Certains amis ou membres de ma famille m’écrivent souvent en privé pour expliquer qu’à ma place, ils n’auraient jamais déserté la Tunisie, malgré les humiliations de Bourguiba à notre encontre. Il est vrai que l’amour d’un pays demande tous les sacrifices, mais ce point de vue, il fallait l’exprimer à feu mon père.
J’avais à peine trois ans à cette époque et lui, en avait un peu plus que quarante six. Il était donc assez mûr pour prendre une telle décision en accord avec ma mère. Âgée de quatre vingt dix ans aujourd’hui, elle a toujours su me convaincre du bien-fondé de notre projet d’exil après d’interminables discussions d’adultes que nous avions eues ensemble.
Ce n’est pas tant que nous avions vécu d’autres idéaux et que subitement nous allions vivre une terrible désillusion que notre départ se justifiait, mais bien parce que les conditions étaient réunies pour produire trucages, impostures, dénigrement et avilissement en tous genres auxquels nous n’étions pas préparés. Aussi, valait-il mieux accepter de vivre une vie incertaine à l’étranger que de continuer à la vivre chez soi de manière non normative !
Il fallait sans doute également détaler parce que de tels événements induiraient la précarité financière de toute notre famille et sa soumission à l’arbitraire, au point que le voyeurisme des uns envers les autres allait devenir gênant et sans aucun espoir d’éclaircies. En fait, pour vous l’écrire avec franchise, je pense que mes parents avaient compris que la souffrance, loin des leurs, était plus pudique que la désolation collective …
Connaissant Bourguiba, ils avaient prédit toute cette montée d’incertitudes et cette avalanche de règlements de compte qui allaient suivre l’abolition de la Monarchie. Ils avaient pressenti que nous allions être dépossédés de nos droits après avoir été dépouillés de tous nos biens.
Le sort réservé à un Roi qui avait dirigé le pays pendant quatorze années, celui de la Beya, torturée et assassinée après un interrogatoire barbare, celui des princes et certains ministres emprisonnés, du président du conseil Tahar Ben Ammar traduit devant la Haute Cour de Justice, du leader Ben Youssef et ses compagnons éliminés puis celui des opposants communistes incarcérés, toutes ces exactions laissaient présager qu’il valait mieux prendre la poudre d’escampette pour se refaire une vie décente. La route de la liberté contre celle de la servitude, n’était-ce pas un bon deal, à la hauteur de l’enjeu de notre reconstruction?
Et puis, nous ne sommes partis au Maroc qu’en Août 1962, après avoir vécu cinq années de Bourguibisme, convaincus que la société Tunisienne se normalisait de ses bien-fondés sécuritaires et tissait ses réseaux d’assujettissement qui s’enracinaient profondément dans la gestion intime de nos existences ordinaires.
Dans la sourde et discrète matérialité des dispositifs de sécurité, de surveillance et de contrôle social, s’était noué un lien encore plus paradoxal entre le compatriote et le pouvoir en place qui fabriquait toujours plus de délateurs, d’hypocrites en tous genres et d’adorateurs de la Dictature et de ses travers. C’est cela qui nous pesait tant, à savoir qu’il n’y a pas d’imposteur sans admirateurs, pas d’abuseur sans abusés et pas de despote sans complices ...
Durant les cinq premières années de la République, la norme était devenue la logique du contournement des lois et la tromperie politique, morale, religieuse, identitaire et culturelle, une tentative maligne de parer à une réalité blessante et douloureuse.
Toutes ces idées de tyrannie intelligente comme le défendent ardemment certains, d’ordre imposé et d’organisation autour des « choabs » du Destour finissent toujours par vaciller un jour. Nous n’avions jamais compris les raisons qui avaient pu conduire le Tunisien à s’abandonner à la servitude volontaire dans cette passion de l’ignorance, à la source de laquelle s’abreuvent toutes les autres folies, singulières autant que collectives.
La raison pour laquelle ” le Grand Bourguiba ” avait acquis et acquiert toujours une importance décisive dans des moments de vacillement des repères n’est pas ignorée de la psychanalyse et se ramène à cette ” nostalgie du Père ” dont parlait Freud, qu’il attribuait bien volontiers au ” besoin de la Masse ”.
Comme l’avaient compris mes parents prématurément, une démocratie menacée par une Présidence à vie et un adoubement collectif à s’en remettre à un pouvoir injuste, lâche, égoïste et dominateur à outrance, était le garant du règne de l’irréalisme, du fatras et de la gabegie à venir …
Nul n’est prophète en son pays et nous sommes donc allés voir ailleurs. Toute cette désolation d’aujourd’hui était prédictible car la violence des mauvais révolutionnaires fait mal à l’intelligence. Tout réformateur excessif cherche une échappatoire en essayant de changer les autres par la force physique et psychologique. Combattre à contre-sens des réalités du terrain, c’est être incapable de se combattre soi-même et réformer à tout bout de champ sans s’adapter aux vérités locales, c’est être inapte à se transcender …
Aussi, chacun écrit les pages de son Histoire comme il l’entend, le Dictateur comme le simple Citoyen. Quand la vie devient insupportable, il faut la rasséréner coûte que coûte. Les exilés dont je fais partie ne recherchent que l’apaisement du rai de soleil qui entrera à nouveau dans leur vie. Il n’existe rien de pire que de rester malheureux dans son propre pays, vilipendé par la malveillance et la turpitude politiciennes.
Il est vrai que s’en aller, c’est mourir un peu dans la souffrance intime, mais c’est aussi revivre l’élan vital de l’espérance, de la dignité et du bonheur retrouvés. Et cela, c’est le prix à payer, d’avoir voulu être dévalorisé un jour par un demi-Dieu et se retrouver miraculeusement béni des Dieux.
On n’apprécie jamais la liberté si l’on n’a pas vécu sous la contrainte. Il ne faut surtout pas pleurer sur les pages imparfaites écrites par les autres, mais s’extasier devant celles que l’on écrit soi-même, même si elles sont loin d’être parfaites …
Quant à ma Tunisie natale, elle est inscrite à l’encre indélébile dans mon cœur et dans mes neurones. Ces critiques que j’administre régulièrement aux gouvernants et au peuple suiveur, reflètent ma vision détachée de l’ère républicaine. Un pays qui se saborde, c’est d’abord la faute à ceux qui l’avaient dirigé et à ceux qui se laissent faire en se complaisant dans l’adoration d’un certain passé enterré, adulant sans cesse un mythe et en rejetant toutes les erreurs de gouvernance sur les derniers arrivés alors que les torts sont partagés …