Une économie politique de la science et de la technologie
Compte tenu du nombre de recherches menées sur la mondialisation et sur les questions liées au développement mondial et au nouveau système-monde, un nouvel effort d’enquêtes dans le Sud, lié à la formation de responsables politiques, gestionnaires, et de concepteurs de politiques publiques, universitaires et chercheurs, est non seulement nécessaire mais urgent. Il s’agit de créer une réelle connexion entre l’enseignement et la recherche, pour générer un espace de réflexion collective et de production de la connaissance.
Les pays en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine doivent renforcer la capacité de leurs propres systèmes de recherche et leurs institutions universitaires afin d’ établir les bases conceptuelles permettant une compréhension plus profonde du processus actuel de mondialisation ; analyser leur situation, diagnostiquer leurs problèmes ; déterminer leurs objectifs nationaux, régionaux et locaux ; dessiner des politiques de développement durable pour dépasser les limites structurelles importantes du processus de mondialisation ; contrôler la formation de mégalopoles désarticulées et irrationnelles sur leurs territoires et, enfin, les amener à un degré de civilisation compatible avec les opportunités de la révolution scientifique et technologique en cours et pouvoir établir des modèles de richesse et de pouvoir « démocratisants ».
En ce sens, il faut développer une méthodologie d’analyse non seulement des structures basiques du système mondial, mais des occasions générées par les principales tendances de la mondialisation dans le monde contemporain. Cette articulation servira d’outil à la recherche, les résultats s’intégrant dans les contenus éducatifs des programmes de troisième cycle.
Les étudiants de troisième cycle auront l’occasion de développer leurs propres travaux de fin de cursus à partir de leur participation aux travaux de recherche qui parviennent à comprendre les forces qui mènent, en ce moment, à l’expansion économique dépendante des marchés mondiaux, intégrés de façon inégale et combinée, articulant des classes et des groupes sociaux significatifs faisant , en général, partie de grandes villes, d’agglomérations démographiques qui brisent de plus en plus les frontières géographiques rationnelles.
Dans ces nouvelles unités de peuplement, les relations entre les quartiers des différentes villes montrent une préférence pour un logement dans des villes différentes des lieux de travail, bien qu’on manque de moyens de transport adéquats pour se déplacer jusqu’aux lieux de travail. La forte émigration de la campagne vers les villes comprend de nouvelles communautés, y compris de nouveaux peuples qui débordent les frontières nationales, différents groupes linguistiques, ethniques, sociaux, économiques.
Les dernières décennies, dominées par une offensive idéologique « néolibérale », ont seulement fait émerger plus violemment cette nouvelle réalité qui a reçu le nom de mégalopoles, c’est-à-dire, unités anarchiques de grands centres urbains.
Dans les zones sous-développées du monde, ces phénomènes prennent des formes de plus en plus désarticulées et génèrent de nouveaux phénomènes sociaux sans précédents et de fortes anomies sociales que les sciences sociales, très influencées par le fonctionnalisme structurel, ne peuvent expliquer. Des phénomènes microéconomiques super-étudiés souffrent de changements fondamentaux dans ces nouvelles réalités, résultat des forces socio-économiques globales qui affectent toute l’humanité, bien qu’elles produisent des réalités concrètes très différenciées.
Ces effets locaux dépendent de la position relative que les divers groupes sociaux ont dans cette nouvelle réalité globale en pleine expansion. L’énorme socialisation du processus productif à l’échelle mondiale conduit à la division du travail à l’échelle mondiale, dans laquelle les travaux de planification, de recherche et développement, de design, le marché et l’incorporation d’innovations significatives restent aux centres du système mondial, tandis que les activités productives sont transférées aux zones périphériques avec un usage plus intensif de la main-d’œuvre.
