Dans un paysage « d’animaux malades de la peste »…

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L’esprit d’une loi sur les retraites infligeant une double (et bientôt une triple) peine aux travailleurs salariés.

Dans un pays en effervescence à la suite de la hausse brutale du prix des carburants et dans le bruit de sombres affaires de corruption qui auraient été couvertes par le chef du gouvernement lui-même, selon les accusations de députés de la Coalition démocratique et du Front populaire, l’adoption du projet de loi amendant la loi n°12 du 5 mars 1985 portant régime des pensions civiles et militaires de retraite, n’a pas suscité jusqu’à présent de grandes réactions.

Il s’agit pourtant d’une loi lourde de conséquences car elle catalyse d’une certaine manière, un véritable changement d’orientations économiques et sociales. Même si elle ne marque qu’un début de ce tournant, c’est le premier véritable accroc, à la fois symbolique et explicite, dans l’esprit de solidarité au fondement du système de retraite par répartition, c’est une fissure nette dans le modèle social tunisien de l’Indépendance.

Cette loi n’a été votée que par 121 voix sur 217 représentants du peuple dont 5 voix contre et 11 abstentions, le reste de la représentation nationale étant absent par protestation ou par négligence. Malgré ce vote, 43 députés entreprendront un recours pour anticonstitutionnalité de certains articles devant l’instance constitutionnelle.

Cette loi inflige une première peine aux travailleurs salariés promis à la retraite, ceux de la Fonction publique pour l’instant mais bientôt ceux du secteur privé seront aussi concernés par les nouvelles dispositions. Celles-ci retardent l’âge légal de départ à la retraite à 61 ans pour ceux qui auraient dû partir à 60 ans entre le premier juillet et le 31 décembre 2019 mais à partir du premier janvier 2020 l’âge légal du départ à la retraite sera repoussé à 62 ans.

Dans ces deux derniers calendriers, chaque travailleur aura le droit de prolonger son activité jusqu’à 65 ans, il s’agit là d’un choix personnel mais sur lequel, une fois fait, nul ne pourra revenir.

Sans entrer dans les détails, nous signalerons deux situations particulières. D’abord les enseignants qui auront obtenus en janvier 2019 à la suite des turbulences de leur syndicat, l’avantage de pouvoir partir à la retraite à 55 ans, au motif que l’enseignement serait un métier pénible, ne pourront plus partir désormais en retraite qu’à 57 ans après 35 ans d’exercice. D’autre part, les cadres supérieurs de la Fonction publique, particulièrement les professeurs d’université et de médecine, retraités à 65 ans jusqu’à présent, devront exercer 2 ans de plus avec une prolongation possible jusqu’à 70 ans.

C’est ce dernier cas qui soulève le recours devant l’instance constitutionnelle, au motif que ces statuts particuliers offriraient le bénéfice d’une prolongation d’avantages.

La justification de ce rallongement obligatoire de 2 ans de l’activité salariée dans la fonction publique, c’est le vieillissement de la population du fait d’une plus grande espérance de vie, ce qui alourdit la masse des pensions à verser alors que parallèlement, le nombre des actifs cotisants pour la rémunération des pensions de leurs ainés s’est réduit du fait de l’évolution démographique : moins de jeunes et plus de personnes âgées dans un système de retraite par répartition.

De ce fait, nous nous alignons sur le modèle européen néanmoins notre société et celles d’Europe, d’inégal développement humain et d’inégale puissance économique, sont-elles comparables ? Ainsi, 10 années d’espérance de vie en moins nous distinguent de la France -chez nous elle est de 74 ans pour les hommes et 76 ans pour les femmes- ! D’autre part, l’OMS et toutes les instances qui se soucient du bien être des gens et de leur vieillissement sans trop de souffrance ni de dépendance, ne tiennent compte que de l’espérance de vie en bonne santé.

Si en France le souci principal de la protection sociale aujourd’hui est celui de la qualité de vie des séniors et du quatrième âge, à l’inverse en Tunisie, une retraite rallongée dans nos conditions de vie souvent inconfortables ou même précaires, ne laisserait au retraité que quelques petites années de bien être, de « temps pour soi » dans la proximité de leur famille.

Car pour les économistes d’avant-garde, dans la lignée de Josef Stiglitz et de Thomas Piketty, le départ à la retraite n’est pas qu’une affaire comptable, c’est surtout cette part de vie pour soi à laquelle chacun a droit ! La modernité, c’est aussi cela.

L’autre justification de ce retard de l’âge légal de départ à la retraite, c’est évidemment le déficit des caisses nationales de retraite et de sécurité sociale, CNRPS, CNSS et CNAM, cette dernière renflouant les deux premières à chaque payement des pensions mensuelles et du coup, se vidant elle-même et ne pouvant plus assurer les frais de santé publique.

Ainsi en cotisant plus longtemps, le gouvernement estime que cette année le renflouement des caisses se montera à 330 millions de dinars, puis en 2020 à plus d’un milliard de dinars et en 2021 à 2 milliards 200 millions de dinars. Aujourd’hui le déficit de la CNRPS et de la CNSS est pour chacune, de 800 millions de dinars.

Mais ce renflouement proviendra aussi d’une autre source : c’est la deuxième peine car les cotisations pour la retraite seront augmentées de 3% dont 2% à la charge de l’employeur dès la promulgation de la loi et de 1% à la charge du salarié dès janvier 2020 (le gouvernement ayant renoncé à prendre 0.5% de cotisation supplémentaire aux salariés dès à présent, ce qui fait perdre à la caisse 85 millions de dinars d’apport).

