Quand je pus enfin retrouver mon chemin vers la maison, il faisait presque nuit. Mes parents n’étaient pas encore rentrés mais ma grand-mère avait déjà fait deux fois le chemin depuis notre maison jusqu’à l’école. Elle était persuadée que j’ai été kidnappé. Elle tomba des nues quand je lui avouai la raison de mon retard.
Je sentais qu’aucune histoire embrouillée ne me sauverait mieux que la vérité elle-même. Plus l’histoire est grosse, invraisemblable, imprévue, plus elle avait des chances de passer. Non seulement grand-mère me pardonna la frayeur que je lui causai, mais elle se fendit en un long chapelet d’imprécations contre ces gamines sans cœur qui faisaient leurs coquettes et brisaient le cœur d’un gentil chérubin comme moi.
Je venais de trouver un allié dans mes premières amours.
Le cœur gros mais soulagé de savoir que mon alliée allait me couvrir, je laissai grand-mère à ses occupations de grand-mère et je courus me réfugier dans mon coin des méditations.
Ceux qui connaissent Sfax et la vieille ville sont certainement familiers d’un type de constructions tout en hauteur spécifique à la ville arabe comme on l’appelle. Deux étages ou plus entassés les uns sur les autres témoignant du génie architectural des ancêtres qui leur permit de vaincre le manque d’espace tout en faisant quelque chose d’habitable.
Chez nous, il y avait pas moins de quatre niveaux sur une trentaine de mètres carrés au sol. Sans compter la terrasse. C’était là, sur les toits, le plus près du ciel que se trouvait mon olympe. Perché dans cet observatoire, j’avais d’un côté une vue imprenable sur la gare du train et la mer à son prolongement, de l’autre c’était l’ancienne station des louages et la foule bigarrée qui s’y pressait à tout moment.
C’est peut-être de ce voisinage particulier qu’est née ma prédilection pour l’évasion et ma passion pour le dépaysement. Rien ne me faisait rêver à cette époque plus que la mer et les trains.
Je me sentais dans un état d’esprit propice à quelque chose sans savoir à quoi au juste. Une poussée indéterminée bouillonnait au fond de moi et je me sentais capable de déplacer une montagne. J’étais un Hercule assoiffé d’exploits grandioses, de bêtes féroces à dompter et de créatures maléfiques à combattre. Je pensais toujours à Bahia et à ma déconvenue. Si l’amour donnait vraiment des ailes, où étaient alors les miennes ?
Mais l’amour fait indubitablement des miracles. Il suffit d’être à l’écoute de son âme et, cette lave qui coule en elle, se transforme inéluctablement en énergie qui te fait réaliser des prouesses insoupçonnées.
C’est véritablement de ces méditations enfiévrées qu’est né mon premier poème, composé à l’âge de dix ans, pour les beaux yeux inaccessibles de Bahia. Je couchai fébrilement sur le papier quelques vers qui commençaient ainsi : « A toi ma douce Bahia… ». Pas un seul instant je ne m’arrêtai à l’impossibilité matérielle de lui faire parvenir cette déclaration d’amour rimée. Il y a un dieu pour les voleurs et un dieu pour les amoureux. Il suffisait de la lui confier.
J’étais plein de cette foi inébranlable que mon billet doux ne pouvait manquer son adresse. Ma foi fut alors immédiatement confortée par une légère brise qui se leva inopinément comme pour m’indiquer l’identité du messager. Sans hésitation, je lui confiai la sueur de mon âme, regardant mon poème tournoyer gracieusement au-dessus des toits, hésiter quelques secondes imperceptibles, puis prendre définitivement la direction de la maison de Bahia.
Je suivis ma lettre des yeux jusqu’au moment où elle disparut à ma vue. Ce ne fut qu’alors que je quittai mon coin de méditation. Le soir en me couchant, j’avais la tête pleine de Bahia, du visage de Bahia, de la pudeur rose de Bahia, des mains de Bahia tenant ma lettre et la relisant pour la centième fois.
Hercule sortait encore vainqueur et demain serait un autre jour. J’avais hâte d’être déjà au lendemain et de voir dans les yeux de Bahia l’effet de ma magie.
(A suivre)