Je n’en suis qu’aux premières lignes et je dois dire que ce deuxième roman de l’écrivaine tunisienne Leila Haj Amor se présente comme un récit déstructuré, complexe, puisant sa force et sa vitalité dans son « externalité » spatio-temporelle en ce sens que la matrice spatio-temporelle ne présente ni unité, ni linéarité ni cohérence…elle est fuyante, dynamique, plurielle, multi directionnelle et multi dimensionnelle, en somme…insaisissable !
C’est un roman étrange, une vraie aventure qui nous rappelle ce que Milan Kundera a pu écrire en ce sens que l’aventure est « une découverte passionnée de l’inconnu » dans son roman L’ignorance (2003).C’est un moment de vie qui tranche avec la vie ordinaire !
C’est comme si nous étions plongés dans « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad, d’une part l’horreur vécue à travers la proximité physique, mentale avec le mal absolu et d’autre part le désir, extrêmement puissant , de survivre à la cruauté des hommes et de renaître comme soulagé de toutes ces visions apocalyptiques qui ont traumatisé femmes et enfants, jeunes et moins jeunes, populations entières déracinées, persécutées par la malédiction d’une terreur visible, sournoise, envahissante, uniforme, inhibitrice et se nourrissant de leurs peurs et de leurs lâchetés.
Tout a basculé à partir du moment où l’espace s’est barbarisé au point de devenir un lieu obscur, inconnu, hostile, un lieu qui n’exprime plus aucune empathie et qui par les menaces qu’il incarne s’est subitement transformé en purgatoire.
C’est ainsi que la quête de la « terra incognita » émerge dans le roman comme si la migration massive d’une terre maudite, familière, connue mais désormais proscrite, bannie parce qu’elle est devenue terre impure, terre prostituée, terre d’orgies et de messes noires, était une destinée inéluctable pour échapper à la mort, au désespoir, à la folie meurtrière des hommes, à ces haines insidieuses, tantôt babillardes, tantôt silencieuses, tantôt sibyllines, tantôt affreusement froides et cyniques.
Temps et lieux se confondent, disparaissent et réapparaissent, comme les personnages fantasques de ce roman, ils sont en perpétuelle mutation, exerçant sur les sens un attrait irrésistible car ils ne procèdent pas de la certitude, de ce périmètre conventionnel où s’inscrit d’une manière définitive, figée, l’histoire, l’identité et l’épopée des hommes, non, tout semble être inconstant, fluide, versatile, imprévisible, fantastique, merveilleux, provisoire comme si toutes les frontières avaient été abolies avec l’abolition criminelle de la dignité des peuples, de leur identité, de leurs origines.
La conscience de soi ayant été neutralisée, le mouvement se mue en quête d’une altérité propice à l’harmonie, à l’équilibre, à la désaliénation, équilibre rompu par les guerres et leurs monstruosités si bien que les précarités et les fragilités psychologiques induisent un caractère instable , portant le lourd fardeau de souvenirs dont il faut se délester car odieux, ignobles et insupportables.
L’ailleurs, aussi mirifique qu’il soit, tout mythique qu’il est, est moins incertain, moins mystérieux, moins effrayant que les lieux de la mémoire et de la conscience, il est , bien qu’il soit inconnu, cette terre vierge, en jachère, qui espère être caressée, déflorée par les vents impétueux d’une liberté entravée, contrainte d’abandonner « le monde connu » assailli par les hordes barbares et de chercher « une rédemption fantasmée », une «improbable résurrection » dans un lieu mythique…C’est ce Noé bravant et défiant les cataclysmes pour sauver l’humanité et recréer la vie là où la mort était certitude.
C’est aussi le « mythe du naufragé » conduit par les aléas et les impondérables de l’écume salée, brûlante et houleuse vers le salut, vers des terres âpres et arides mais accueillantes car moins arides que les cœurs ravagés par ce mal pugnace qu’est la férocité des hommes !
C’est la solitude d’un Robinson Crusoé, éloigné d’un monde qu’il ne comprend plus et dont il n’a plus besoin, mais une solitude féconde, créatrice de nouvelles valeurs, de nouvelles solidarités, de nouvelles mœurs, de nouvelles langues, d’une nouvelle vie, apaisée après les violences qui l’ont anéantie.
« Supernova » c’est la figure emblématique, la métaphore de la renaissance d’un monde en conflit avec lui-même, avec ses identités multiples et variées, avec son histoire instable souillée par le colonialisme, les dictatures fantoches, les caprices et humeurs des princes, l’inconsistance d’une mémoire martyrisée par l’opprobre et la honte d’être née au cœur des ténèbres.
Ce monde archaïque, délabré, esquinté par toutes les vilénies, toutes les impostures, toutes les infidélités, doit disparaitre, il doit connaitre le même sort que le royaume des Atlantes qui a été englouti sous un déluge d'eau car ses habitants avaient sombré dans la corruption et le matérialisme. Suite à ce cataclysme, l'île mythique fut rayée à jamais des cartes du monde.
Du chaos peut germer l’idée, le devenir, la lumière, cette lumière jaillira pour dissiper les ténèbres, vaincre l’obscurité et permettre à la vie d’éclore sur les décombres de la bêtise humaine !
Ils seront les ultimes survivants parmi les décombres de l’imbécillité humaine !Toute reconstruction de soi nécessite une rupture brutale, violente...une démolition du passé ténébreux ...le don de sa propre vie...pour renaître ailleurs !C'est cette transition nécessaire de la douleur, de la souffrance, à la libération , la délivrance , un moment d'accouchement , d'enfantement d'une nouvelle civilisation, d'une nouvelle langue, d'une nouvelle arabité...le lien ombilical est désormais rompu!!