les salaires et les retraites auraient augmenté en dollars, mais ces revenus ne sont pas perçus en monnaie des Etats-Unis d’Amérique mais, comme on peut le constater, en monnaie nationale. Cette contradiction s’accompagne du discours selon lequel l’inflation est en baisse, mais dans la vie matérielle, nous savons que nous sommes confrontés à des situations d’extrême fragilité sociale. À cet égard, Alejandro Kaufman parle de « génocide social » [2].

Les émotions

Le fascisme est un pouvoir capable de « capter les émotions », de les diriger obscurément, de les « vider », de les priver de spontanéité. De les nier. Il nous dissocie également de nos émotions. En ce sens, nous ne devons pas permettre que nos émotions, liées à l’imagination populaire et à la raison humaniste, soient immobilisées, expropriées par le pouvoir fasciste.

Une partie visible de la société argentine qui accepte aujourd’hui le pouvoir de Milei tend à le manifester par un seul geste unanime, une prière d’obéissance qui exprime l’absence de ses propres idées et émotions. Avec cette prière, ils acceptent sans critique ce que fait le gouvernement, ils lui obéissent et vibrent avec lui. Cette phrase est : « c’est exactement ce pour quoi nous avons voté ». On peut la comprendre comme le pendant du salut fasciste d’antan. Une sorte de réflexe pavlovien comme le Heil. Les gens qui ont fait le salut nazi au siècle dernier étaient émus, ils étaient captivés par les émotions fascistes. La prière comme le salut sont des acclamations enthousiastes d’une masse en état d’exaltation affective. Ce sont les symptômes superficiels de sujets massifiés prêts à tout, même à obéir à la violence totale contre des personnes désarmées. Disponibles pour viser calmement, techniquement. C’est ce qu’a fait Fernando André Sabag Montiel. Et aujourd’hui, cela continue - par exemple - avec la restriction de l’accès aux médicaments gratuits pour les retraités. C’est un exemple clair d’insensibilité, de perte de nos émotions humaines au point de penser qu’une autre personne peut être traitée comme une chose (sans vie).

L’histoire du fascisme nous apprend qu’il est techniquement possible d’assassiner (sur ordre) des millions de personnes sans toucher à un cheveu de leur tête. C’est le cas d’Adolf Eichmann, que nous connaissons bien en Argentine. Il était l’un des principaux responsables nazis chargés d’organiser le transport ferroviaire des Juifs vers les différents camps d’extermination en Europe. Hannah Arendt a écrit sur lui dans « Eichmann à Jérusalem » (1963)), où elle dit que c’était un homme banal, un bourreau, un homme qui obéissait parce qu’Hitler l’avait poussé. « Eichmann obéissait comme un élève docile mais stupide, qui ne s’interroge ni ne discerne ni ne critique le pourquoi et le comment de ce qu’il fait », rappelle Georges Didi-Huberman dans « Pourquoi obéir ? » (2023) [3] Il y a aussi un film, Opération Finale (2018), dans lequel le personnage d’Eichmann dit : « mon travail était simple, sauver le pays que j’aime d’être détruit ».

Si Milei émeut une personne, c’est qu’il lui a enlevé la faculté humaine d’être émue, il l’a mise dans un état d’insensibilité, il l’a anesthésiée. Il a atteint l’un de ses objectifs et peut potentiellement la transformer en Eichmann. Cet objectif, pour nous, revient à inhiber notre « pouvoir de penser » et même notre pouvoir de s’émouvoir par rapport à l’autre. S’émouvoir d’autrui, c’est devenir autrui : c’est l’humanité imbriquée dans le lien social. Tout au long de l’histoire de l’humanité, on trouve des motifs et des scènes lumineuses de pensée autonome qui affirme la condition humaine face à des pouvoirs aberrants. Cette autonomie de la pensée s’exprime d’abord par un refus.

Après la révolution de février 1917, un gouvernement provisoire fut formé en Russie, composé de la Douma d’État et du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. Ces deux formations expriment la dynamique du double pouvoir. Le mois d’avril précipite la première crise et le premier conflit entre l’Assemblée et le Soviet sur la position à adopter vis-à-vis de la Première Guerre mondiale. Le Soviet préconise le retrait des troupes de la guerre (c’est la thèse léniniste), tandis que la Douma veut poursuivre l’effort de guerre (elle prolonge alors les objectifs du régime tsariste). Le président du Comité provisoire de la Douma - Mikhaïl Rodzianko - élabore un plan : s’appuyer sur la guerre pour contrarier la révolution.

Le bon Rodzianko, avec l’encore meilleur Milioukov, espère qu’un bon coup de massue allemand à la tête de la révolution mettra fin à l’inconstance des bolcheviks. Sur la base de cette hypothèse, le président prépare un décret sur le retour immédiat des soldats - attirés par la révolution - dans les casernes et sur le respect qu’ils doivent aux officiers. Lorsqu’il envoie le texte aux imprimeurs – fait attention à ce tweet - « les typographes refusent catégoriquement de composer le document. Les auteurs démocratiques du document étaient hors d’eux d’indignation. Allons-donc ! Il serait cependant faux de supposer que les typographes souhaitaient des représailles sanglantes contre les officiers. Mais il leur semblait qu’exiger des soldats qu’ils se soumettent disciplinairement au commandement tsariste, au lendemain de la révolution, c’était ouvrir toutes grandes les portes de la contre-révolution. Il est vrai que ces typographes ont outrepassé leurs droits, mais ils ne se sentaient pas de simples typographes : à leurs yeux, il en allait de l’existence même de la révolution » (Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1932).Face à l’émotion que nous propose Milei, nous pouvons commencer par dire non pour protéger notre condition humaine, pour continuer à penser, pour comprendre ce qu’on veut nous faire et surtout pour l’interdire.

Sortir de l’enfer

Puisque lorsqu’une scène historique fasciste s’ouvre, tous les destins sont possibles, il faut pouvoir échapper à l’influence de ce pouvoir, trouver des lieux d’abri, de protection. L’un de ces lieux peut être la beauté. La beauté de la lutte, La beauté de la place, La beauté du musée, La beauté de la musique. Et ce qui est encore plus pertinent : la beauté d’une alternative. Italo Calvino dans « Les villes invisibles » (1972) – « Le città invisibili » - nous parle de l’enfer et de ce qu’il faut faire quand on y est jeté :

« L’enfer des vivants n’est pas quelque chose qui sera ; il y en a un, c’est celui qui existe déjà ici, l’enfer que nous habitons chaque jour, que nous formons ensemble. Il y a deux façons de ne pas le subir. La première est facile pour beaucoup : accepter l’enfer et en faire partie au point de ne plus le voir. La seconde est dangereuse et demande une attention et un apprentissage continus : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui donner de l’espace »


Notes

[1] Celui qui reçoit une « enveloppe » contenant de l’argent pour « services rendus ». Note de El Correo

[2] Voir aussi : « Le génocide comme pratique sociale Entre le nazisme et l’expérience argentine » par Daniel Feierstein. Note de El Correo

[3] Lire aussi : « La survie des lucioles », Un fantôme rôde autour du monde

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