Polémos n’a pas disparu, mais a beaucoup changé en un siècle.
L’été 1914, c’est le début de la guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres. Elles ont continué de plus belle. Séparées par un siècle, deux images symbolisent le contraste avec notre époque : été 1914, le « poilu » usant ses semelles sur les plaines du nord-est de la France ; été 2014, presque jour pour jour, le barbu cagoulé caracolant en pick-up dans le désert de l’Irak. Les deux sont des guerriers, mais ô combien différents. Qu’est-ce qui a changé ? Le centenaire de la Grande Guerre incite à jeter un regard sur le présent à la lumière du passé.
La guerre de 1914-1918 est un carnage effroyable. La révolution industrielle et la production de masse s’imposent pleinement sur les champs de bataille : chemins de fer, mitrailleuses, canons à tir rapide, obus énormes, tirs de barrage, etc. La cadence de la production sur les chaînes de montage détermine le vainqueur. Sous le drapeau allemand, la société métallurgique Krupp ; sous le tricolore, Schneider ; sous l’Union Jack, Armstrong. La qualité de leurs produits se vérifie au nombre de cadavres. C’est par centaines de milliers que l’on compte les tués, blessés et invalides des batailles de Verdun et de la Somme.
Rêveries stratégiques
Comment éviter de telles hécatombes (nul n’avait la candeur de croire qu’il n’y aurait plus de guerres) ? Meurtrie, la France privilégie la défense et érige la ligne Maginot. L’Allemagne mise sur le char d’assaut et l’avion pour optimiser l’offensive et conclure plus vite. L’utilisation militaire de l’avion fait penser au stratège italien Giulio Douhet que la guerre aérienne remplacerait la guerre terrestre, permettant des victoires rapides et moins coûteuses que les abattoirs pour infanterie. Le stratège Clausewitz serait périmé. En réalité, la guerre aérienne-industrielle s’ajoute à la guerre terrestre-industrielle. De la Seconde Guerre mondiale à la guerre américaine du Vietnam, les bombardiers tapissent d’explosifs tout ce qu’ils survolent.
La chimère de Douhet revient périodiquement. Durant les années 1990, les chantres de la « Révolution dans les affaires militaires » vantent la guerre aérienne intelligente, propre et sans morts. Électronique, furtive, presque ludique, elle est censée procurer des succès instantanés, décisifs et éblouissants. Rien ne pourrait stopper la chorégraphie technologique.
Or, les fiascos des occupations américaines de l’Afghanistan et de l’Irak, et les échecs d’Israël au Liban, y mettent bon ordre, ramenant sur terre les rêveurs de haut vol. Il est vrai qu’une bêtise ne se dissipe pas d’un coup : en témoigne la nouvelle tentative israélienne de mater les Palestiniens avec des chasseurs-bombardiers.
Changer de modèle
Il faut donc improviser, car naturellement, la guerre continue. Les guerres classiques ou conventionnelles sont menées par des armées régulières représentant officiellement des pays qui se déclarent la guerre. Ce modèle n’est plus en vogue, victime de ses insuccès et de la répulsion qu’il provoque. Il est remplacé par une nébuleuse, phénomène malaisé à décrire, tellement il est fait de bric et de broc. Impossible d’utiliser des troupes régulières, ne serait-ce qu’à cause des répercussions politiques des rapatriements de cercueils ?
Alors la guerre est sous-traitée à des sociétés militaires privées, retour aux condottieres de l’ère précontemporaine. Les soldats réguliers portant uniforme et évoluant collectivement sur un périmètre de combat font place à des forces spéciales clandestines se livrant partout et en petits groupes à des faits de guerre. Puis les masses d’exclus des crises économiques et les cohortes de désorientés par les mutations sociales constituent un bassin pour recruter des milices de tout acabit, des djihadistes exaltés aux xénophobes néonazis. Quelle bonne idée de charger ces supplétifs de se battre par procuration, en lieu et place des armées régulières !
Guerroyer aujourd’hui
Du coup, la guerre a un nouveau gabarit. L’externe et l’interne s’enchevêtrent. Autrefois, les États se déclaraient la guerre et leurs armées s’affrontaient officiellement et ouvertement. Aujourd’hui, la guerre est permanente et des combattants de l’ombre baroudent secrètement à l’échelle de la planète. Jusqu’à récemment, on avait des conflits armés mettant aux prises des États, avec pour objectif d’imposer sa volonté au pays vaincu. Aujourd’hui, l’infiltration remplaçant l’invasion, on a des entreprises de déstabilisation visant à miner des États et à renverser des régimes. La confusion des genres permet même de faire porter à la guerre le masque de la révolution et d’affubler les irréguliers armés du titre ronflant de révolutionnaires. La cinquième colonne est en fait le gros de l’armée.
Les occupations du Liban, de l’Afghanistan et de l’Irak ayant démontré l’impossibilité de dominer des pays comme jadis, l’objectif des guerres devient moins le contrôle que l’affaiblissement par le désordre. Plusieurs guerres actuelles sont des opérations de promotion du chaos, basées sur l’espoir qu’il restera circonscrit et n’atteindra pas les commanditaires du chaos.
Propagande et manipulation ont toujours accompagné la guerre. Aujourd’hui, désinformation, intox et PSYOP [pour « psychological operations »] sont de véritables armes de distraction massive. À la fabrication d’images s’ajoute désormais la fabrication des événements eux-mêmes.
Politique par essence, la guerre l’est aujourd’hui plus que jamais. Cependant, la distinction entre dimension militaire et dimension politique, entre externe et interne, permettait une lisibilité qui s’estompe aujourd’hui au profit d’une grande opacité. Qui fait quoi, aux ordres de qui, commandité par quelle entité de façade, financé par quelle tierce partie, armé par quel auxiliaire ? La guerre classique éclatait, la guerre contemporaine s’insinue.
* Samir Saul - Professeur d’histoire, Université de Montréal - Centre d’Etudes et Recherches de l’Université de Montréal (CERIUM)