L’écritoire philosophique / Y a-t-il une piété du philosophe ?

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Dans l’esprit d’une certaine culture populaire, il existe une équivalence entre philosophie et athéisme. La méconnaissance conduit les gens à affirmer des choses au mépris du contenu manifeste des textes. Statistiquement, et si l’on considère la tradition philosophique depuis le début, le nombre des auteurs qui ont nié l’existence de Dieu est de loin inférieur à celui des auteurs qui ont développé ou repris des démonstrations de l’existence de Dieu. Mais on ne s’étonnera pas outre mesure de cette erreur de jugement puisque la philosophie fait irruption dans la cité sous le signe d’une accusation d’impiété, et d’une accusation qui conduira à la mort. Socrate était-il impie et entraînait-il les jeunes athéniens à se détourner des dieux de la cité ? A cette question, les juges, relayant l’opinion des braves gens, ont répondu par l’affirmative. Il est vrai que le philosophe ne saurait être pieux de la même façon que le commun des citoyens. Il n’a pas la « foi du charbonnier ». Et cette différence lui vaut, dans le meilleur des cas, la perplexité… Un début de méfiance.

Il est vrai aussi que la croyance en Dieu est affaire de religion et que la religion a vocation à relier et à rassembler. Donc à créer du semblable dans les conduites. Rôle qui incombe en particulier au rite. Dans le rite, l’individu immole son individualité : il existe à travers le groupe et en lui. La soumission au rite est un acte à la fois de renoncement à soi et d’allégeance au groupe. Et la relation à Dieu s’inscrit elle-même dans ce mouvement collectif de soumission. La différence affichée par le philosophe peut être perçue, avec une certaine dose de malveillance sans doute, comme une volonté de se démarquer, de dédaigner le groupe, de le « snober ».

Les plus zélés parmi les membres du groupe, ne voulant pas concevoir qu’on puisse avoir une relation avec la divinité en dehors des gestes consacrés du rite, et ne s’embarrassant pas non plus de subtilités logiques, en concluront sans plus de façons que le philosophe mène une existence dont Dieu est absent.

Bref, la croyance en l’athéisme des philosophes est une vieille croyance et elle est ancrée dans la nature profonde de toute « culture populaire », dans la mesure précisément où, par cette expression, on entend une culture qui cultive sa particularité tout en passant délibérément sur les nuances.

Mais, au-delà de ce procès injuste fait aux philosophes, n’y a-t-il pas quand même un fond de vérité au sujet de cet athéisme ? Y compris en ce qui concerne les penseurs qui ont clairement déclaré leur foi ? C’est le français Blaise Pascal qui dénonçait au XVIIe siècle le Dieu des philosophes et des savants, qu’il distinguait du Dieu vivant, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. La théologie des philosophes, en un sens, n’affirme l’existence de Dieu que pour asseoir une représentation du réel, pour lui servir de fondement. Dieu est ici la « cause de soi », la base qui soutient le réel sans être elle-même soutenue.

S’il est par conséquent légitime de parler d’athéisme à propos des philosophes, il convient de préciser que cet athéisme est subtil. Plus près de nous, un autre français, Jean-Luc Marion, parle, au sujet de ce même Dieu des philosophes, d’idole ! Précisons rapidement que, dans la tradition chrétienne, l’idole ne s’oppose pas au Dieu lui-même mais à l’icône.

Nous sommes dans le contexte d’une tradition qui a fait toute sa place au principe de médiation dans la relation de l’homme à Dieu. (A l’inverse, l’islam s’est affirmé dès le départ dans le rejet de cette médiation)… L’icône, donc, du point de vue de cette tradition chrétienne, ne fait pas écran : elle ne s’accapare pas pour elle-même l’adoration destinée à la divinité. Elle est lieu de manifestation du divin. Parce que, loin de combler la distance qui attise le désir, elle la creuse… Ce qu’explique Jean-Luc Marion, c’est qu’il se produit dans la tradition métaphysique, dominée par la question de l’être et de son fondement, un glissement à l’intérieur duquel la relation à Dieu passe de la position iconique à la position idolâtrique. Ce qui, en d’autres termes, pourrait être exprimé en disant que la raison passe d’une attitude d’accueil fervent du don – du don qu’est Dieu – à une attitude d’ignorance ou d’occultation du don à travers la réduction de Dieu à un concept.

On voit ainsi que l’athéisme des philosophes en terre de culture chrétienne est un athéisme qui se développe dans une sorte d’angle mort de leur pensée. Vu du versant de notre propre culture arabo-musulmane, il serait intéressant de s’interroger sur la façon dont ce même glissement peut s’opérer ici. Non pas tellement pour que le philosophe prévienne contre lui l’accusation d’athéisme :

il lui revient de porter sa différence. De cultiver librement sa piété. Mais pour qu’il investisse un terrain qui relève de ses compétences et de ses prérogatives : rappeler ce que c’est que l’élément du divin et rappeler ce que c’est, pour le philosophe autant que pour le commun des fidèles, que de tomber dans une relation idolâtrique avec Dieu.

A défaut, la relation à Dieu se trouve livrée à toutes sortes de surenchères religieuses et pseudo-savantes, dont la raison elle-même ne sort pas indemne : soit parce qu’elle subit le désordre de ces surenchères, soit parce qu’elle prend le parti de s’enfermer dans un athéisme de principe qui rétrécit son horizon.

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