Aujourd’hui, ce phénomène a atteint des proportions gigantesques à l’impact de plus en plus décisif dans le monde contemporain. Les centres de décision politique et administrative continuent de s’appuyer sur la distribution du pouvoir de l’époque post- Deuxième Guerre mondiale, tandis que la réalité fait des sauts spectaculaires, et les zones semi-périphériques et périphériques commencent à s’apercevoir de l’inconsistance produite par la contradiction entre la croyance des centres de pouvoir mondial -placés aux États-Unis et en Europe Centrale et du Nord -quant à la capacité et la qualité de leurs institutions pour maintenir la structure actuelle du pouvoir mondial, et de la complexité croissante de ce système mondial en plein changement.
La troisième révolution industrielle
Le processus de globalisation de l’économie mondiale et de la politique, basé sur la révolution techno-scientifique qui a débuté dans la années 40, a soumis de façon graduelle le processus de production du développement scientifique, en introduisant la recherche et le développement au centre même du processus économique. Aujourd’hui, la robotique et la télématique produisent un développement de l’information, qui modifie radicalement la relation entre la science, la technologie et le processus productif, transformant de façon significative les échelles de production par les effets de l’automatisation. Bien que la production soit subordonnée au progrès scientifique – particulièrement l’intelligence artificielle et la communication – cela permet en même temps un différentiel de productivité important en faveur des zones autrefois périphériques.
Ces innovations technologiques produisent des changements structurels amplifiant le rôle des services, ainsi que les activités liées à la recherche, la planification et la conception de produits, créant aussi de nouveaux secteurs – industries et activités économiques – changeant les relations entre eux. Le résultat est une troisième révolution industrielle qui intègre la planète dans une nouvelle division internationale du travail s’articulant avec le processus instantané de communication et d’interdépendance et réduisant la distance entre les différentes régions du globe. Dans ce contexte, l’équilibre écologique mondial se rompt, menaçant la survie de l’humanité à cause de la dégradation de l’environnement et du risque d’un holocauste nucléaire. [1]
Dans ce contexte de changements rapides, les régions qui ne participent pas au développement des nouvelles formes de production industrielle et postindustrielle demeurent de plus en plus éloignées des centres de pouvoir mondial. Par conséquent, ce processus de mondialisation accroit le fossé technologique entre les pays développés et « en développement ». Mais d’un autre côté, il génère des occasions de concentration de la richesse produite aux mains d’Etats nationaux forts, avec d’impressionnantes masses humaines et des processus éducatifs capables d’augmenter rapidement la capacité intellectuelle, politique et économique de ces zones auparavant subordonnées aux desseins des centres de pouvoir mondial.
Les régions les moins avancées ont été technologiquement pénalisées par un double mouvement pervers. Comme nous avons vu, l’introduction désordonnée de nouvelles technologies et de systèmes productifs a éliminé des secteurs de subsistance non-monétisés qui soutenaient d’importantes populations paysannes, comme la production communautaire, l’artisanat, le troc, etc. Ces changements provoquent un exode massif de la population rurale vers des zones urbaines, et créent une interaction complexe et grave entre la haute technologie, la concentration de la richesse et des conditions de vie misérables. Cette nouvelle réalité devient une source de tensions sociales et environnementales dont les limites ne peuvent encore être établies.
D’un autre côté, il existe une absence marquée de développement mondial qui génère une industrialisation équilibrée, un système éducatif de vaste portée et un secteur de services bien coordonné pour favoriser l’avancée vers de nouvelles technologies et un nouveau système de production.
Les résultats ont été, comme nous avons vu, l’explosion de l’urbanisation sans qu’elle ne s’accompagne d’une structure socio-économique raisonnable, la détérioration de l’environnement et l’augmentation de la pauvreté, de la misère, de la marginalisation et de l’exclusion sociale, des phénomènes qui caractérisent les dites mégalopoles. Toutes ces tendances sont reconnues par l’Organisation internationale du Travail (OIT), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et d’autres organisations internationales dédiées à l’étude du développement. Chaque jour apporte une nouvelle littérature sur ces phénomènes.
