Résister plutôt que désobéir

Comment faire face à l’autoritarisme ambiant ? Aux menaces sur les libertés individuelles ? Faut-il, telle Antigone face à Créon, désobéir – au nom de sa seule conscience – aux lois de la cité jugées injustes voire scélérates ? Une autre voie mérite d’être explorée, qui consiste non pas à enfreindre la légalité mais à se battre pour sa pleine application.

Depuis plusieurs années, on assiste à une recrudescence, dans le débat public, des appels à la désobéissance civile contre les mesures mises en œuvre par les autorités. On les a notamment entendus dans le discours de nombreux acteurs mobilisés pour empêcher le Rassemblement national (RN) d’accéder au pouvoir à l’issue des dernières élections législatives [1]. Mais le mot d’ordre tend en fait à s’imposer depuis le milieu des années 2010, avec une répression toujours plus féroce des mouvements sociaux, flagrante lors de celui des « gilets jaunes » en 2018-2019 [2]. Quand le dialogue avec les pouvoirs publics apparaît impossible, que l’expression d’une opposition aux politiques conduites par les gouvernants – voire d’un simple désaccord – expose au risque de poursuites ou de représailles, l’idée selon laquelle il serait nécessaire de désobéir explicitement aux règles édictées par les autorités pour dénoncer et démontrer leur iniquité fait son chemin.

On y adhère, ou tout au moins on la discute, au sein des associations ou mouvements informels écologistes, qui, face à la menace existentielle pour l’Humanité que constitue le dérèglement climatique, en viennent à prôner une action plus radicale. L’occupation non autorisée de l’espace public est ainsi l’un des modes d’action privilégiés du collectif Extinction Rebellion. Nombre des participants à la manifestation interdite de Sainte-Soline du 25 mars 2023 contre les méga bassines agricoles invoquaient eux aussi la désobéissance civile [3]. Et lui avoir consacré un atelier a valu à l’association Alternatiba de se voir refuser le versement de toute subvention publique par le préfet de la Vienne, aux termes d’une décision censurée depuis par la justice administrative.

Une telle approche tient surtout à la vigueur de la poussée autoritaire depuis le début du siècle. Si elle s’inscrit dans une longue tradition institutionnelle remontant au Premier Empire (« Sortir de l’imposture sécuritaire », La Dispute, 2016.), elle n’en reste pas moins d’une intensité singulière et appelle d’autres formes d’opposition que la simple interpellation des pouvoirs publics par le biais de pétitions ou de tribunes. Toutefois, à y regarder de plus près, la désobéissance civile n’est peut-être pas la réponse la mieux ajustée à la menace pesant sur nos libertés publiques. À tout le moins, pas la seule. Formalisée en 1849 par le philosophe étasunien Henry David Thoreau, la notion affirme le droit, et même le devoir, de désobéir aux lois que les citoyens estiment injustes – en l’occurrence, Thoreau forge ce concept à partir de sa propre expérience et de son refus de s’acquitter d’un impôt dont le produit devait pour partie financer des pratiques esclavagistes [4]. Les personnes qui s’en prévalent inscrivent leurs luttes dans l’histoire des grands mouvements progressistes comme le combat pour les droits civiques des Afro-Etasunien – dont les militants défièrent les lois ségrégationnistes des gouvernements du sud des États-Unis – ou encore la lutte pour l’indépendance nationale et contre l’ordre juridique colonial menée par Mohandas Karamchand Gandhi.

Mais, dès lors qu’il s’agit de désobéir aux lois en vigueur au nom de la conception que l’on se fait d’une justice supérieure, rien n’interdit aux personnes qui militent contre le progrès démocratique de s’emparer de la même notion. Dans différents pays, la désobéissance expresse aux lois en vigueur compte ainsi au nombre des modes d’action privilégiés de militants de l’interdiction du droit à l’avortement. De l’occupation de l’espace public ou des lieux où se pratique l’interruption volontaire de grossesse au refus de soins opposé aux femmes souhaitant exercer ce droit, c’est toujours au nom d’un« cause juste » que l’on revendique alors de violer la loi [5]. La désobéissance explicite au cadre légal peut aussi être théorisée et adoptée par des mouvements d’extrême droite mettant en avant leur idéal nationaliste pour justifier des modes d’opposition illicites et volontiers violents aux pouvoirs publics [6].

Le choix de la désobéissance civile peut par ailleurs conforter les gouvernants autoritaires dans leur prétention à incarner le camp de la légalité face à des mouvements d’opposition renvoyés à l’illicéité formelle de leurs actes. Or la démocratie encadre la prérogative des autorités publiques à départager le légal et l’illégal. La délégation de pouvoir que le peuple leur consent afin qu’elles adoptent les normes et veillent à leur application a pour seule finalité l’égale préservation de nos droits fondamentaux : « L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits, dispose l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (DDHC). Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Quand cette finalité cesse d’être poursuivie, l’obéissance à la règle promulguée par les gouvernants et gouvernantes cède devant le nécessaire droit de « résistance à l’oppression » reconnu à tout citoyen à l’article 2.

