Les révolutions et les révolutionnaires ont toujours marché à contre courant. Ils se sont frayé le chemin, en particulier, contre les idées hégémoniques, aux cotés de ceux qui luttaient pour construire un nouveau monde. Si les forces révolutionnaires s’étaient limitées à suivre le bon sens dominant à chaque époque, elles n’auraient pas été révolutionnaires. L’un des défis les plus transcendants qu’elles ont du affronter fut de ne pas se soumettre à la logique des relations entre États. Ce qui ne veut pas dire que cela leur a été indifférent.
Devant nos yeux arrivent des alignements qui ne sont pas nouveaux, parce qu’ils se répètent avec assiduité dans l’histoire, mais qui s’avèrent pour le moins choquants, en particulier du point de vue éthique. Je me réfère à l’alignement acritique avec ces états et gouvernements en confrontation avec l’empire US et ses alliés, mais sans questionner leur caractère oppresseur dans les relations internes ni la logique de grande puissance qu’ils utilisent face aux pays plus petits.
La Commune de Paris et la révolution russe ont eu en commun d’avoir profité d’une conjonction de l’affaiblissement extrême des états-nations pour faire tomber les classes dominantes. Lénine et les bolcheviques ont été très clairs pour rejeter l’alignement avec les gouvernements respectifs lors de la Première Guerre mondiale. Ils n’ont pas hésité à soutenir une position de principes, malgré l’isolement terrible que cela impliquait.
Lors de la Conférence de Zimmerwald, en septembre 1915 en Suisse, déjà minoritaire dans le champ socialiste européen, Lénine et ses camarades furent à peine 8 parmi les 38 délégués (tous les internationalistes tenaient dans deux voitures, a t-on dit avec ironie). Ils proposaient de transformer la guerre entre les nations, en une guerre de classes, et se nommaient « défaitistes » parce qu’ils voulaient la défaite de « leur » bourgeoisie. Non seulement, ils étaient peu nombreux, en plus leur position était presque extravagante pour les majorités qui continuaient à appuyer leurs gouvernements dans la guerre.
Cette infime minorité est devenue peu d’années après la première révolution prolétaire triomphante, a construit un puissant État et a été le germe de la Troisième Internationale. Mais à ce moment là, personne ne les suivait. « Seront nécessaires trois années de massacres dans les tranchées, de souffrances dans l’arrière-garde et de colère populaire irrépressible », écrit Pierre Broué dans « Le Parti Bolchevique » (Livre complet en ligne), pour que ceux d’en bas fassent irruption, jetant à terre la monarchie et ouvrent les vannes de la révolution.
La révolution chinoise (1949) a été possible parce que Mao et ses adeptes ont fait la sourde oreille aux conseils de l’Union soviétique et ont pris une direction opposée dès que Staline a appuyé le Kouo-Min-Tang de Tchang Kaï-chek qu’il a même invité à faire partie de la « c ». Avoir pris leur propre chemin leur a permis de répondre à l’agression japonaise et de libérer le pays. Fidel a aussi pris son propre chemin à Cuba. Les états, bien qu’ils soient administrés par des révolutionnaires, ont toujours des intérêts conservateurs, en particulier dans l’arène géopolitique. Ils calculent quels impacts peuvent avoir les luttes des peuples dans les équilibres mondiaux.
Aujourd’hui, on peut percevoir une grande confusion entre la question interétatique et la lutte émancipatrice des peuples. Les États-Unis d’Amérique et le grand capital multinational affrontent, partiellement ou totalement, les pays émergents, dont certains sont regroupés dans les BRICS. Ce conflit interétatique est positif parce qu’il déstabilise la domination et peut ouvrir des espaces à la lutte des mouvements populaires du monde. Mais aucun des pays émergents, pas même celui s’oppose le plus radicalement à Washington, ne cesse d’être un État et un gouvernement confrontés à son propre peuple.
Cette affirmation élémentaire n’est pas partagée par la majeure partie des analystes actuels, en particulier ceux qui se focalisent sur la géopolitique, comme si c’était la clé de voûte des changements souhaitable dans le monde actuel. En général, une profonde méfiance prédomine quant à la capacité des peuples de s’organiser et de se lever contre l’oppression. Géopolitique et émancipation circulent par des chemins distincts.
La Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping, ainsi que d’autres gouvernements, ont des intérêts géopolitiques qui les amènent à affronter les États-Unis et certaines de ses multinationales. Mais, fondamentalement, ils font partie du réseau mondial des puissances capitalistes. Les considérer révolutionnaires revient à blanchir les oppressions et les répressions qu’ils mènent. Depuis quelques temps le gouvernement de la Turquie s’oppose à Washington et maintenant a scellé une alliance avec la Russie pour les gazoducs. Mais il continue à être l’État génocide du peuple kurde et des travailleurs turcs.
Il n’y a pas de ligne politique permettant de séparer les relations entre États, et dans un certain sens, l’anti-impérialisme de la lutte pour l’émancipation et le monde nouveau. En réalité, il s’agit d’éthique, de comment nous nous positionnons devant la résistance des gens communs face aux puissants. Tout autre calcul serait désastreux. Dans l’histoire des processus révolutionnaires, le premier faux pas fut l’appui sans faille aux états qui ont administré les révolutions triomphantes, comme la Russie et la Chine. Même au prix de bloquer les révolutions, comme cela s’est passé en Grèce à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
La même logique s’applique devant les gouvernements progressistes, au point qu’aujourd’hui même en Amérique du Sud, ceux qui sortent dans la rue pour leurs droits face au progressisme sont accusés de faire le jeu de la droite. Des actes identiques sont jugés de différente manière selon les gouvernements qui les exécutent.
La victoire ne garantit pas l’éthique. Mais une politique sans éthique conduit à l’échec, parce qu’elle perd sa légitimité, qui est l’unique patrimoine de ceux qui veulent créer un monde nouveau. L’éthique est une orientation générale, une sorte de boussole à partir de laquelle on ne peut tirer une ligne concrète. Mais l’éthique est beaucoup plus qu’une ligne. Elle nous dit par quels chemins nous ne devons pas passer, parce que si nous le faisons, nous arrêtons d’être ce que nous voulons être.
* Raúl Zibechi, es autor y periodista uruguayo del semanario « Brecha », es también docente e investigador en la Multiversidad Franciscana de América Latina, y asesor de varios grupos sociales.