Au cœur du message de Gramsci, il y a cette idée que l’organisation de la culture est « organiquement » liée au pouvoir dominant. Ce qui définit les intellectuels, ce n’est pas tant le travail qu’ils font que le rôle qu’ils jouent au sein de la société ; cette fonction est toujours, plus ou moins consciemment, une fonction de « direction » technique et politique exercée par un groupe — soit le groupe dominant, soit un autre qui tend vers une position dominante.
« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique » [1].
Le premier exemple d’« intellectuel » donné par Gramsci est l’« entrepreneur capitaliste » qui engendre « en même temps que lui-même le technicien d’industrie, le savant en économie politique, l’organisateur d’une culture nouvelle, d’un droit nouveau, etc. [...]. L’entrepreneur lui-même représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine capacité dirigeante et technique (c’est-à-dire intellectuelle) ».
C’est là la définition que Gramsci donne des intellectuels « organiques » et de leur fonction, qui est tout à la fois technique et politique. Cependant, il nous faut comprendre pourquoi tant d’intellectuels « se posent comme autonomes et indépendants du groupe dominant » et croient constituer un groupe social à part.
La raison en est que « tout groupe social `essentiel’ ayant émergé dans l’histoire à partir de la structure économique précédente [...] a trouvé, tout au moins dans l’histoire telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à présent, des catégories sociales préexistantes qui, même, apparaissaient comme les représentants d’une continuité historique n’ayant pas été interrompue, même par les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formes sociales et politiques » [2].
Gramsci donne pour exemple de ce type d’intellectuel, dans lequel il voit l’« intellectuel traditionnel », les ecclésiastiques et toute une classe d’administrateurs, d’érudits, de scientifiques, de théoriciens, de philosophes laïques, etc. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui encore on parle parfois de « clercs » en français à propos de ces intellectuels, tandis que d’autres mots analogues issus du latin clericus servent, dans beaucoup d’autres langues, à désigner ceux qui accomplissent cette forme traditionnelle du travail intellectuel.
Si l’on veut trouver un « critère unitaire permettant de caractériser de la même manière l’ensemble des diverses, et disparates, activités intellectuelles et permettant en même temps et de façon essentielle de les distinguer des activités des autres groupements sociaux », c’est une « erreur de méthode » que de ne considérer que « ce qui appartient de manière intrinsèque aux activités intellectuelles », au lieu d’envisager « l’ensemble du système de rapports dans lequel celles-ci [...] viennent à se trouver dans l’ensemble général des rapports sociaux ».
La critique de la distinction traditionnelle entre « travail manuel » et « travail intellectuel » est une des démarches les plus importantes en direction d’une nouvelle théorie de l’éducation. Selon Gramsci, cette distinction est idéologique dans la mesure où elle détourne l’attention des fonctions réelles présentes dans la vie sociale et le monde du travail pour l’orienter vers ce qui n’est que « détail technique ».
« Dans n’importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum d’activité intellectuelle [...]. C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuel. [...]. Il n’existe pas d’activité humaine dont on puisse exclure tout-à-fait l’intervention intellectuelle, il n’est pas possible de séparer l’homo faber de l’homo sapiens » [3].
Notes
[1] A. Gramsci, Quaderni del carcere, édition établie par Valentino Gerratana, Turin, Einaudi, 1975, p. 1513(Q dans les présentes notes). Le présent extrait est tiré du tome 3 (C3, p. 309). Quatre tomes des cahiers de prison ont paru en français, à Paris, chez Gallimard, avec avant-propos, notices et notes de Robert Paris : 2. Cahiers n° 6 à 9, 1983, 770 p.3. Cahiers 10 à 13, 1978, 548 p. 4. Cahiers 14 à 18, 1990, 548 p. 5. Cahiers 19 à 29, 1992, 588 p. (C2, C3, C4 et C5 dans les présentes notes).
[2] Q, p. 1514(C3, p. 310).
[3] Q, p. 1516 (C3, p. 312).