Car, en effet, refuser d’appliquer une loi qui méconnaît les droits les plus élémentaires ne revient pas à enfreindre la légalité mais à opposer à la légalité formelle des autorités une légalité supérieure. Ainsi, il s’agit moins de faire valoir la justesse de sa cause – et possiblement de l’imposer à autrui – que de réclamer le plein respect des droits et des libertés garantis par la Constitution ou les traités internationaux comme la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Plutôt que de revendiquer la désobéissance aux gouvernants et aux normes qu’ils édictent, pourquoi ne pas sommer les premiers de conformer les secondes aux principes juridiques essentiels – qui fondent la légitimité de leur action dans une société démocratique – et, en particulier, de veiller au plein respect des droits fondamentaux de l’ensemble des citoyens ? En d’autres termes : pourquoi, plutôt que d’afficher sa rupture avec un ordre social jugé injuste en espérant ainsi contribuer à le réformer, ne pas exiger de nos représentants qu’ils respectent les termes de leur mandat ?

On peut s’interroger sur les moyens disponibles pour faire valoir concrètement ce droit de résistance à l’oppression, notamment parce que – à l’exception de la prohibition de l’esclavage, des actes de torture et des traitements inhumains ou dégradants, selon la convention européenne des droits de l’homme – aucune liberté fondamentale ne présente de caractère absolu. On ne saurait dès lors se prévaloir de la seule atteinte par les pouvoirs publics à tel ou tel de ses droits pour entrer légitimement en résistance. En revanche, les autorités ne peuvent limiter l’exercice de nos libertés que de façon exceptionnelle et en respectant certaines conditions : l’article 8 de la même convention stipule que la restriction doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime dans une société démocratique et être strictement proportionnée à la réalisation de cet objectif. Ce qui signifie a contrario que, même lorsque la loi la prévoit, une mesure restrictive de liberté qui n’est pas nécessaire à l’accomplissement du but fixé par le législateur, ou disproportionnée, perd toute légitimité et ainsi toute force obligatoire : chacun a le droit mais aussi le devoir de refuser son application.

« L’état de nécessité » contre l’oppression

De longue date, la Cour de cassation considère qu’une mesure d’enquête attentatoire à la vie privée – telle qu’une interception de télécommunication ou une surveillance informatique –, fût-elle régulière en la forme, doit être annulée si elle n’était pas nécessaire (par exemple, quand les enquêteurs pouvaient accéder à l’information par des voies moins intrusives) ou disproportionnée (notamment si elle a duré trop longtemps) [7]. Plus récemment, inspirée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), elle a étendu son contrôle de proportionnalité au principe même de la pénalisation de tel ou tel acte. En prenant en compte la disproportion de l’atteinte portée à leur libre expression, la chambre criminelle de la Cour de cassation a annulé les décisions de condamnation des militants qui avaient décroché des portraits du président de la République pour protester contre l’inaction du gouvernement face au changement climatique (29 mars 2023) et de ceux appelant au boycott des entreprises qui participent à la colonisation des territoires palestiniens occupés par les autorités israéliennes (17 octobre 2023).

La notion d’« état de nécessité » constitue une autre forme effective de reconnaissance, par notre ordre juridique, du droit de résistance à l’oppression. Le code pénal, à son article 122-7, prévoit en effet que, quelle que soit l’infraction qu’on lui reproche d’avoir commise, ne peut être déclarée « pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Si la Cour de cassation n’admet aujourd’hui un tel fait justificatif que de façon particulièrement restrictive, la défense l’invoque de plus en plus fréquemment devant les juridictions, ce qui encourage l’évolution de la jurisprudence.

Plusieurs tribunaux correctionnels ont ainsi pu relaxer des militants écologistes poursuivis pour dégradation ou violation de domicile après leur occupation d’installations industrielles en considérant qu’ils agissaient pour dénoncer la menace existentielle pesant sur l’Humanité en raison du changement climatique [8]. Une telle grille d’analyse peut s’étendre à la quasi-totalité des principaux conflits sociaux auxquels les autorités voudraient aujourd’hui apporter une réponse essentiellement répressive. À partir du moment où il n’est plus possible de contester autrement que par l’occupation irrégulière de terrains agricoles l’accaparement de la ressource aquifère par quelques-uns, de contester la politique étrangère de la France dans le conflit israélo-palestinien autrement que par l’occupation d’une université ou par la participation à une manifestation interdite au dernier moment, en quoi la répression des personnes participant à ces actions peut-elle être regardée, fût-ce un instant, comme légitime dans une société démocratique ?


Notes
[1] Cf. par exemple Camille Richir, « Législatives 2024 : dans le viseur du RN, les associations de protection de l’environnement s’inquiètent », La Croix, Paris, 5 juillet 2024.
[2] Lire Raphaël Kempf, « Des violences policières aux violences judiciaires », Le Monde diplomatique, février 2019. Lire aussi Nuri Albala et Évelyne Sire-Marin, « Jusqu’où obéir à la loi ? », Le Monde diplomatique, avril 2006.
[3] Collectif du Loriot (sous la dir. De), « Avoir 20 ans à Sainte-Soline », La Dispute, Paris, 2024.
[4] Henry D. Thoreau, « La Désobéissance civile ». Le Mot et le Reste, Marseille, 2018.
[5] Sophie Turenne, « Le juge face à la désobéissance civile en droits américain et francais comparés », dans David Hiez et Bruno Villalba (sous la dir. De), « La Désobéissance civile. Approches politique et Juridique », Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2008.
[6] Jean-Yves Camus, « L’extrême droite française et l’insoumission », dans David Hiez et Bruno Villalba, op. cit.
[7] Victoria Fourment, « Le Contrôle de proportionnalité à la Cour de cassation », Dalloz, Paris, 2024.
[8] Laurent Radisson, « Action climatique : des militants relaxés en raison de l’état de nécessité », 25 avril 2024.

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