L’économie mondiale dérégulée et orientée vers le marché conduit à une concentration impressionnante de richesse et, en même temps, à l’augmentation de la pauvreté et de la misère qui engendrent de graves problèmes de désintégration et d’exclusion sociale en marge du chômage et du sous-emploi. Cette situation pose une question importante pour l’humanité : justice sociale et développement économique sont-ils incompatibles ? L’humanité sera-t-elle capable de dominer les relations économiques capitalistes apparemment incontrôlables ?
Les défis
L’émergence des BRICS comme une nouvelle articulation des centres continentaux de pouvoir qui couvrent tous les continents avec des mécanismes d’intégration, de coopération et de solidarité diversifiés, génère une masse de pouvoir mondial en pleine expansion, après s’être appuyé sur des capitalismes d’État qui se montrent capables de s’imposer aux centres de pouvoir privés organisés en monopoles et oligopoles de plus en plus inefficaces, ambitieux et spéculatifs et qui - par conséquent – s’installent de plus en plus à l’ombre des États nationaux, obligés à faire face aux besoins et aux attentes des différents peuples.
L’affaiblissement des centres hégémoniques mondiaux et leur incapacité à revoir leurs théories et leurs valeurs, exige chaque fois plus que nous générions nos propres efforts théoriques et empiriques avec des objectifs propres de développement conformément à nos capacités et possibilités. C’est dans ce plan que nous devons formuler une économie politique capable de redéfinir le rôle de la science et de la technologie en accord avec nos propres réalités.
Nos propres problèmes qui requièrent des solutions adéquates. Nos propres traditions d’organisation communautaire, nos instruments matériels et intellectuels pour construire un projet culturel et intellectuel au service de nos peuples, à commencer par une capacité d’organisation accumulée à travers des siècles de gestion de millions d’êtres humains. La science économique développée par les centres de pouvoir mondial, et ses imitateurs dépendants et subordonnés, a très peu à nous apprendre, puisqu’ils vivent de la création de modèles normalisés – de plus en plus loin de la réalité – où les différences locales et leurs racines culturelles n’ont aucun rôle.
Pour cela même, les spécialistes des sciences sociales du Sud doivent s’unir à leurs propres forces sociales et mouvements politiques pour fournir une réponse efficace aux changements mondiaux. Ils doivent mutualiser les efforts locaux, régionaux et mondiaux dans la lutte pour de nouveaux styles de développement durable et de justice socio-économique qui intègrent les ethnies historiquement opprimées et exclues du plein exercice de leur citoyenneté.
Les travailleurs, les femmes, les jeunes qui émergent dans le cadre politique mondial comme sujets politiques actifs, avec leurs propres points de vue, doivent avoir comme objectif incontournable leur intégration dans le système de pouvoir mondial.
Il revient aux sciences sociales d’aider à former une nouvelle génération de chercheurs, mais aussi de gestionnaires à la hauteur de ces travaux. Il ne s’agit pas de s’élever seulement au niveau de grands centres de pouvoir mondial ; mais bien plus de former nos propres centres de recherche et de pensée capables de formuler leurs propres plans de connaissance orientés vers les besoins de leurs peuples. Un nouveau projet géopolitique se dessine ainsi, qui affronte les prétentions de domination exclusive et impériale du grand capital installé dans ses puissants bien que décadents Etats nationaux.
[1] Le caractère mondial de la menace nucléaire et écologique exige un changement radical dans les instruments de gestion internationale, l’ouverture d’une large discussion internationale et la création d’institutions ayant la responsabilité d’ouvrir le chemin vers un nouvel ordre international et de nouveaux mécanismes de gouvernance.
*Theotonio Dos Santos est scientifique social brésilien, professeur Universidade Federal Fluminense (UFF), coordinateur de la Chaire Réseau de l’UNESCO et de l’Université des Nations Unies sur l’Économie Globale et le Développement durable. www.reggen.org.br. Il est considéré l’un des créateurs de la « Théorie de la dépendance »