La violence exercée par Bourguiba au nom de la raison d’État a constitué une césure dans l'histoire de ce pays. En visant ses adversaires politiques, c'est tout le peuple qui devenait une victime potentielle.
Dès lors, la différence n'était plus entre partisans derrière tel ou tel projet en matière d'émancipation de la Tunisie, elle était entre ceux qui se cachaient par crainte de cette violence et ceux qui, sans cesser de subir cette, la reprenaient à leur compte au nom de l'épopée... Ce qui, sur le plan psychologique, représentait une manière de se duper soi-même.
Et l'essoufflement chez nous de la modernité vient justement du fait qu'elle a fait son entrée sous le signe de cette césure néfaste.
Bourguiba/Modernité
Je ne vois pas comment on peut comprendre autrement l'engouement présent pour Bourguiba, et la levée de boucliers à laquelle on a droit depuis qu'il est question de le faire descendre de son piédestal pour le mettre face à un crime qu'il a commis contre un rival politique et dont il a aussi fait planer ensuite la menace contre tout opposant qui s'aviserait d'entraver sa marche.
La persistance de la soumission malgré le passage des années n'est pas si étonnante dès lors qu'il n'y a pas eu, pour parler comme Freud, "meurtre du père", au sens symbolique bien sûr.
Pour ce qui est de notre modernité, je suis tout à fait d'accord pour dire qu'elle précède l'œuvre de Bourguiba et je suis heureux qu’on se le rappelle. Mais je considère qu'il est celui par qui l'expérience de la modernité devient synonyme de contrainte. Il inaugure la modernisation forcée.
Une modernisation forcée ne peut être qu'une modernisation de surface. C'est pourquoi je dis qu'elle s'est essoufflée. C'est le lot de tout ce qui ne porte pas en soi le moteur de sa propre dynamique.
Pourquoi, dans un pays qui se dit libéré des vieilles traditions (grâce à Bourguiba), l'activité philosophique reste-t-elle si timide ? Sans vouloir faire dans la polémique, je note que la philosophie reste chez nous sagement enfermée dans son cadre académique et que, à l'intérieur de ce cadre, des maîtres en petit nombre président à sa destinée comme des prêtres à qui on fait, ou pas, allégeance. Quand on pense que la philosophie est née sous le signe de la rupture - de Socrate à Platon et de Platon à Aristote - on mesure l'écart qui nous sépare d'une vie intellectuelle vraiment émancipée.
Bourguiba a beau avoir été un homme des "Lumières", il n'en a pas été pour autant un homme des libertés. Et sans liberté, la vie de l'esprit, je regrette de le dire, c'est beaucoup de gesticulation. C'est pour cette raison que je considère que ce retour à Bourguiba, même s'il est motivé par le spectre islamiste, est un signe de mauvais augure. Il nous faut un nouveau souffle, et c'est ailleurs que nous le trouverons.
La vérité c'est que Bourguiba a été sorti de sa tombe pour servir d'emblème à un modernisme en mal d'inspiration. Et il faudrait maintenant que nous nous mettions à trembler face au danger islamiste dès que la statue du despote est malmenée…
Il ne suffit pas d'avoir supporté ses caprices et son narcissisme maladif : il faut maintenant, alors qu'il est mort depuis longtemps, être l'otage de sa mémoire, au prétexte que si on rappelle ses méfaits les islamistes vont en profiter. Qu'ils en profitent. Le combat pour la liberté de l'esprit offre bien des angles d'attaque sans qu'on ait besoin de s'abriter derrière un Bourguiba qui n'a pas été l'ami des libertés.
La Justice transitionnelle
Enfin, en ce qui concerne la justice transitionnelle, je note que certains semble avoir une idée précise sur la façon dont elle pourrait se dérouler sans réveiller de vindicte. Donc en débouchant directement sur une réconciliation. J'avoue que je ne vois pas. Pour moi, il n'y a pas de mal à ce qu'il y ait vindicte. Ce qu'il faut craindre, c'est qu'on s'y installe.
La justice transitionnelle ne doit pas éviter que cette vindicte s'exprime : elle doit permettre en revanche qu'on s'en libère parce qu'on a pu l'exprimer. Mais je reconnais qu'en cette matière les expériences sont très diverses. Il n'y a pas de recettes toutes prêtes.