Le sort d’un pays dépend du sens de sa justice

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Je rentre écrasée d’une visite à l’hosto de la Rabta à si Rchid Tamarzizet, un ancien détenu politique mais surtout un restant d’homme détruit par des années de galère, de torture et d’injustice faites sur son corps par Ben Ali et ses sbires.

Un homme de la cinquantaine, vieilli comme par un million d’années, peau fripée, corps bouffé par le feu, complètement ankylosé, mains rétractiles en griffe et jambes longtemps ramenés sur son corps en chien de fusil. Une voix essoufflée, incompréhensible presqu’inaudible du fait de n’avoir plus parlé depuis plus de dix sept ans !

Si Rchid est originaire de Djerba la douce qui a basculé dans l’horreur et le gâchis depuis que Ben Ali un sanguinaire sans merci s’est emparé du pays empourprant ses plages et ses palmiers du sang de ses enfants kidnappés en plein jour au vu et au su de tous. Un silence complice et impuissant est tombé sur les vies et personne n’a plus appelé au scandale et à la dérive, au crime et à l’injustice. Personne n’a osé parce qu’il n’y avait plus rien à oser.

La peur a définitivement bâillonné les hommes et liquéfié les ardeurs.

A la suite des arrestations massives dans la population pour un soupçon d’appartenance au parti islamiste, Si Rchid fut emprisonné pendant plus de deux ans où il fut torturé jusqu’à la folie.

Il en est sorti dans un état grave d’agitation et de dépression, devant signer trois fois par jour dans différents districts de police, trois fois par jour jusqu’à épuisement avec à chaque fois le même raid de coups et d’humiliations.

Jamais personne ne saura pourquoi cet homme si pieux et si pudique se mettra à exhiber son sexe nu devant des flics, au commissariat à chaque fois où il part pointer pour signer !

A chaque fois, il reviendra bien entendu battu et bien rossé par nos fameux policiers si bien rôdés.

Sa famille interviendra pour arrêter son calvaire en appelant le procureur de la république de Djerba qui l’arracha à ses bourreaux pour l’interner d’office dans un asile psychiatrique.

Au bout de quelques mois, il est mis sous neuroleptiques et de forts tranquillisants. Puissamment assommé, il va errer en non stop comme une loque humaine dans les méandres de sa belle île sans s’arrêter.

Sa mère le retrouvera un matin qu’il avait disparu pendant des jours croupissant au fond d’un champ, baignant dans son sang, recroquevillé, ses jambes ramenées sur lui en chien de fusil.

Une position qu’il n’a plus quittée.

On lui découvrit une double fracture: l’une du bassin et l’autre au fémur.

Il ne souffla pas un mot sur ses agresseurs mais seuls ses yeux ahuris, apeurés, terriblement tristes fuyaient dans leurs trous pour ne pas raconter la géhennée ouverte sur lui par un certain après –midi rappelant certains autres dans les prisons de Ben Ali où il avait séjourné.

Depuis, il squatta les seules toilettes de sa maison, un cagibi de deux mètres sur un mètre pour ne plus en sortir pendant dix sept ans jusqu’à la chute de Ben Ali un incroyable quatorze janvier 2011.Un cagibi noir, sans fenêtre ni lumière, qui lui rappelait certainement dans sa mémoire fêlée le siloun (l’isoloir) du neuf avril où le prisonnier forçait à y être conduit, pour arrêter son enfer, panser ses plaies et respirer.

Une échappatoire exécrable certes mais « dans la merde, nous pouvons toujours choisir » comme dit un vieux dicton dans mon arabe dialectal.

L’homme au placard ne tarde pas à rejoindre inexorablement « Les hommes sauvages » de Lucien Malson.

Hébété, amoindri ayant perdu l’usage de la parole et de ses membres par un feu qu’il avait allumé probablement pour se réchauffer dans son « deux mètres carré » ou encore pour faire fuir des rôdeurs comme dans l’homme de la préhistoire.

Dans ce cas, le rôdeur n’était autre qu’un sordide fantôme sanguinaire qui a régné sur tout un pays aidé par ses sbires sauvages pendant plus de vingt trois ans. L’incendie lui coûta ses mains et des chéloïdes tatouant à jamais ses millions baptêmes de feu.

Le quatorze janvier 2011, Ben Ali a chuté, bon gré mal gré, une chape de plomb s’est soulevée des cœurs du peuple qui a pu hurler son fameux « Dégage ».

Ce même jour, si RCHID a délibérément accepté de quitter sa caverne sans encore pouvoir parler.

Des amis, des membres de sa famille notamment sa sœur et son mari se sont activés pour lancer des appels et le faire soigner dans une institution hospitalière.

Deux ans encore dans les oubliettes parce que la priorité est partagée dans ce pays en plein remaniement et en total break down.

En le quittant ce vendredi dans l'après-midi, j'ai baissé mes yeux pour qu'ils ne rencontrent pas les siens qui s'accrochaient aux miens, la dame forte de mon savoir et ma santé pendant que lui dépérissait pendant des années dans son mouroir.

La générosité, le don de soi et la bravoure sont dans ce sourire qui fend sa bouche trouée et son visage creux en hochant sa petite main griffée en signe d'adieu m'accompagnant au plus loin de ses yeux rayonnant vers la sortie.

Je ne veux pas me détourner de tels drames qui se jouent encore dans mon propre pays.

Je ne peux plus me permettre de passer outre et d’avancer.

Je ne suis ni le messie ni la sainte Marie.

J’estime que mon pays a besoin de chacun de nous pour déblayer et se reconstruire.

J’estime aussi que le déblaiement commence d’abord par raconter ces vies défoncées, dénoncer l’innommable, restituer les faits et dénoncer pour que plus jamais personne n’ose permettre de tels abus dans les jours à venir.

Je me tape grave de la casquette que porte ou a porté les héros de mes écrits ni de leur appartenance aux partis.

Je me suis promise d’écrire la plume libre sur chaque dépassement des droits de l’homme quelque soit son identité , sa religion ou sa minorité.

Je me soucie peu de ce que diraient les politiciens, les mauvaises langues pour me discréditer parce que je pense fort que LA Tunisie d’aujourd’hui se doit de vivre et de ne pas agoniser au pied de l’autre Tunisie qui a permis autant d’injustice, de corruption et de déni.

Je pense fort aussi que les gens au pouvoir ignorent la rapidité de jugement des gens qu’ils croient dominer à jamais et que les révolutions tendent incontestablement à rétablir l’équilibre.

Je crois fermement que chacun a le droit de figurer sur l’échiquier et de s’y déplacer librement et sans répression dans le respect des lois et dans une volonté de justice et d’équité.

Je crois au plus fort de moi-même que le sort d’un peuple dépend fortement du sens de sa justice.

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