Les salariés ont donc un sursis sur leur feuille de paie jusqu’en janvier 2020 ! C’est une petite bonne chose car il faut rappeler que depuis deux ans, il leur est prélevé 1% de leur salaire mensuel au titre d’une contribution de solidarité destinée à renflouer le déficit des caisses ! C’est encore une fois sur le modèle français que la Tunisie s’aligne, le modèle de la CSG. Il s’agit d’une contribution de solidarité dont le prélèvement a été augmenté par Emanuel Macron dans la pension des retraités, à tel point que ces retraités sont sortis dans la rue, en gilets jaunes ou non, jusqu’à ce que Emanuel Macron recule et ne prélève plus cette CSG qu’à partir d’une pension mensuelle supérieure à 2000 euros.

Je souligne quand même qu’à la différence du président français qui dès le départ avait exempté de ce prélèvement contributif, les pensions inférieures à 1200 euros, notre chef de gouvernement inflige cette peine à tous les pensionnés tunisiens dont la pension moyenne selon Noureddine Taboubi, n’est que de 379 dinars !

Le scandale, c’est surtout que notre chef de gouvernement préfère exempter d’une fiscalité solidaire, les grands groupes, les franchises, les banques, toute la puissance financière sur laquelle il préfère appuyer son pouvoir.

Notre Chahed Picsou préfère taper au portefeuille des salariés, en prélevant à la source. Il a bien raison car souvent les entreprises privées ne payent pas leurs cotisations sociales et de ce fait, on parle d’un déficit de 200 millions de dinars.

Quant aux entreprises publiques, on estime à 700 millions de dinars, la part de leurs cotisations sociales impayées ! On connait le désastre de la gouvernance de certaines entreprises publiques et les problèmes que suscite leur restructuration.
Cette double peine n’est pas suffisante au regard des experts comptables du déficit des caisses, une troisième peine est envisagée : la révision du calcul du pourcentage de la pension de retraite par rapport au salaire, calcul qui serait aujourd’hui beaucoup trop avantageux, tout au moins à l’échelle des cadres. Cette prochaine mesure est à l’étude car il ne faut pas achever d’un coup les salariés !

En dehors des libéraux, les réformistes autoproclamés sociaux-démocrates, sans doute démocrates mais seulement pailletés d’un vernis social, sont satisfaits de cette première réforme et appellent à son approfondissement. Ne sommes-nous pas à l’heure de la France où s’engage encore un débat sur les retraites ?

Pourtant même en France, le haut-commissaire à la réforme des retraites Jean-Paul Delevoye menace de démissionner si le gouvernement porte atteinte à l’âge de 62 ans de départ de la retraite en tentant de le reculer ! Un sondage y donne 82% des français hostiles à la prolongation de cet âge et même un tiers des français, essentiellement parmi les petits salariés souhaitent revenir à la retraite à 60 ans ! En Tunisie toute une classe politique et d’économistes libéraux considèrent à l’inverse que partir à 62 ans vivre sa vie, c’est beaucoup trop tôt. Evidemment, tout dépend dans quelles conditions on travaille et quel profit on en tire !

Malgré ma radicalité de Gauche, je n’ai pas l’esprit si fermé que cela pour ne pas entendre certains de leurs arguments. En revanche, j’aimerais bien aussi les écouter sur la mauvaise gouvernance d’abord des caisses sociales, puis sur celles des entreprises publiques, gouvernance autour de laquelle aucune redevabilité n’est exigée de ceux qui les ont pillées.

Et dans ces conditions de maintien en activité des fonctionnaires, quelle réponse sera donnée au FMI, garant de notre endettement, quand la masse salariale sera portée du fait de la nouvelle loi, à plus de 15% du PIB alors qu’elle devrait descendre autours de 12% ? Surtout quels recrutements deviendront-ils possibles avec cet engorgement de la Fonction publique appelée au contraire à « s’aérer » en tout cas selon le point de vue du FMI ? Et d’une façon générale, avec un tissu économique mis en lambeaux, la sursaturation des postes à pourvoir par le maintien en activité deux ans de plus de ceux qui sont déjà là, désespèrera tout nouveau postulant !

Tout de même, depuis plusieurs mois que cette réforme des retraites est à l’étude, une réflexion s’est engagée proposant de nouvelles pistes réorientant vers une véritable politique d’investissement et d’emploi et vers une meilleure gestion des finances publiques. Cette réflexion alternative propose des solutions d’intégration de l’économie parallèle dans les circuits normalisés où elle contribuera aussi au financement de la sécurité sociale et des retraites.

Il reste le trou noir de la fiscalité non recouvrée et celui encore plus abyssal de la corruption. Mais contre cela, il faudrait un chef de combat, une forme de guerrier intègre, courageux et volontariste pour un ordre juste. Or, précisément en ce moment, une levée d’accusations de collusion avec le grand trafic, cible le gouvernement et son chef ainsi qu’une partie du personnel politique.

Concomitamment également, le gouvernement qui semble ne pas avoir vraiment l’intuition du bon moment politique, hausse brutalement le prix de l’essence car il est aux abois. Il dépossède ici pour combler là-bas : en dialecte on dit « chachiyet hedha âla rass hedha », en bon français on dit « il déshabille Pierre pour habiller Paul ». Dans le cas présent pour renflouer la santé, il creuse le transport c’est-à-dire la production du pays et le quotidien de tous !

Dans un paysage « d’animaux malades de la peste » c’est l’âne qui est châtié, le travailleur qui doit expier la faute commune, parce qu’il est jugé coupable, forcément coupable ! Mais tout proche de nous, un avertissement se donne : nous pouvons encore descendre dans la rue !

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