Dans une interview sur une chaîne arabe, le professeur Mohamed Arkoun, qui nous a quittés il y a cinq ans, répondait un jour à la question suivante : « Comment pouvez-vous prétendre réformer la pensée islamique alors que vous écrivez dans une langue étrangère ? » Cette question, qui peut résonner comme l’expression malveillante et désobligeante d’une attitude qui est de repli culturel, n’est pas tout à fait dénuée de pertinence. Et l’intellectuel algérien ne chercha pas à s’y dérober.
Sa réponse a été qu’en écrivant en langue française, il avait la possibilité d’entrer dans une relation d’échange critique avec une foule de gens qui s’intéressaient aux mêmes questions que lui et qui publiaient leurs travaux dans cette même langue… Sous-entendu : écrire en langue arabe risquait de condamner le penseur qu’il est à une absence d’écho, au désert d’une indigence critique.
La réplique, on le voit, était à sa façon une contre-attaque et comportait sans le dire sa dose de désobligeance. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison qu’elle nous laisse aussi sur notre faim ! Car aussi fondée que puisse être sa remarque sur le manque de vitalité de la communauté intellectuelle dans les pays arabes, la réponse passe à côté de l’essentiel, du point de principe : peut-on changer une tradition de pensée à partir d’une langue qui n’est pas la sienne ? Est-ce que l’utilisation d’une langue, au-delà des moyens conceptuels qu’elle offre et des possibilités d’échanges qu’elle ouvre, ne nous déporte pas aussi à l’intérieur d’un monde d’où l’abord d’un autre monde, fût-il le sien propre, ne peut être qu’un « abordage » : une tentative de soumission ?
On doit à Mohamed Arkoun l’une des insurrections les plus opiniâtres contre cet « impensé » de la pensée islamique, qui prétend se soustraire à la critique au nom du sacré. Pour lui, il n’y a aucune raison que les fondements de l’islam échappent à l’investigation intellectuelle, ni à ses méthodes modernes. Le mouvement d’affirmation de la liberté de la pensée et du droit à l’intelligence face à la puissance du dogme évolue cependant en une entreprise d’arraisonnement de l’islam aux normes d’une pensée occidentale.
Mais cet arraisonnement, avant d’être l’action délibérée d’un projet intellectuel, est déjà à l’œuvre dès qu’on se met à réfléchir sur la tradition de pensée arabe à partir du lieu que constitue la langue d’une autre tradition de pensée. D’autre part, la langue française, qu’on le veuille ou non, porte en elle encore les séquelles de ses ambitions dominatrices : on ne saurait l’ignorer !
Ce qui veut bien dire que, sans mener une carrière universitaire d’islamologue francophone, nous sommes tous concernés, nous qui utilisons la langue française pour nos échanges intellectuels, par cette difficulté : comment envisager la tradition de la pensée arabe et la nécessité de son changement sans basculer dans la logique flibustière de l’abordage et de l’assaut ? Est-il possible même d’éviter un tel risque ?
Avant de tenter une réponse sur une question dont chacun aura compris qu’elle est décisive, il convient aussi de s’interroger sur la possibilité pour une pensée arabe d’aborder la question de sa propre rénovation à partir d’elle-même et dans les limites de son aire linguistique. Il est vrai que, d’une façon générale, toute action de rénovation ne peut venir que de l’intérieur, en réinvestissant et en remobilisant des ressources qui sont en sommeil. Travail patient ! Toute entreprise qui s’accomplit dans l’élément de l’impatience ne peut qu’apporter sa contribution à ce processus de phagocytose dont est victime la tradition de pensée arabe à notre époque. Et l’usage de la langue arabe comme langue d’échange et d’écriture n’y change alors rien : il ne fait le plus souvent qu’entretenir la piètre illusion d’une souveraineté en trompe-l’œil.
Cette remarque ne signifie pas que le recours à la langue arabe dans la gestion de l’héritage de la pensée arabe est inutile. Il signifie seulement que ce n’est pas une panacée. En revanche, il existe un élément essentiel qui donne tout son sens à la question que nous posons. C’est le suivant : si la crise de la pensée arabe ne saurait être dissociée du désaveu qu’elle adresse un jour à la raison en tant qu’instance faisant autorité aux côtés de la Révélation et à égalité avec cette dernière, et si ce désaveu vaut dégradation de la raison au rang de simple outil dialectique ou rhétorique, comment peut-on aujourd’hui s’appuyer sur elle pour mener un travail de réhabilitation de cette pensée arabe ? Ne sommes-nous pas revenus à l’âge mythologique, celui qui précède la naissance de la philosophie en Grèce, du jour où l’on a décidé que l’activité philosophique n’avait pas droit de cité en terre d’islam, que c’est un élément étranger, que la greffe ne peut pas prendre ?
Dans le bannissement de la raison comme instance première, il n’y a pas seulement la consécration de la Révélation comme autorité unique au sein de la pensée arabe, il y a aussi le retour de l’élément mythologique : cela, ce n’est pas l’impensé de l’islam, c’est l’impensé du divorce de la pensée arabe d’avec la philosophie. Il n’est pas vrai, en d’autres termes, que le départ de la raison laisse seule l’autorité de la Révélation. Il y a désormais un nouveau couple : la Révélation ET la Mythologie… Et la raison, finalement, est rappelée, mais seulement pour voiler ce mariage honteux. Elle est rappelée en servante dont la mission est de conférer des habits décents à une union qui ne l’est pas.
Même à titre de simple hypothèse, ce scénario devrait faire réfléchir les intellectuels arabisants sur les limites qu’il pose à leur prétention d’engager des changements dans le devenir de la pensée arabe à partir du seul périmètre de la langue arabe.
Quand ce qui est à réparer est précisément ce dont on a besoin pour réparer, et que le blocage qui en résulte traverse de part en part la langue arabe, il est vain de faire de cette langue le lieu privilégié et exclusif d’une réforme. Bref, l’alternative intérieur-extérieur n’est pas féconde : il faut lui trouver des moyens termes. C’est dans l’humilité de cet entre-deux qu’il reste possible, dans la langue française, de dégager des issues.